Chapitre 6

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Trois hommes les attendaient, boucliers protégeant leur poitrine, casque sur la tête, lance en joue. — Regardez-en haut !

Deux arbalétriers pointaient des flèches sur eux, un de chaque côté des remparts. Les deux guerriers les dévisagèrent, les traits tirés parcourant le clan, Reilaa leur adressa une œillade sévère avant de baisser les yeux.

— C’est bon, ils sont inoffensifs.

— Ramassez vos affaires, ordonna la prophétesse.

— Non, ne bougez pas ! Cria l’arbalétrier en inclinant son arme vers la jeune femme.

Les trois gardes s’avancèrent, les boucliers abandonnés. En avisant leurs corps décharnés, leurs membres fins dus à la déshydratation et la famine, leurs visages se détendirent.

— Vous allez rencontrer notre chef.

Reilaa acquiesça ; Filya esquissa un pas mais l’homme l’arrêta, lance pointée sur sa poitrine. La prophétesse souhaitait brandit un couteau mais adressa un signe de tête à sa sœur terrorisée.

— Seulement elle, indiqua le garde. C’est votre chef.

— Nous n’avons pas de chef, intervint Reilaa. Je suis prophétesse et personne n’obéit à mes ordres.

Elle sentit le regard perdu du garde mais sa mâchoire restait crispée.

— Vas-y, acquiesça Filya, où il m’écorchera vive.

— Lâchez-là et je vous suivrai.

— Pas de mensonges.

— Vous avez ma parole.

Il pointa la lance sur son ventre.

—La cité.

—Liekko, suis-moi. Et c’est non négociable, ajouta-t-elle devant la brute.

—Vous n’êtes pas en position de discuter.

—Laisse le gamin venir, l’appela son compère à quelques mètres de lui.

Liekko, courageux malgré son âge s’avança les épaules tremblantes. Il sursauta lorsqu’ils posèrent une arme sur son torse et bien que protégée par une tunique, le fer devait être froid contre sa peau.

—Passez devant. On vous escortera.

Elle tourna vers le gamin qui cachait sa peur derrière un regard déterminé

—C’est maintenant que ton apprentissage commence.

Reilaa s’engagea dans la cité, la lance au creux de ses reins. Elle pénétrait dans cette ville comme une prisonnière, un otage de guerre, ne manquait plus que les chaînes pour que le tableau soit complet.

Le premier garde s’inclina devant la prophétesse, ôta le casque qui lui couvrit le visage pour dévoiler des yeux marron, des boucles aplaties collées à sa nuque plus sombres aux tempes et sur le front que sur le sommet de son crâne. Elle refusait de s’arrêter de peur que l’idiot derrière elle ne s’oublie et la transperce.

—Mademoiselle… veuillez me suivre.

Son regard détailla sa figure sale et ses cornes avec avidité bien qu’il dépassait deux fois son âge. Swieza avait-elle dû essuyer les même regards malgré sa nature de femelle du peuple des pierres ? Des dalles perçaient la monotonie des sentiers sablonneux mais ce qui retint l’attention du Reilaa fut le silence, le vide dans la cité : les rues étaient désertes, presque abandonnées. La jeune femme avait l’impression de s’aventurer dans une ville fantôme, aucun môme ne courrait, ne criait, ne riait, même les fenêtres de curieuses habitations qui s’élevaient en hauteur avec plusieurs trous dans la façade demeuraient vierges. Quelques fois, des ombres ondulaient.

—Pourquoi est-ce si vide ? L’interrogea Reilaa.

Le garde se rembrunit et pressa une main sur sa bouche. De son pouce, il frotta sa pommette et de son index, tira la peau de sa joue, soucieux.

—Ce n’est pas à moi de vous l’expliquer. Que faites-vous ? Nous ne voyons jamais d’hommes-roches aussi loin à l’est.

—Etes-vous le chez de cette ville ?

—Non mais…

—Je m’entretiendrai d’abord avec lui, le coupa-t-elle. Si cela ne vous dérange pas.

Le garde n’osa pas protester et maugréa un « non, non » dans sa barbe. Liekko cheminait près de Reilaa pour s’empêcher de trembler, ses yeux furtifs examinaient tout ce qui se présentait mais tête demeurait d’une immobilité implacable, ce qui amusa l’un des gardes les talonnant.

—Le gamin ne pouvait-il pas rester avec les autres ?

Un second lui fila une taloche à la base du crâne.

—N’as-tu rien écouté quand tu étais gosse ? Il y a deux membres importants chez les Hommes-Roches du Silimen et la petite a déjà avoué être la prophétesse. Le gosse ne peut être que le guérisseur.

—Je ne suis pas…

—Un guérisseur qui vient d’être nommé, donc apprenti-guérisseur, rectifia Reilaa.

Un ricanement s’éleva derrière elle :

—Les histoires disent que les prophétesses sont vierges…

—Ca, ils l’a retenu, grésilla l’homme aux cheveux bouclés.

—La plupart doivent être puceaux là-bas, reprit le premier. Les femmes baisent entre elles et les hommes entre eux.

—Des conneries. Y avait des gosses, je les ai vus. D’où ils sont tombés, alors ?

—Peut-être abandonnés par d’autres nomades, des humains, je veux dire. Et la sorcière les aurait métamorphosé leur cœur en pierre.

—Est-ce qu’on t’aurait déjà informé de ce qu’il y a entre tes deux oreilles ? De la cervelle et si tu te concentre, tu pourrais même avoir une connexion entre deux neurones et je te jure que ça marche. La preuve : je suis bien plus intelligent que toi.

— Laisse tomber, Arslan. Y a trop de mots compliqués dans ta phrase.

Reilaa hésita entre rouler des yeux et réprimer un sourire et Liekko, trop intimidé pour apprécier l’humeur graveleuse des gardes, elle préféra leur être amicale plutôt qu’une charge. Elle ignorait à quoi s’attendre de leur chef et si elle réussissait à attacher l’un d’eux à elle, suffisamment pour lui être favorable, l’enjeu en valait la peine. La prophétesse n’osait néanmoins répliquer, trop consciente de l’épée de Damoclès oscillant au-dessus de sa tête et de la lance au creux de ses reins. De nombreuses échoppes aux étals amputés, plantées arbitrairement devant des étranges bâtisses qui s’étendaient peu en largeur mais beaucoup en hauteur, ponctuaient les rues de couleurs vives, d’enseignes aux lettres immenses pour qui savait les lire et Reilaa en était persuadée, ils ne devaient pas pulluler.

—Par ici.

La lance piqua son dos lorsqu’ils bifurquèrent vers un escalier jaune à la peinture écaillée. La cité était grande, un vrai labyrinthe aux multiples culs-de-sac, aux ruelles étroites et aux larges avenues désertes avec parfois, à l’intérieur une, paire d’yeux qui guettaient et à mesure qu’ils s’approchaient, la Dame se dévoilait petit à petit, révélant de nouvelles rangées de pierres et une base carrée invisible depuis l’extérieur. A côté, un vieux bâtiment et une porte fermée, hostile. Ils s’arrêtèrent devant elle, à quelques mètres de l’imposante pyramide mais un détail la chiffonnait, triturait ses neurones et cette détestable sensation lorsque l’on ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Les gardes frappèrent deux fois de leurs phalanges puis une fois du plat de leurs mains en une sorte de code que Reilaa trouvait inutile puisque n’importe quel humain pouvait le répéter. Ils ne lui avaient pas même bandé les yeux ces bougres, non pas qu’elle aurait accepté s’ils brandissaient le chiffon devant son visage. Raide et un brin terrifiée, seulement ce qu’elle considérait avouable, elle attendait que la porte s’ouvre. Un gamin apparut dans l’entrebâillement et salua le garde selon le précédent code : un poing fermé englobant l’autre par deux fois puis une paume heurtant les doigts.

— Que voulez-vous ? Demanda-t-il en fixant les deux étrangers.

— On a de la compagnie pour le chef.

— Que veulent-ils ?

— Ils demandent l’asile.

— Nous aussi nous aimerions demander asile et ça ne nous donne pas le droit de le faire.

— Cherche le chef au lieu de te mêler des affaires des grands.

Comme elle quelques années auparavant, le gosse se désintéressait de ses problèmes d’enfants pour accorder toute son attention à celle des autres et avec l’effronterie de l’enfance, il fusilla sur aîné du regard, s’attarda un instant, avec témérité sur Reilaa et Liekko. Il réapparut quelques instants plus tard et leur somma de les suivre mais ne pas trop espérer de leur chef car il était d’humeur mauvaise aujourd’hui, peut-être s’ils étaient venus hier…

Liekko risqua une œillade interloquée vers la prophétesse qui lui rendit un regard calme avec une mise en garde silencieuse : ne te laisse pas impressionner. Il ne risquait pas de le faire : ils puaient comme le laissaient soupçonner les froncements de sourcils et ils ne se présentaient pas dans leurs meilleurs atours, une robe uniforme et décousue aux endroits où le tissu se fragilisait, des mocassins troués aux talons et orteils et un simple pantalon coupé que les enfants revêtaient. Ils faisaient avec le peu qu’ils avaient. Liekko étendit ses doigts dans un angle à superposer sa peau et celle du gamin, eux la possédaient unies et les Hommes-Roches tachetées, une expérience dont les enfants s’amusaient en ville. Reilaa réprima un grognement de justesse, Liekko n’en n’étaient plus un et il devait l’apprendre. La jeune femme se découvrit une haine profonde pour ces escaliers qui tournaient et leurs marches si dures sous la plante de ses pieds, elle qui était habituée à la douceur du Silimen. Les gardes les attendaient en bas malgré les protestations d’Arslan sur le potentiel danger qu’il représentait ce que le gamin avait contré d’un haussement de sourcil, d’un regard dédaigneux dans leur direction et d’un « peuh » moqueur devant la couardise devant des hommes censés être plus courageux qu’un enfant. Le garde avait simplement répliqué un « pas courageux mais moins stupides ». Le gamin, s’il les avait entendus, l’ignora délibérément et après quelques étages, ils rencontrèrent une porte à double battants.

— Attendez-moi là. Je vais prévenir le maître de votre arrivée.

Liekko haussa les sourcils. Ne pouvait-il les faire entrer de suite ? Le gosse avait déjà prévenu leur venue et Reilaa s’imaginait déjà un homme ventripotent pourvu de riches étoffes et parfumé mais le crâne dégarni dans un bac de pétales de roses, pour en avoir déjà rencontré elle les savait plus inflexibles que le plus rigide des gardes.

— Le maître est prêt à vous recevoir, déclara le gamin dans une révérence.

La pièce, contrairement à ses aprioris, était froide et nue, les murs dépourvus de décorations, aucune tissu rouge ou pourpre et le maître, assis sur un simple tabouret de bois, un jeune homme au regard brillant de curiosité. Il se tenait droit, les jambes écartées et une main sur son genou. La moitié de son crâne était rasée quand l’autre arborait des dreadlocks bien plus épaisses que celles de Reilaa, elle retint un sourire lorsqu’elle vit ses pieds nus.

— Mon messager m’a transmis que vous souhaitiez l’asile, pourquoi ?

Reilaa raconta leur histoire et n’omit rien de l’attaque des brigands, la perte de Swieza, la tente agonie dans le Cœur Ardent, l’espoir qu’ils plaçaient dans leur Tiers.

— Une histoire terrible et malheureusement banale. Voyez-vous, nous avons aussi nos problème. Vous avez pu constater que nos rues sont vidées et pas sans raisons et en toute bonne foi, je ne sais pas si je peux vous offrir ce que vous me demandez.

La prophétesse tiqua.

— Si vous nous renvoyez, nous mourrons tous.

— Et si je vous accepte, je vous mettrai au danger autant que nous.

— Nous serons prêts à vivre avec et même vous aider à les combattre si vous nous sauviez.

— Vraiment ? Savez-vous au moins de quoi je parle ?

Ses doigts sertis de bagues tintèrent lorsqu’il bougeait sa main.

— C’est toujours mieux que parcourir le désert dans l’autre sens et… monseigneur, nous avons avec nous un pacte que nos ancêtre ont signé ensemble. Selon ce contrat, vous devez nous aider.

Le maître haussa les sourcils, enfin intéressé.

— Eh bien, parlez donc ! De quoi s’agit-il ?

Reilaa prévoyait cette question et avait dissimulé le parchemin dans les replis de sa robe et le lui tendit non sans une certaine appréhension, espérant que ces quelques mots gribouillés puissant le convaincre mais la figure soucieuse de ce maître (et les doigts qui trituraient la lettre), l’emplirent d’effroi.

— Toutes mes excuses, noble prophétesse. Je ne connais pas cette langue, que signifie Gary ghoz daji ghiz dao ?

Que selon le serment, le contrait soit respecté.

C’est bien pratique, ricana l’homme d’inventer un contrait dans une langue qui m’est étrangère. N’est-elle pas inventée, au moins ?

Reilaa vit rouge et seule la main de Liekko sur son poignet l’empêcha de lui sauter dessus et le saisir à la gorge. L’homme s’en aperçut, répéta son ricanement en lui rendant son contrat.

— Rien ne m’indique que ce papier est réel ou que l’histoire que vous m’apportez est véridique et vous m’insultez avec un gribouillis que je suis censé connaître. Cela fait beaucoup d’offenses pour une requête.

Malgré la froideur des propos, sa voix restait assez chaude et amicale pour que la jeune femme ignore sur quel pied danser. Impossible de réprimander un chef dans sa propre demeure et ramper à ses pieds avec des excuses mielleuses pour ses di douces oreilles l’horripilait.

—Je ne mens pas. Ces contrats est transmis de guérisseur à prophète et de prophète à guérisseur.

— Nous voilà face à un dilemme.

Les deux jeunes gens s’affrontaient du regard quand Liekko, résigné, tenta une offensive au goût de la défaite.

— Monseigneur, excusez-nous pour de telles paroles

D’une pression sur le poignet de Reilaa, il l’invitait ou plutôt lui ordonnait de l’imiter ce que la prophétesse exécuta avec mauvaise grâce mais sans rechigner. Rabattre le caquet à son orgueil et à sa fierté l’éprouvait plus qu’à l’apprenti guérisseur.

— Continue.

Il se pencha sur ses cuisses, intéressé et surpris de la tournure de cet entretien. Liekko, confiant, se présenta :

— Je ne me suis pas présenté : je suis Liekko, apprenti guérisseur de la dernière tribu des Hommes-Roches du Silimen. Les membres de notre tribu meurent, nous survivons avec une louche d’eau par jour et j’ai tenu Mirri, notre précédente guérisseuse avant que son corps ne rejoigne celui de la géante. Je ne veux pas revivre ça. Si vous ne nous aidez pas, nous ne tarderons pas à subir le même sort.

Lors de la tirade de son jeune élève, le visage du maître, car il ne portait pour l’instant d’autre nom que celui-là, passa de l’amusement à la pitié.

— Aidez-nous, seigneur des Dames.

— Laryssa, tonna le chef et le gamin accourut, que penses-tu que je devrais faire ?

— Mon maître, bégaya le jeune sa superbe perdue, se tenant aussi voûté que le plus sénile des vieillards, cette affaire…. Je n’ai pas le droit…

— Je te demande ton avis alors réponds-moi.

Reilaa haïssait le contraste entre son attitude engageante, son bouche se tordant dans un sourire et ses paroles sévères et dures. Voilà que notre survie repose sur les épaules d’un gosse.

— Je pense que nous ne perdons rien à les accepter bien qu’ils soient menteurs et voleurs comme le disent les légendes mais nous pourrions vanter votre bonté auprès du peuple. Les gens aiment les actes de noblesse.

Un chef peu apprécié par les gens censé le suivre, voilà qui rassurait le prise et la pertinence de ses décisions.

—J’y ai aussi songé, déclara l’homme d’une voix pensive et si tu as fait de même, d’autres aussi.

Reilaa retenait son souffle, partagée entre l’espoir et la crainte d’un refus.

—Reilaa, pourriez-vous me redonner ce contrat ?

La jeune femme le dégrafa de sa robe, le lui tendit alors que son cœur mugissait avec un tel vacarme que même les gardes devaient l’entendre mais c’était le gamin qui s’en empara.

—Trouve-moi quelqu’un dans cette ville ou dans les autres capable de me déchiffrer ces gribouillis. D’ici là, je vous donne le droit d’asile mais si j’apprends la moindre entourloupe, je vous expédierai dans le Cœur Ardent sans outre cette fois. Ai-je été clair ?

La jeune femme éclata de soulagement, elle s’autorisa à un soupir de bonheur.

— Très.

—Alors (il écarta les bras), bienvenue dans le Tiers, nobles nomades.

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