Chapitre 3
Reilaa ramena le traitre au centre du camp mi-tirant mi-traînant alors qu’il se confondait en excuses et chialait. Chialait. Son corps avait ingurgité assez d’eau pour les gaspiller en larmes. La prophétesse cuirassa son cœur et y enferma son ire. Katalla trébucha à chacun de ses pas, de la morve dégoulinait de son nez, c’était avec cette piètre image qu’il s’offrit aux autres. La jeune femme appela sa sœur qui rattacha la gourde aux flancs de la chamelle. D’un coup à l’arrière des genoux, elle l’obligea à ses genoux et aussi honteux que terrifié, le traître s’écroula la figure contre le sable. Le clan, interloqué par cette soudaine agitation et les pleurnichements de sa victime s’attroupa autant d’eux et Ljorkeï, son amant joua des épaules pour se frayer un chemin jusqu’au premier rang. Ses yeux courraient du visage tiré mais ferme de Reilaa à celui brouillé de larmes de Katalla. Ses iris papillotaient, un pli de douleurs barrait ses lèvres. Une bouche jaune et non craquelée, nota Reilaa qui tentait de museler son courroux.
—Chien ! Tu ne mérites même pas mon attention.
D’une violente saccade, la jeune femme envoya sa tête rencontrer le sable. Elle prévoyait l’obliger à se confesser mais son amant se chargerait pour elle, un chemin se creusa entre hommes et femmes pour la laisser passer. Elle n’avait de temps à consacrer aux faiblards.
—Qu’as-tu fait ? L’interrogea Ljorkeï d’une voix froide en le tournant simplement sur le dos pour dégager sa bouche.
Il ne cessait de sangloter et, sans amour, avec rudesse, son amant emprisonna ses mâchoires de ses paumes.
—J’avais tellement soif. Je m’excuse, je m’excuse. Pardonnez-moi.
—Qu’as-tu fait, par Liu-Yella. Je n’ai jamais vu notre prophétesse dans un tel étal de colère contenu. Reilaa ne montre pas ses sentiments. Qu’as-tu fait ?
—J’ai volé l’outre. Et je… j’ai bu… un peu. Un tout petit peu.
—Combien ?
—Rien qu’une ou deux gorgées. Par pitié, ne m’en voulez pas. Je n’ai pas réfléchi, je ne savais pas ce que je faisais.
Avec un signe de tête, une adolescente s’approcha de la chamelle déjà prête à partir et dodelina la tête pour humer la main de la jeune fille. Ses cornes ondulaient au-dessus de ses oreilles, d’un brun si foncé qu’elles en paraissaient presque noires. En des temps plus gais, elle y enroulait des rubans d’or contrastant avec l’argent de sa chevelure. Elle souleva le couvercle, se pencha et appuya index et majeurs sur ses lèvres dans une moue de consternation.
—Il n’y a presque plus rien ! Glapit-elle. Un peu moins de la moitié.
Ceux qui refuseraient de croire à un nouveau coup du sort avalèrent en quelques enjambées la distance les séparant du cheval du désert. Une vague de gémissements suivi.
—Qu’allons-nous devenir, prophétesse ? Demandaient les us.
—Allons-nous survivre ? L’interrogèrent les plus pessimistes.
—Qu’a dit Liu-Yella ?
Reilaa s’avança les mains en l’air.
—Nous allons nous rationner et continuer.
—Combien de fois cette fois-ci ? Nous n’avions que deux louches. Faut-il encore nous ôter la moitié ? Autant mourir tout de suite que supporter ce calvaire un jour de plus, cria une vieillarde.
—Nous ne pouvons pas le laisser impuni. Ecarte-toi, Ljorkeï. Qu’il tâte un peu de mon bâton et avec un peu de chance, il recrachera l’eau dont il a abusé. Es-tu fier de toi, Katalla ? Tu mens et oses nous condamner nous et nos enfants à la mort.
Sans un mot, l’amant s’éloigna, accepta le châtiment.
—Donne-moi le bâton, je vais le faire moi-même. (Puis au traître, car il ne pouvait porter un autre nom désormais :) J’avais accepté d’élever un enfant avec toi mais comment pourrai-je être aussi cruel pour lui souhaiter un père comme toi ? Lâche ! Ta vue vaut-elle plus que les nôtres, que celles de nos petits ?
—Excuse-moi, pépia-t-il d’un ton aigu. Je ne pensais pas à mal. J’avais tellement soif.
—Et nous autres, non, hein, railla-t-il. Nous, nous nous portions comme un charme et pas toi.
—Arrêtez vos enfantillages ! Intervint une femme.
Quatre cornes prolongeaient sa tête.
—Refuses-tu de le punir, Lilirh ? Acceptes-tu qu’il ait bu l’eau de ton fils ?
—Ca ne sert à rien de le tabasser.
—Que proposes-tu dans ce cas ? Le tuer me serait un châtiment tout à fait acceptable.
—Nous ne sommes pas des sauvages, affirma Lilirh. Exilons-le, il a bien assez bu d’eau pour survivre. Cela te convient-il, Sirka ?
—Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander.
Il inclina la tête en direction de Ljorkeï.
—Je vous en supplie. Je regrette mon geste, intervint Katalla. Ne m’exilez pas, je saurai me racheter. Je ne survivrai pas seul dans le Silimen.
—Tais-toi, cingla Lilirh. Je donnerai ma ration d’eau à mon fils pour qu’il ait une chance de d’atteindre les Trois-Dames. Je ne boirai rien à cause de toi.
—Je n’ai jamais voulu ceci…
Les autres membres du clan se taisaient. Reilaa observait, il en allait toujours ainsi, elle joignait sa main lors des décisions importantes mais ne les imposaient pas. Le tribu choisissait la sentence.
—Qui souhaite l’exil ?
Le regard de Lilirh parcourut le clan, s’attarda un instant supplémentaire sur sa compagne. Les trois quarts, soit une bonne dizaine dont Reilaa et Filya optèrent pour cette solution. Ljorkeï ne se prononça pas.
—Tu sais que j’aurai été moins amical, lui murmura Sirka assez fort pour que tous puissent l’entendre.
—Ce que tu as fait est impardonnable, renchérit l’amant trompé. Dorénavant, je n’aurai plus pu te regarder sans éprouver de la honte mais je t’aime encore assez pour ne pas souhaiter te tabasser. Je vais choisir l’exil.
Les larmes ruisselaient sur les joues de Katalla, incapable de les réprimer ; une digue s’était brisée en lui. Reilaa pouvait le comprendre, la survie parlait pour lui bien plus que l’honneur qui maintenait la cohésion dans le clan. Si cette confiance se fissurait, le groupe éclaterait, la plupart en était conscient, d’où le choix cruel de l’exil. Une sentence s’appliquait à la moindre rayure ébranlant la cohésion de la tribu, celle de Katalla avait tout d’une meurtrissure suintante.
Ljorkeï accompagna son amant au sommet de la dune et après une dernière embrassade, il s’évanouit. Sans plus de cérémonie ils retournèrent à leur tâche, les tentes s’affaissaient et se rangeaient mais l’une demeura fermement plantée. Filya se proposa pour réveiller les deux dernières trainardes, elle en ressortit le visage abattu et annonça d’une voix solennelle :
—Roka et Caroala sont mortes.
Lizsiu, vingt-sept Hautes-Saisons, doubla sa sœur pour se précipiter à l’intérieur. Avec un regard de douleur à sa sœur, Reilaa pénétra à sa suite. Une chaleur suffocante régnait dans la tente, une odeur poisseuse, celle de la mort y flottait et deux tas de sable avec la forme de corps gisaient, leurs mains entrelacés.
—Serait-ce…
—Non, c’est l’eau de l’oasis. Elles en ont bu et sont mortes.
—Cela n’est-il pas censé durer ? N’ont-elles pas ressenti de crampes ou des maux de ventres ?
—Au moins, elles sont mortes ensemble.
—Comment n’ai-je pu le remarquer ? Je suis leur fils. N’aurai-je pas dû le sentir ?
Il se tourna vers Reilaa, ses yeux brillant du feu du chagrin.
—Certains oui, d’autres non. Tu n’as rien à te reprocher.
Sa colère s’évapora devant la misère de ses camarades. Ils ressemblaient à peine à l’ombre du peuple grandiose qu’ils avaient été ; leur peau ternie, leurs ongles fragiles, leurs cheveux teints arborés avec fierté s’emmêlaient, la flamme de la vie qui éclairait jadis le moindre sourire vacillait une dernière fois avant de s’évanouir. Avec l’attaque des brigands, la majorité des familles avaient perdu un de leur proches ; enfants, parents, frère… Ni Reilaa ni Filya n’attendait d’enfant bien que leur sœur aînée s’employait avec ardeur à devenir mère même sans compagnon. Lizsiu était l’heureux géniteur choisi. En réalité, Reilaa, Filya et Swieza étaient plus sœurs de cœur et d’éducation que de sang. Leurs trois génitrices différaient et celles-ci dédaignaient leurs rôles de mère autant par choix qu’imposé par le clan ; aucune relation hétérosexuelle n’était tolérée hormis pour la conception. Ainsi Lilirh ne considérait pas Filya comme sa fille bien qu’elle porté six mois pleins, le temps de gestation normal chez une femelle-roche. Si Reilaa et Swieza partageaient le même père, Filya provenait de la semence de leur deuxième parent et aucune attache autre attache que l’éducation ne prônait sur le sang.
Reilaa murmura quelques mots du réconfort du géniteur choisi de sa sœur ainée.
—Fais en sorte que leur mort ne soit pas vaine.
Lizsiu démonta la tente, trop abattu et sonné pour songer à verser une larme. Un souffle de vent dispersa les grains de sables, nées et mortes du désert, tel était leur destin. La prophétesse prononça les phrases habituelles et ordonna le départ. Le fils de Sirka s’accrocha aux jambes de la jeune femme, en à peine trois Hautes-Saisons, Reilaa croyait revoir sa sœur ainée. Elle tant la maternité qu’elle choisit pour métier celui de génitrice. Certains prêtaient leur corps par complémentarité ou amitié mais une minorité faisait don de leur semence et de leur ventre une vie entière, un choix noble et si difficile qu’il était voué à disparaître. Swieza était la seule. Zorla adoptait la même mine résolue que Reilaa ce qui ne manqua pas désarçonner Filya.
—Papa me donne sa ration pour cette nuit. Est-ce que peur la boire maintenant ?
Reilaa chercha le guerrier du regard qui acquiesça. Voilà où ils en étaient, eux, fier peuple du désert ; les adultes se sacrifiaient pour leur progéniture et les vieillards préféraient consommer une eau empoisonnée et risquer la mort plutôt que se contenter de cette lente agonie. Eux, peuple fort et soudés, aux capacités physique exceptionnelles réduit à implorer la miséricorde de leur déesse et ceux d’un pacte bien avant leur naissance. Reilaa plongea la bouche dans l’outre, la tendit à l’enfant qui l’avala goulument.
—Merci.
—Je suis désolée de ne pas pouvoir t’en donner plus.
La déchéance de rationner leurs bambins lui coûtaient et le trémolo dans sa voix le confirmait.
—Tu fais avec ce que tu as. Papa Zalyc m’a expliqué.
—De qui as-tu pris la ration ? S’informa sa cadette.
—De papa Sirka pour le soir, papa Zalyc pour la mi-nuit et la mienne pour ce matin.
—Tu as beaucoup de chances ! S’exclama Filya avec trop d’entrain.
—Oui, j’ai les meilleurs papas du clan.
Sans demander son reste, le petit galopa jusqu’à Sirka qui caressa sa tête d’un geste tendre d’où pointait deux boursoufflures, prémisses de cornes. L’homme-roche adressa aux deux sœurs un triste sourire.
—Espérons qu’ils acceptent de boire demain, souligna Filya. Si même les plus puissant guerriers tombent, plus personne ne survivra.
—Nous n’en n’arriverons pas à là, grinça Reilaa en fixant le couvercle de l’outre.
Sa sœur n’émit aucun commentaire mais son visage renfrogné le fit pour elle. Il n’était plus que dix-sept, le clan avait perdu sept membres, des guerriers autant que des vieillards, de valeureux hommes autant que des faibles, des couards et cupides. Cette malheureuse situation réveillait le pire de ce qui sommeillait au fond de l’âme des hommes : la lâcheté autant que le suicide. Liu-Yella bannissait les décès qu’elle n’avait choisi, les reniait de son pays voguer vers… Vers où ? Les suppositions allons bon train mais Reilaa préférait l’ignorer et se concentra sur sa marche, la raideur de ses articulations, l’effort que fournissait les gamins, les hommes âgés qui sacrifiaient leurs dernières forces, puisaient dans leur volonté de vivre. La prophétesse les invitait à consommer ce carburant. Bien qu’elle refusait de l’admettre, elle incarnait cet espoir divin tombé du ciel, adressée par la déesse elle-même. Au froncement de ses sourcils, à la crispation de sa mâchoire, à ses poings serrés balançant ses bras et penchant son corps vers les Trois Dames, elle avançait. Chaque pas était un combat à gagner, une lutte au corps à corps ou les prouesses mentales et physique étaient requises pour vaincre. Plus que ses camarades, elle portait le fardeau du guide, jouait de ses yeux et d’un esprit aiguisé pour les tirer ver la promesse d’une vie plus douce, emplie de milles plaisirs et saveurs, une vie… non, un paradis destinés aux plus braves, aux plus vaillants. La prophétesse le leur avait promis, elle ne pouvait simplement se laisser choir et s’endormir rejoindre sa sœur. Reilaa devait porter ce poids seule, le tenir à bras le corps, le soulever dans hurler de douleur. Il n’en n’était que plus lourd mais quelle joie se serait de l’abandonner, de le jeter à terre une fois les pointes des Trois-Dames en vue, miroitante de beauté et de majesté sous les rais d’un soleil assassins. Son sourire les féliciterait de cette épopée digne des plus grandes chansons. Le clan des Hommes-Roches du Silimen gagnants de ce combat avec un ennemi mortel et oh ! grandiose. Quelle clameur que ces applaudissements, ces vivats, les « héros » hurlés à s’en rompre les cordes vocales.
Sous le cuir tanné et usée de ses chausses, aux jointures craquelantes, la géante riait. Ses dunes, les courbes d’un coprs voluptueux qui appelait les baisers tendres d’une amante les ensorcelaient. Serait-ce là le pli meurtrier de ces lèvres ou les ondulations assassines de ses cheveux ? Les plus grands exploits frémissaient autant de folie que d’une éclatante volonté et Reilaa refusait de se plier, de se voûter, d’arquer le dos et de baisser la tête. Elle la relevait et affrontait les millions d’enfants des cieux, ceux qu’on appelle étoiles ou foudres immobiles et encouragés par la force de caractère de leur prophétesse, le clan avançait pas après pas.
Voilà ce que l’on retrouvait inscrit sur cette marche funèbre, un exploit ventant la témérité de ces protagonistes mais les meilleures histoires sont souvent exagérées. Celles-ci ne faisaient pas exception car Reilaa, jusqu’au Tiers ne pensait à rien ; elle cheminait l’esprit vide, plus important de sauver sa peau qu’inspirer les fables de ménestrels.
Annotations
Versions