Chapitre 4
Ils trouvèrent le premier serpent une heure la mi-nuit. Zylac d’un adroit lancer de couteau dans la tête et une fois immobile et certain de son décès, il lui trancha le crâne, enferma son corps dans une seconde outre, plus petite. Le deuxième surgit d’entre deux vallons, énorme et menaçant ; l’animal sifflait, ses crochets dévoilés et promettait une défense qui s’enchaînerait d’une mort rapide mais ô combien douloureuse. Avec témérité et armés d’épais gants de cuir, dans les yeux une lueur que la faim transformait en avidité, Filya se porta volontaire pour abréger sa vie. D’un geste si rapide qu’il en devenait invisible, elle lui trancha la tête et bondit en arrière. Mieux valait rester à l’écart de sa bouche encore ouverte et des iris fendus qui guettaient le moindre mouvement. Autant les femmes que les hommes chassaient et sa sœur excellait dans cet art ; plongeait sautait avec une vivacité étonnante là où Reilaa enchainait des gestes lents et patauds digne de citadins ventripotents. Certes, elle tirait à l’arc et savait utiliser un poignard comme tous les autres membres du clan mais en ce qui concernait la chasse, elle laissait ce privilège aux plus fortunés. Le serpent, dépourvu de sa tête rejoignit son compère dans l’outre quand le crâne fut abandonné aux autres prédateurs, fennecs et vautours en majorité.
Reilaa ordonna la levée du camp plus tôt et avec les quelques brindilles récoltées à l’oasis, ils allumèrent un feu. Les serpents empalés rôtirent avec un fumet si délicieux que la faim rongeait leur estomac, les plus affamés mangèrent leur deux bouchées avec gloutonnerie, les autres savouraient son poids sur la langue. Avec une joie éteinte depuis trop longtemps, ils s’amassèrent autour de l’outre. Filya en racla le fond avec une louche mais la bonne humeur ne pouvait être entamée ce soir et c’est avec plaisir que leur estomac, privé depuis deux jours, se mit au travail avec plaisir. Zjorlè, leur père se présenta le dernier.
—Vous êtes ce qui nous reste de plus précieux, mes chères petites.
Bien qu’il ne soit pas son père biologique, Filya se jeta dans ses bras. Reilaa n’avait jamais aimé les étreintes, son père ne fut pas étonné qu’elle renia celle-ci. La prophétesse ignorait comment se comporter, où jeter ses bras, quoi dire le visage enfoui dans la nuque d’autrui ; elle préférait sonder les yeux de son interlocuteur, évaluer la grimace qui barrait leurs lèvres, l’inclinaison de leurs sourcils. Tous les prophètes ne se ressemblaient pas : quelques-uns avaient amour et familles, d’autres perdaient la tête à regarder les étoiles et imaginer (et non prédire) de futures catastrophes. Un prophète était unique tout comme l’individu qui portait ce nom.
—Puisse Swieza t’entendre là où elle est, murmura la benjamine. Où qu’elle soit.
Reilaa dessella la chamelle pour s’éloigner de ces propos creux, leur sœur ainée ne les entendrait pas. Non pas qu’elle rejetait le pouvoir des âmes et la communion aux êtres chers mais capturée par ces brigands, Swieza n’avait aucune chance de s’en sortir. Reilaa avait intercepté l’avidité dans leur regard ; soit elle deviendrait leur esclave, probablement du lit selon les charmes dont elle était dotée soit elle serait vendue comme telle. Zjorlè, un bras protecteur autour de sa fille chérie, s’approcha maladroitement de Reilaa. La carapace qui l’entourait se révélait si épaisse qu’elle effrayait ceux qui cherchaient réconfort auprès de la déesse et bien que leurs pères adoraient tous deux leurs progénitures, ce premier ne comprenait pas pourquoi Mirri l’avait choisi pour succéder au dernier prophète, un homme rêveur mais d’une douceur indicible. Si leur fille rapportait ses songes et surveillait l’alignement, elle ne possédait aucune de ces qualités. Non pas qu’elle était moins bonne professionnelle mais si différente, si cartésienne, si pragmatique, elle s’exprimait d’une voix de fer, inflexible. Elle se raidit lorsque son père caressa sa joue.
—Mes deux petites filles.
Elle ne tenait pas à l’offenser aussi ravala sa gêne, mordilla ses lèvres et évita son regard. Son père soupira en silence, abandonna l’idée de la cajoler. Elle n’appréciait guère ces marques d’amours étant enfant alors que ses sœurs se pressaient pour attraper les cordelettes ceignant la taille de leurs parents.
—Nous retrouverons Swieza, je vous le promets.
Filya accentua la pression au poignet de Zjorlè.
—Papa… Ne dis pas de bêtises. Elle pourrait n’importe où, le Silimen est si vaste.
—Je sais filette, c’est pour cette raison que nous n’avons jamais vu ces Trois-Dames. Hormis les cartes de nos aïeux, nous aurions tout ignoré de cet… empilement de maçonnerie qu’ils appellent maison.
—Ce sont des villes, rectifia Reilaa.
Il leva la main pour l’interrompre. Ses cornes suivaient le tracé de son crâne, intimidantes et épaissies par les années, elles ne se torsadaient pas comme celles des autres Hommes-Roches, ce qui ne les rendaient que plus fascinantes.
—Nous nous sommes décidés la nuit dernière ; vous êtes ce qui nous est de plus précieux. Nous ne pouvons pas abandonner votre sœur.
—Et nous ? Répliqua une Filya hagarde.
Elle accusait le coup avec silence.
—Et moi ? S’exclama-t-elle en oubliant Reilaa. Je ne suis pas importante, moi ? Et je suis là, j’ai besoin de mes deux parents !
—C’est aussi ce que votre sœur souhaiterait. Tu es en sécurité ici, essaya-t-il de la raisonnera alors qu’elle s’accrochait à ses bras. Le clan veillera sur toi, Reilaa aussi.
—Tu appelles ça de la sécurité ? Nous errons en plein Silimen avec rien de plus que la moitié d’une outre-pleine. Nous ne pourrons rien vous donner.
—Oh, ma chérie.
Il le disait avec une telle douceur que Filya cessa de geindre.
—Nous vous accompagnons dans… les villes pour revendre des forces et partir avec des vivres et des armes. A deux seulement, nous n’aurions besoin de rien. (Puis, il se tourna vers son autre fille ;) Qu’en dis-tu, Reilaa ?
Cette décision la prenait au dépourvue et celles prises par leur parents étaient toujours réfléchies. Leur opposer une simple réponse négative, ce serait les regarder chaque matin se tourner vers l’horizon, le champ des possibles avec les cruels « et si » bourdonnant dans leurs têtes. Une partie de leurs âmes chercherait toujours Swieza, leur refuser cette quête, c’était abandonner l’enfant joyeuse qui quémandait comptines, caresses, jeux et amour mais forgeait la femme. Filya lui en voudrait quelques jours, peut-être quelques semaines puis se raccrocherait à sa sœur car elle serait sa seule famille, ou tenterait des rapprochements par dépit de solitudes. La réponse, bien qu’évidente, n’était pas naturelle. Les mots ne se formaient pas dans sa bouche, refusaient de rouler sur sa langue, ses lèvres de les trembler et de les mimer. Elle déglutit :
—En tant que prophétesse, je vous dirai que nous perdrions deux valeureux membres du clan, en tant que fille je ne voudrais pas que vous partiez et si j’étais Swieza, je serai plus qu’heureuse que mes pères viennent me sauver. Elle a plus de vous que nous.
—Comment peux-tu dire ça ? S’exclama Filya. Tu pensais qu’elle était morte.
—Il y a des risques qu’elle soit, d’autres non, révéla Reilaa. N’aimerais-tu pas être secourue si tu avais été enlevée ?
Son ton était plus doux, plus amical, incitait sa sœur à la réflexion.
—Si, reconnut-elle. J’ai tellement peur pour vous ; Reilaa a raison en affirmant qu’on ne se sait rien sur la situation de Swieza. Le Silimen est si grand, les chances sont si infimes, vous avez plus de risques de mourir que de la retrouver. Je ne peux pas vous laisser vous diriger vers votre mort sans rien dire !
—Je ne sais pas si je dois être agréablement surpris de ton attachement pour nous ou vexé du peu de qualités que tu nous réserves.
—Ca ne m’amuse pas.
Reilaa se détourna de cette conversation houleuse pour dresser la tente, heureuse d’avoir accompli son rôle en acceptant leur départ. Filya le rejetait avec une colère à peine contenue ; elle essayait de les raisonner mais l’idée ayant déjà fait un bout de chemin dans leurs esprit les séduisait les heures passant. Mieux valait leur offrir cette opportunité d’un acquiescement plutôt qu’assister à un dépérissement à cause de leur refus. Elle se refusait à être égoïste. L’affaire était autre pour Filya l’enfant choyé et protégé car une fois ses parents partis, personne ne s’inquiéterait de son confort.
—Je savais que tu comprendrais notre choix, argumenta son deuxième père en fonçant le pic dans le sable. Tu as toujours été la plus raisonnable des trois.
Bien qu’ils ne partageaient ni leur chair ni leur sang, Lyol lui transmit son caractère dur et réaliste bien qu’il avait toujours un mot attentionné pour ses filles. Sa relation avec Lyol s’opposait à celle des Zjorlè, incapable de construire un lien qui ne se baisait pas sur des cajoleries, par une compréhension mutuelle de deux âmes solitaires, un esprit aiguisé par des épreuves que leurs proches ne connaissaient pas et une sincère curiosité pour la profession de sa fille que les autres considéraient comme ésotérique et trop mystique pour leur entendement.
—C’est surtout ton père qui insiste pour partir. Moi, je ne veux surtout pas le voir aller à l’aventure seul. A l’aventure ! Comme si nous allions y trouver un but récréatif.
—C’est bien un aventure partout. Vous devriez retraversez cette partie avant d’en trouver une plus viable.
—Vous aussi, vous ne pourrez pas rester au Tiers.
La prophétesse ne répondit pas, fixa la toile aux pics.
—Je n’en sais rien. Liu-Yella est demeurée silencieuse lorsque je l’ai prié de m’envoyer un signe ou un rêve. Je ne sans même pas si nous allions y arriver un jour.
—Parle moins fort.
Elle ne s’était pas rendue compte que sa voix montait de quelques octaves, ses mouvements étaient plus précipités, plus hasardeux, moins ordonné. Le silence de la Déesse l’inquiétait plus qu’elle ne souhaitait l’admettre.
—Ce n’est pas pour rien que nous ne mettons jamais les pieds dans le Cœur Ardent. Même les cartes y sont obsolètes.
—Elles ont été tracées il y a plusieurs générations...
—… Lorsqu’on pouvait la parcourir comme une autre partie, je le sais bien. Je m’étais opposée à ce projet, vous tous vouliez venir ici.
—Nous ne pensions pas qu’ils seraient là.
—Quelle ironie du sort, persista-t-elle, mauvaise. C’est là où nous fuyons qu’ils nous mettent à sac.
Voilà plusieurs mois que les brigands s’attaquaient aux tributs nomades du Silimen. Là où les humains, moins endurants, restaient dans le giron dans les villes ou dans une périphérie proche, les Hommes-Roches, fiers de leur organisation et de leur résistance physique, rejetaient la courtoisie des cités. Certes, ils commercialisaient, achetaient, faisaient du troc, s’improvisaient marchands entre deux villes mais refusaient leur protection guerrière leur liberté étant trop chère à leurs yeux pour être ainsi entravée. La liberté de penser, de marchée, la liberté du devoir autant que la liberté choisie. Offensées, les dirigeants les toléraient entre leurs murs car ils échangeaient leurs savoirs avec bonne volonté. Ils se savaient supérieurs aux humains de par leur organisme modelé à partir du Désert, cette fierté les comblait assez pour se présenter à eux avec des intentions pacifistes car si dans le Cœur Ardent, la zone la plus à l’Est du Silimen, les humains tombaient comme des mouches, les Hommes-Roches pouvaient espérer y survivre. C’était sur cette superstition et sur une confiance dû à un orgueil démesuré qu’ils s’étaient faits piéger. Et ils crevaient à une vitesse alarmante. Refroidie par tous ces constats, Reilaa n’osait imaginer à un potentiel chemin retour, ils n’existaient aucun autre sentier pour retourner dans des zones plus viables.
—Tu as prévenu papa de tous les dangers sur lesquels vous risquez de tomber ? Supposa-t-elle.
—Il en est conscient.
Zjorlè tout comme ses deux filles, à penser que ce trait de caractère se transmettait avec le sang, privilégiait une vision plus idéaliste, plus douce qu’elle ne l’était réellement quoi que fasses les aléas de la vie pour les précipiter à terre. Ils l’ignoraient tout simplement. Les autres membres de la famille prenaient plus de recul et analysaient les événements la tête froide. C’était dans ce schéma que les trois sœurs avaient grandi ; deux pères aimants mais l’un réaliste et l’autre rêveur et si le second se moquait de la rigidité du premier, le premier oubliait l’effervescence du second. Un équilibre où les fillettes bondissaient de l’un à l’autre au gré de leurs humeurs.
—Es-tu de son avis concernant Swieza ?
—De la chercher ou de persister à croire qu’elle est en vie ?
Reilaa croisa son regard. Tous deux osaient regardait la vérité en face, arrachait le voile du mensonge pour mieux l’acculer tandis que Zjorlè et Filya refusaient même de caresser l’idée.
—Les deux.
Lyol soupira en étendant la tente.
—Je n’en sais rien. Les hommes avaient raison de s’attaquer aux tribus humains, enfin j’entendais les raison sans que je parvienne à les comprendre. Violer est un acte… je ne comprends même pas comment on peut infliger une telle torture, tout aussi stupide et dénué d’éducation et de civilité qu’on soit. Il ont le but de reproduction mais avec des femmes-roches, je ne comprends pas cet intérêt.
Les deux races étant trop différences génétiquement, les unions restaient stériles.
—Je ne sais pas pourquoi ils ont enlevé ta sœur ni ce qu’elle représente à leurs yeux, reprit-il la voix étreinte de douleur. Je suis partagée ; j’aimerai qu’elle soit vivante car elle ma première née, ma douce enfant qui rêvait d’être mère et parce qu’elle est ma fille, je préférai que sa mort soir rapide même si nous ne pouvions pas même lui dire au revoir.
C’est un témoignage sincère qu’il lui livrait, de ceux qu’il ne pouvait échanger qu’avec elle. Comment au bon vieux temps, se serait-elle dit si l’enjeu n’avait pas été aussi grave. Elle était de son avis. Bien qu’elle adorait sa sœur, elle ne lui souhaitait aucune vie misérable avec ses fils de chiens, elle ne pouvait être utilisée à des fins reproductives ce qui ne signifiait pas qu’il ne la prostitueraient pas. Les prix grimperaient aisément pour une femelle-roches dans les maisons-closes et ne coûtaient guère à leur propriétaire : inutile de débourser des herbes pour l’empêcher de s’engrosser. Swieza susciterait la surprise et éveillerait leur intérêt : elle leur ressemblait juste assez pour être baisable et suffisamment divergente pour attirer le fruit des toutes les convoitises. Plus elle y réfléchissait, plus Reilaa était convaincue de la funeste destinée de sa sœur.
—Ils la vendront comme prostituée.
A son tour, Lyol perdit la parole. Ils aimaient se considérer comme un peuple supérieur et pratiquer le sexe avec un autre que son partenaire pour le plaisir rapprochait l’individu d’un animal.
—C’est pour lui éviter un tel futur que nous nous mettrons en marche.
Le « S’il y a encore quelque chose à sauver » était audible bien qu’il ne le prononça pas. Il se redressa, les mains sur ses reins.
—L’âge, se justifia-t-il.
—Tu as quarante-deux Hautes-Saisons.
—Ce que vous, les jeunes considériez comme des vieillards ont à peine cinquante.
—Mirri frôlait les soixante-dix.
—C’est grâce à son âge que je me suis toujours persuadé qu’elle avait un bon choix en te nommant prophétesse. Tu es la quatrième qu’elle a connu.
—Un âge que tu n’atteindras pas si nous continuons à bailler aux corneilles.
Le soleil se levait et charriant avec lui ses démons dorés.
—La perspicacité incarnée.
Son sourire refusait d’atteindre ses yeux, tant de causes expliquaient sa tristesse qu’elle s’étonnait qu’il possédât encore la force de plaisanter.
—Je vais rappeler ton père avant qu’il ne se fasse griller.
A quelques pas, les protestations de Filya fusaient aussi assassines et vives qu’un éclair.
—Par Liu-Yella, papa, se plaignait-elle à Lyol lorsqu’il les interrompit, explique-lui que son idée est dangereuse et bien trop hasardeuse.
—Je suis d’accord avec ton père.
De stupeur, Filya oublia de retourna une réplique.
—Ce n’est pas l’âge qui compte mais la volonté, ma chérie…
Elle balaya la répartie de Zjorlè d’un signe de la main.
—Du charabia, voilà ce que c’est. Vous n’aurez jamais mon assentiment pour… pour… ça n’a même pas de nom tant c’est stupide !
—Filya.
—C’est non et je ne reviendrai pas dessus.
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