Chapitre 1
Un enterrement sans corps, c’était une affaire ! Pas de trou à creuser, pas de courbatures ni de derniers regards emplis de larmes jetés à la dépouille. Pour les humains qui conservaient une enveloppe charnelle flétrie et encombrante voilà une situation cocasse mais pour Reilaa, c’était une banalité dans ce désert aux chaleurs extrêmes. Tous les deux levers de soleil, avec une régularité effarante qui aurait pu être comique s’il ne s’agissait pas de proches, les morts se désintégraient, retournait à leur état le plus naturel : des grains de sable. Celle qui abandonnait la lutte ce matin était la guérisseuse. Ce n’était pas son âge qui attirait leur déesse Liu-Yella mais son état de déshydratation dû à la sécheresse du dernier oasis trouvé voilà quatre aubes.
—Mirri, gémissait un enfant en enveloppant les épaules de la guérisseuse dans ses bras trop maigres, nous y étions presque.
Les membres de sa tribu, tous croyants, conservaient un semblant d’espoir et celui du gamin, si vif, lui éclata le cœur. Le sable lui brûla les genoux lorsqu’elle s’arc-bouta pour le bercer, pressa ses doigts contre ses omoplates saillant sous sa peau tachetée, embrassa les larmes du garçon, lécha ses joues sales autant par coutume que pour l’eau offerte. Le goût salé l’enivra ; ça aurait été sacrilège de la refuser et son rang l’obligeait à s’accrocher à la vie.
—Elle est morte, pleurnicha le petit.
Sa peau était sèche et brûlante sous ses lèvres, elle sentait les os de ses pommettes sous ses caresses.
—Je suis désolée, Liekko. Je lui offrirai ce soir la plus belle des processions pour guider son âme vers la demeure de notre douce Liu-Yella et son magnifique jardin vert. Rejoins tes parents, mon garçon ; les rayons du soleil rampent vers nous.
Après un dernier baiser sur le front de la guérisseuse, l’enfant s’enfuit en sanglotant. Ses deux pères boiront ses larmes. Reilaa recouvrit le corps de la défunte avec le tissu de sa tente plus pour ne pas offrir sa chair au lumineux assassin que par rituel et déjà la toile s’affaissait ; ce qui restait du corps devenait sable. La prophétesse se glissa dans la tente de sa sœur.
—Mirri est morte, lui annonça-t-elle.
Si la cadette s’effondra, le visage dans les mains sans verser une larme, Reilaa se blottit contre elle, son chagrin faisait écho au sien. Pourquoi gâcher de la précieuse eau nécessaire à la survie pour une vie qui ne reviendrait plus ? Mirri était appréciée dans le clan autant pour la guérisseuse qu’elle incarnait et la femme qu’elle était ; elle soignait les maux autant que les âmes, avait pris soin des trois sœurs autant de Filya, la plus fragile que des Reilaa, son élève. Le clan élevait les petits et non les géniteurs.
—Elle a eu une belle vie, essaya-t-elle de la réconforter, assez pour que Liu-Yella lui accorde une place près d’elle.
—A-t-elle souffert ?
—Non, elle est tombée pour ne plus se relever et a nourri le Salimen de son corps.
—Oh Reilaa, qu’allons-nous faire ? Tant des nôtres meurent dans le Cœur Ardent.
—Et de l’attaque des brigands.
—Ils nous attaqué car nous avions de la nourriture et des outres pleines pour traverser cette partie du désert. Sans ça, nous sommes tous condamnés.
Cette agression avait été un carnage. Les peuples du Silimen s’accommodaient des températures chaudes par leur physionomie et leurs habitudes de vie mais le soleil qui s’élevait depuis quelques matins était dévastateur, exigeant de solides préparations et par une vision de Liu-Yella, Reilaa avertit son peule de ce meurtrier silencieux. Chameaux, des aliments séchés, de nombreuses outres emplis d’eau, se déporter sur le bord nord-ouest du désert, longer les montagnes et surtout éviter le Cœur Ardent, aucune nappe phréatique ne frôlait la surface et donc aucun oasis sur plusieurs dizaines de miles. Tous ces conseils volaient en éclat le jour où les voleurs dérobèrent leurs biens, emportèrent les femmes correspondant le plus à leurs critères de beauté, dont leur sœur Swieza et tuèrent près d’un quart des membres de leur tribu. Par malheur, ils sortaient à peine du sud-est du désert et se retrouvait coincés dans une zone dépourvue de cités, déjà plongée dans le Cœur Ardent. Ceux qui avaient survécu à cette attaque étaient destinés à mourir des conditions météorologiques extrêmes ou du long périple qui les mèneraient dans une région plus giboyeuse ; les chaleurs harassantes occirent cinq vieillards, quatre nouveau-nés et une femme de constitution fragile.
—Maintenant que Mirri est mort, tu es la personne la plus importe du clan ; tu dois désigner un nouveau guérisseur.
—Je ne vois pas qui.
Si tous les individus du clan apprenait à soigner, cautériser, les propriétés des plantes, les connaissances théoriques ne suffisaient à prétendre au rôle de soigneur, l’empathie et la volonté d’aider les autres devaient être tout aussi développées et en ces temps cruels, les pires comportements fleurissaient ; abandons des plus faibles, disputes, reniement de l’humanité… La sécheresse grignotait autant les nerfs que les muscles et si Reilaa ne ramenait pas rapidement son clan aux pyramides des Faux Dieux où une ville s’était développée, elle craignait des débordements.
—Mirri ne s’est pas trompée en te choisissant pour prophétesse. Ton choix sera aussi bon que le sien.
—Là est le problème ; personne n’y répond. Connais-tu quelqu’un qui se soucie autant des autres que se sa propre vie même plus ?
—Il n’est qu’un enfant !
—Tu n’avais pas plus de neuf Hautes-Saisons lorsque Mirri t’a choisie. Liekko en a onze. Avec autant de Hautes-Saison derrière soi, l’enfance n’est plus une excuse, tu le sais aussi bien que moi que Liekko est le seul qui corresponde à tous les critères.
—C’est un enfant qui conseillera le clan.
—N’est-ce pas ce que tu as fait ?
Reilaa s’allongea sur le flanc, ses cornes enroulées sur elles-mêmes, trop massives pour son jeune âge, lui servaient d’oreiller. Filya frotta sa paupière jaune de ses doigts ocre, étira des lèvres ambrées et gercées, étendit ses jambes acajou et seule sa cuisse droite mouchetée de stries jaunes. Tous les membres des Peuples Natures arboraient une peau semblable aux éléments dont ils étaient origines ; les hommes-végétaux adoptaient le vert, le brun, le noir, le tronc, les feuilles, la mousse des arbres, ceux du Froid une chair blanche mouchetée de bleues et des os de glace et ceux qui résidaient dans les montagnes, le gris ou le brun rouille de la roche. Durant les Basses-Saisons, là où les températures chutaient, les cœurs se pelotonnaient mais dans la Haute, en pleine journée, la position fœtale était un supplice. La moiteur de la chair et de ses cuisses pressés contre son ventre l’empêchait de trouver un repos mérité. Aucune brise ne chatouillait ses orteils en ce début de matinée, la toile ne claqua pas au vent, ne demeurait que l’accablante chaleur.
—Tu l’introniseras ce soir en tant que successeur de Mirri, chuchota Filya. (Et après quelques instants :) Reilaa, qu’allons-nous faire maintenant ?
—Comme les sept précédentes nuits ; nous suivrons ma vision.
Liu-Yella, touchée par le désespoir et le chagrin qui étreignait les cœurs de son clan, envoya une vision à sa prophétesse ; celles de trois vierges drapées de robes blanches. Des dames, songeait Kita. Les trois Dames du Tiers. Ce n’était en réalité que le surnom écopé les trois pyramides de la bourgade du Tiers à l’embouchure entre les montagnes et le Silimen. Qui disait la ville, disait eau et nourriture.
—Combien de temps à marcher encore ? Comment savoir que nous allons dans la bonne direction ?
Peu avaient vu les Trois Vieilles et les seuls pouvant répondre à cette exigence alimentait le sable des dunes ainsi, ils s’orientaient grâce aux étoiles, aux constellations formées et les interprétations de la prophétesse.
—Crois-tu vraiment qu’ils prendront cet ancien pacte en compte ? Depuis combien de temps est-il tombé dans l’oubli ?
—Espérons que leur héritage importe à leurs yeux sinon c’est le jardin qui nous attend.
Reilaa n’espérait pas réconforter sa sœur ; elle ignorait comment enrober les dures vérités que son métier de prophétesse l’obligeait à porter. Le sable crissa sous ses doigts.
—Je ne comprends pas pourquoi Liu-Yella nous envoie chez des adorateurs d’autres divinités. Je respecte leurs choix mais… Pourquoi ?
La jeune femme pivota son bassin de manière à ce que leurs visages ne soient séparés que de quelques millimètres et y lut la peur dans son regard à son regard fuyant, au plissement nerveux de ses lèvres.
—Je ne suis que la messagère, Liu-Yella ne tient pas compte de mon avis. Vous avez tendance à croire que je lui parle quand je veux mais c’est faux. Voilà des jours que je n’ai reçu aucune indication.
Reilaa ne maîtrisait pas les mots ; ils sortaient de sa bouche avant même que de concrètes pensées ne se forment dans son esprit et une fois sur trois, elle les regrettait.
—Excuse-moi, tu es la prophétesse et je ne dois pas te manquer de respect. J’ai peur de mourir, Reilaa, j’ai peur pour notre sœur enlevée, j’ai peur pour l’avenir de la tribu.
—Et c’est pour toutes ces raisons que nous devons implorer le seigneur de nous accorder l’asile. Nos ancêtres leur ont appris à suivre dans le Silimen en échange de leur protection. Nous, (et quand je parle de nous, je parle des générations qui se sont succédées dès lors) avons juré sur nos Dieux. Il n’osera pas réveiller la colère de ses protecteurs.
—Et…. S’il n’y croyait pas ? J’ai entendu que des personnes, de plus en plus nombreuses avec le temps, refusant la Foi.
—S’il est benêt à ce point, il n’osera par encourir le courroux des siens. Dors, petite sœur. La nuit prochaine aura une fin plus heureuse.
Elle se trompait.
—Comme les humains sont faits de chair et de courage, les hommes-animaux de sang et de fureur, nous les Hommes-Roches du Silimen, avons pour nous le sable et la ténacité. Nous ne ployons pas l’échine devant le joug des autres nations, nous affrontons les milles dangers et périples avec fierté de notre existence choisie. C’est avec bravoure que Mirri, notre guérisseuse, a affronté sa mort en dressant son corps contre le soleil pour nous protéger et c’est avec honneur qu’elle est devenue sable, là où le soleil ne peut la brûler.
Le violet du ciel percé de diamants surplombait la cérémonie, l’oraison funèbre de la prophétesse amenait des larmes autant que de mines lassées de ces nombreuses morts. Appréciée pour ses années de loyaux services, la tribu s’attristait de son départ mais sangloter demander un effort dont ils auraient besoin pour marcher. Ils se tenaient autour de Reilaa, souvent par paires ; deux ou deux femmes selon les liens tissés car Liu-Yella ne reconnaissait que les couples du même sexe, les seuls échanges physiques concernaient la reproduction, tous étaient libres de donner semaine ou ventre et certains en en faisait en métier au même titre que prophète, guérisseur ou guerrier.
—Aussi lourde qu’est la perte de Mirri, notre clan, pour rester fort a besoin d’un guérisseur. Il est de mon devoir de lui assigner un successeur.
Voilà qui divergeaient des précédentes processions ; les visages se relevèrent soudain intéressés. Les individus se jaugeaient, qui méritaient ce titre si noble, ce bond dans l’éphémère hiérarchie de la tribu.
—Liekko, désigna-t-elle. Tu es à mes yeux celui qui mérite le plus titre. Tu es jeune et le rang que je t’offre te place parmi l’un des membres les plus influents de notre clan. Chacune de tes paroles, chacun de tes actes devra être réfléchi, tu placerais la vie des nôtres avant la tienne. Etre le guérisseur est un honneur et un sacrifice. Acceptes-tu d’entrer dans l’histoire de notre tribut et de succéder à Mirri ?
Le garçon s’empourpra autant qu’il était possible sur un visage buriné, il mordillait ses lèvres, hésitait. Devant les doutes de l’enfant, Reilaa se rappela sa propre surprise lors de son intronisation et son ton s’adoucit, perdit de son timbre cérémonial. Des vingtaines de paires d’yeux attendaient la réponse de Liekko pour le féliciter car il était impossible de refuser un tel honneur, n’est-ce pas ?
—J’avais à peine neuf Hautes-Saisons lorsqu’on me choisit pour incarner la prochaine prophétesse et tout aussi peur que tu es effrayé en ce moment. La terreur est la même malgré les années qui passent. Mirri a su m’apprendre que nos deux rôles sont liés, j’agirais de même avec toi mais surtout retiens que Liu-Yella serai ton aide la plus précieuse.
—J’accepte, Reilaa. J’accepte de devenir votre guérisseur.
Il ne s’adressait non plus à elle mais au clan entier. Les femmes l’enlacèrent en le baignant de « hourra ! hourra ! » et les hommes lui serrèrent la main avant de le laisser s’approcher de la prophétesse.
—Merci de m’avoir choisi. J’ai toujours pensé que je pourrais un jour être guérisseur mais…
—Pas si tôt, je sais. La sécheresse fauche et nous, nous subissons. Tu es prêt, Liekko. Tes pères t’attendent, va les rejoindre.
Désormais, il ne pouvait plus se comporter comme un gamin écervelé en sautillant jusqu’à ses parents mais sa démarche un brun trop précipité trahissait son enthousiasme. Ses pères l’embrassèrent, heureux et débordants de fierté pour leur progéniture.
—S’il-vous-plaît, je suis grand maintenant.
Reilaa se détourna émue par ces retrouvailles, le bonheur leur manquait tant ! Ils devaient absolument atteindre les Trois Dames avant que d’autres ne rejoignent la Déesse. Elle vérifia les constellations et compta trois à quatre nuits supplémentaires et sans eau, ce périple avait tous des enfers, noir et vides dépeints dans leur religion. Les brigands ne leur avaient laissé que deux chameaux, bêtes trop insuffisantes pour porter leurs tentes, tous, vieillards et bambins s’encombraient de toiles ou de pics. Il ne restait qu’une outre d’eau, dont la moitié avait été consommé à raison de deux gorgées chacun par jour si bien que trouver une source ou un oasis devenait impératif. La prophétesse pliait la tente lorsque sa sœur l’apostropha :
—Que crois-tu qu’ils ont fait de Swieza ?
Leur sœur aînée, si douce, si pure, en quête de maternité, enlevée par ces fils de chiens. Elle s’accouplait avec un mâle la nuit où ils s’étaient glissés dans le camp, qu’elle ait été vendue ou transformée en esclave de lit, mieux valait qu’elle soit morte. Elle répéta ces arguments à Filya.
—Tu la préfères morte ?
—Plutôt que battue, violée ou brisée par ces hommes ? Oui, je préfère, par respect pour elle qu’elle soit devenue sable.
La prophétesse ne s’entendait pas avec ses sœurs, éloignée d’elles par son caractère froid et cartésien ou par la destinée choisie par Mirri, elle l’ignorait. Elle méprisait leurs humeurs enfantines, leurs joies éphémères dus à un rien, le tournoiement infligé à leurs nouvelles robes qui s’envoilait assez haut pour caresser leurs genoux, elle détestait les babillages quant aux nouvelles mèches colorées et les potentiels mâles qui leur donneraient de vigoureux enfants.
—Peut-être a-t-elle réussi à s’enfuir ? Suggéra la cadette.
—Elle n’en n’aurait ni le cran ni la force et quand bien même, elle l’aurait réussie, que ferait-elle ensuite sans eau, ni nourriture, ni tente pour s’abriter ? Nous peinons avec des chameaux et une outre d’eau.
—Nous sommes vingt. Peut-être suit-elle nos traces, je suis certaine que Liu-Yella a eu pitié d’elle.
—Si tel était le cas, elle serait morte à l’heure qu’il est. Et personne, hormis une prophétesse, ne peut espérer recevoir les visions de la Déesse.
Un pli de désapprobation courba ses lèvres.
—Swieza est notre sœur ! Nous nous serions inquiétées si tu avais été emmenée, ne peux-tu même pas avoir de sympathie pour elle.
—Nous devons être fortes, répliqua-t-elle laconiquement. Es-tu prête ?
—Que t’as-t-elle ait pour que tu sois si détestable à son égard ? Réagirais-tu de la même sorte si c’était moi ?
A bout de patience, Reilaa saisit ses épaules.
—La vie n’est pas un rêve comme tu le croies. La voilà la vérité ; l’abandon, la mort, la souffrance.
Elle avait l’impression d’arracher un bandeau des yeux de sa sœur.
—Swieza et toi viviez dans un monde utopique. Moi, j’évoluais dans celui du pragmatisme, sans rêve et faux-semblant. Le temps de l’enfance est révolu, Filya, ou tu l’acceptes ou tu n’arriveras pas jusqu’au Tiers. Que choisis-tu ?
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