Chapitre 7

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Reilaa insista pour établir le camp en dehors de la cité près des portails afin de ne pas engoncer les drôles de bâtiments mais pour une raison qu’il refusait de lui révéler, le maître entassa les quelques quinzaine de membre dans le peu de pavillons vides qu’il lui restait. Prophétesse et guérisseur, ainsi que leurs familles héritèrent d’un bâtiment voisin à celui de Cohello, le seigneur et d’un commun accord, tous deux troquèrent les pièces les plus confortables aux vieillards contre des garçonnières aux fissures béantes, à l’air humide et saturé de moisissures. Le maître leur déclara qu’un esprit les habitait là où Reilaa rétorqua que dans leurs tribu, un membre était l’égal d’un autre, que les anciens gagnaient le droit d’habiter dans les chambres les moins malfamées. Les gardes s’emparèrent de leurs armes et leur distribua plusieurs coupoles d’eau, la jeune femme s’interrogeait sur la provenance du liquide salvateur mais à l’instant où il dégringola dans son œsophage, elle oublia toute méfiance. Elle réitéra sa demande avec une avidité à peine contenue, se trouva rassasiée après une dizaine et en guise de repas, quelques tranches de lards durent distribuées. Cohello expliqua ce geste par l’habituel festin de nuit.

— Pourquoi pas en pleine journée ? L’interrogea-t-elle.

— Depuis quelques mois, pour plus de facilités, nous avons inversé notre rythme de vie en dormant le jour et en vivant du crépuscule à l’aube.

Reilaa haussa les épaules, plus concentrée sur la mastication de la lamelle de viande que les coutumes d’un peuple étranger. Eux aussi avaient expérimenté cette épreuve.

— Qu’y-a-t-il derrière ?

Elle désigna d’un signe de tête l’ombre des montagnes se découpant dans un ciel bleu, à travers le trou d’une fenêtre, aussi hautes que la Dame.

— C’est là chaîne de montagnes la plus longue de Naarhôlia.

— Ca, je le sais, renifla-t-elle, bien que ma préceptrice soit morte aujourd’hui, elle a eu assez de temps pour me transmettre ses connaissances. Les habitants du Silimen que nous avons rencontré ne voyagent pas beaucoup ; je ne sais pas ce qu’il y a derrière ces montagnes, sur la deuxième partie du continent.

— Nous ne sommes pas allés jusqu’au bout, regretta le jeune homme. Le point le plus éloigné que nous ayons atteint est le nœud du Roc, à croire qu’elle est sans fin et je le penserai si jamais aucun navigateur n’avait démenti cette certitude. Quand j’étais gosse, la ceinture était pour moi la langue d’un démon, les nuages ses crocs et qu’une fois notre âge assez avancé, nous devions la franchir pour alimenter ce géant qui avait besoin de nos forces pour perpétuer la Horza.

Ses yeux se voilaient alors qu’ils évoquaient ses souvenirs d’enfants et surprise par tant de sincérité, Reilaa oublia de formuler une réponse.

— Une fois la maturité atteinte, nos jeunes doivent survivre quelques nuits dans les montagnes. Nos histoires disent que l’innocence de l’enfant a été dévorée par le géant et qu’ils nous renvoient un adulte conscient de la guerre, de la faim et de la justice que requiert notre monde.

Soudain honteux de s’être ainsi dévoilé à une inconnue, il ronchonna.

— Dormez jusqu’au festin.

Elle eut beau l’assommer « d’attendez », il déguerpit, l’ignora et continua sur sa lancée.

Ainsi quelques heures de sommeil, Reilaa s’aventura dans les rues, une heure ou deux avant la disparition d’un soleil percée par les sommets et rougi de sang par-delà les frontières des montagnes. A peine plus animée qu’à l’aube, la cité se coulait aussi silencieuse que le Silimen ; pas de cris de marchands, de rires enfantins ou les criardes couleurs d’un étal. Le vent rasait les toits plats, sifflait en s’engouffrant dans les venelles, jouait avec les déchets en les trainant sur quelques mètres avant de les abandonner racler les murs. L’étrangeté de la ville l’intriguait, l’apeurait parfois. Elle gravit les quelques marches la séparant de la pyramide, la contourna sans cesser d’être subjuguée par sa silhouette élancée, sa pointe d’or, les pierres carrées qui semblaient attirer les rayons du soleil et les redistribuer avec le même éclat. La prophétesse caressa les extrémités irrégulières érodées par les caprices des intempéries, parcourut des yeux les dessins gravés en s’interrogeant sur leurs significations et l’histoire – elle en était persuadée – qu’ils racontaient. Sur les monuments des autres villes du Silimen, toutes avaient leurs légendes contées sur les murs, celui-ci ne devait pas y faire exception. L’un d’eux présentait un homme de profil, les bras tendus vers une boule creusée représentant certainement le soleil et avec plus d’attention, elle observa les singuliers détails de la peur marquant son visage. Plus que surprise, Reilaa était impressionnée par la précision des dessins. Tous arboraient une émotion : peur, joie, étonnement, tristesse, courroux, haine… Le dernier se dissimulait même derrière des barreaux, la bouche ouverte sur un cri rendu muet par la pierre, les phalanges serrées autour de sa cage malgré les grains de sable se lovant dans les jointures. Ils effaçaient le détail des traits mais l’arabesque demeurait explicite.

— Plutôt impressionnant, non ?

Reilaa fit volte-face pour rencontrer le visage de Cohello.

— Comment avez-vous fait pour me retrouver ?

— Cette pyramide est le point culminant de notre cité et même si vous ne montez pas au sommet (il désigna l’un des quatre escaliers présents sur chaque face) tout le monde peur vous voir.

Elle acquiesça plus intéressée par les histoires et mystères que recelait la pyramide plutôt que sa disposition sur la ville.

— Est-ce normal que personne n’y vient ?

— Nous sommes en fin de soirée ; les gens se terrent chez eux.

A nouveau, son visage se ferma mais Reilaa reporta son attention sur les dessins gravés derrière son dos, les frôla d’un doigt qui aurait pu être hésitant si elle n’avait pas déclaré :

— Ces détails sont fascinants.

Son geste se voulait humble et empreint de respect pour les artistes, les auteurs de ces œuvres.

— Nous ignorons qui les a tracés.

— N’est-ce pas l’un d’entre vous ? S’exclama-t-elle perplexe. Des images réalisées avec tant de réalisme ne peuvent être trop anciennes.

Reilaa songeait à la technicité, obligatoirement moderne pour produire de tels œuvres, si quelques grains de sable se logeaient dans les fissures, il n’y avait guère eu assez de tempêtes pour racler ces dessins. Cohello la détrompa :

— Nous ne savons rien de cette pyramide, de ceux qui l’ont battis et pourquoi. Nous ne sommes pas des sauvages et j’ai parfois l’impression que vous nous considériez comme tels bien que nous habitions dans une ville et des immeubles et vous nomades, dans des tentes.

Sa fierté l’engageait à se défendre en prétextant que seuls les imbéciles ignoraient leurs ancêtres (même eux possédaient des cartes et des trophées) mais son peuple, que Cohello pouvait décimer d’un claquement de doigts en les égorgeant ou en les renvoyant dans le désert, lui était plus important qu’un orgueil mal placé. Reilaa se força à ralentir les battements de son cœur et infirma ses propos :

— Nous ne serons des sauvages l’un pour l’autre qu’en ignorant nos coutumes. Notre clan considère les exploits de leurs ancêtres comme les leurs et leurs actes héroïques seront ceux de leurs enfants, nous commémorons ceux que nos aïeux ont fait et les respectons pour cela.

Elle s’interrompit en avisant Cohello, partagée entre la crainte du refus et de ses excuses implicites et l’envie de se démentir et de l’accuser de traitres à leur Histoire.

— Je comprends, assura-t-il laconique.

La prophétesse doutait de la véracité de ses paroles.

— Nous ne savons rien de cette pyramide car nos ancêtres n’ont peut-être pas jugés utile de consigner toutes ces informations ou ils ont cru qu’elles descendraient le long de leurs lignées par le bouche à oreille. Pour mon peuple, elle de se dresse là comme ces montagnes, un élément du paysage qui veille sur eux depuis leur naissance mais moi (il baissa la voix comme s’il lui chuchotait une confidence) j’ai bénéficié de l’enseignement d’un précepteur qui m’a rendu curieux et n’a jamais su m’en expliquer les origines par manque de sources. Excusez-moi de vous avoir jugé.

La honte la gagna lorsque ce maître qui savait ses erreurs –une grande qualité chez les dirigeants- lui serra la main dans un geste officiel de paix. Son étonnement céda la place à du respect. Ses yeux se plissèrent dans une mimique grave mais intelligente des gens qui reconnaissaient s’être trompés néanmoins, elle ne lui fournit aucune des excuses qu’il escomptait. Reilaa redressa fièrement sa tête, trop orgueilleuse pour l’admettre de vive voix.

— Souhaiteriez-vous voir la ville d’en haut et les montagnes d’un peu moins bas ?

Il inclina la tête vers l’une des rampes ; la figure de Reilaa se dérida et perdit de sa sévérité une fois sa chausse posée sur la première marche. Elle franchit les vingt-six autres marches avec la lenteur de la découverte d’un monde nouveau sous ses pieds, le vide des rues lui semblait plus tranquille lorsque le vent ne crachotait pas à ses oreilles et emportait les déchets dans une valse rocambolesque, le Silimen qui s’étendait jusqu’à rencontrer la fine ligne de l’horizon lui rappelait autant la souffrance de ces derniers jours que le mal du désert. Elle était chez elle dans le creux des dunes et la nuit la couvrant de son manteau noir, la chaleur du sable contre sa peau. Exposée au ciel, à la fureur du vent et à la brûlure du soleil, Reilaa frissonna. Aucune ville visitée ne possédait une muraille d’une telle hauteur, lui offrait une vue aussi splendide que cruelle. Les bâtiments ne se dressaient pas, ils étaient là comme que devait être le cas il y a plusieurs centaines d’années comme ça le serait dans le futur et sur les remparts, les hommes guettaient le ciel à l’affut d’on ne sait quoi ; hormis ce bleu trop éclatant de luminosité qui demandait à plisser els yeux, il n’y avait rien. Aucun palmier, aucun cactus ne troublait la quiétude du Cœur Ardent, peut-être un serpent invisible.

— Tournez-vous, lui conseilla Cohello.

Les montagnes s’élevaient plus imposante que jamais, engloutissaient la ville comme une vague lointaine qui s’apprêtait à s’enrouler et à s’abattre sur le Tiers bien qu’elles débutaient à peine plus d’une cinquantaine de lieues de là. Les pics, irréguliers et presque ronds rappelaient des doigts, les flancs avaient beau arborer le brun de la roche, leurs sommets étaient blancs des neiges éternelles.

— Regardez- là-bas.

Il pointait de l’index deux autres villes à peine visible, reconnaissables comme appartenant au Tiers par les deux autres Dames.

— Lorsque nous sommes venus ici, s’exclama Reilaa (le vent l’obligeait à hausser la voix), nous pensions que les Trois Dames étaient une seule cité.

— Chacune à sa cité, répliqua Cohello. Et chacun son chef. Nous nous réunissons à trois pour délibérer des choses importantes.

— Combien de lieurs vous séparent ?

— Du Tiers à Shroaïn Iglys, trente-six précisément et jusqu’à Teyne, cinquante-quatre. La plus grande des pyramides se trouve là-bas, nous avons la mieux conservée, c’est pour ceci que nous sommes surnommés les Conservateurs. Et plus vers l’est, la Mer des Chaînes, à peine soixante-dix. On l’aperçoit de Shroaïn Iglys.

Ses dreadlocks fouettaient ses épaules de peau unie, elle s’étonnait à chaque fois de sa pigmentation dorée quand elle en arborait cinq différentes, six en comptant le bleu de ses cheveux. Cohello lui sourit, amical.

— C’est une drôle de langue, railla-t-elle ne désignant les montagnes.

— Et aujourd’hui, il n’y aurait plus de dents.

— Nos légendes mentionnent également une géante endormie, son corps serait le Silimen. Un jour nous seront suffisamment nombreux pour que nos pas la réveillent et sa colère sera terrible. C’est une histoire que nous racontons à nos enfants pour qu’ils se calment, rien de vrai là-dedans.

Elle se rappelait la mine froussarde de Swieza, les bras de Filya enroulés autour de ses jambes, le visage grave de ses pères les sermonnant et les tapotements du plat de sa paume contre le sable pour tester leurs dires – et jamais la géante n’avait bronché. Le poids du ciel pesait sur ses épaules, l’ombre gigantesque des montagnes la happait et seule la dureté du sol sous ses chausses élimées la rappelait à descendre la pyramide. Le bleu s’obscurcissait les minutes filant, la lumière aveuglante et éclatante se transformait en lueurs spectrales au-dessus d’elle et en couleurs vivaces et bruyante sous elle ; la fête qui s’organisait l’obligeait à se rafraîchir et enfiler la tenue prêtée par Cohello mais la quiétude des hauteurs l’appelait. Le chef, assis en tailleur guettait autant les montagnes, forme obscures dans les ténèbres et posait sur un son peuple un regard mêlant peur et amour tandis que Reilaa promenait ses yeux sur les constellations, la prophétesse les avait tant observée avec crainte et espoir et ne pouvait plus les contempler sans qu’un merci pour Liu-Yella ne roule hors de sa bouche. Elle aimait le silence réservé de Cohello non imposé, ni gêné, simplement reposant, il ne possédait guère la force tranquille d’un guerrier vétéran ni l’intelligence aiguisée d’un sage mais le calme d’une personne de pouvoir et la jeune femme était fascinée par l’ombre dans ses yeux, sa voix amicale, son dos droit et ses épaules voûtées, ses jambes immobiles mais ses tendons saillants sous la peau de ses mains crispées, un visage aux traits fins et éthérés qui plaisait autant aux femmes qu’aux hommes. Au-delà de la cité, la vue en contrebas, le temps semblait ralentir malgré l’effervescence des hommes pour monter les tables et les femmes braillant des ordres aux enfants qui apportaient des assiettes décorés de mets raffinés et leurs mari un brin trop mollassons pour elle.

— Ne les aidez-vous pas ? S’enquit Reilaa en s’arc-boutant par-dessus la pyramide, tête et buste suspendus dans le vide.

— C’est leur plaisir de s’occuper des festins sans que leur chef ne guette leur moindre geste. Moi, j’assiste, je fais un discours, je goûte et je repars. Il est important de discuter librement sans avoir la pression que mes oreilles trainent quelque part.

Reilaa fronça les sourcils, perplexe.

— Ils peuvent formater une rébellion conte vous sans que vous n’en sachiez rien, répliqua-t-elle bien qu’elle appréciait ce principe de liberté. Elle-même ignorait combien de temps elle aurait pu tenir si elle suspectait chaque œil et oreille de la surveiller. Les Hommes-Roches exprimaient haut et fort ce qu’ils pensaient alors que dans les cités, il y demeurait toujours des murmures.

— La nature humaine est vicieuse : des œillades trop prononcées, des sourires inexistants ou trop insistants auraient tôt fait de vous prévenir.

Si Reilaa savait ordonner une tribu, elle ignorait tout des complots de l’ombre. Aucune Homme-Roche n’atteignait prophète et guérisseur non par leur rôle sacré porté par leurs congénères mais par celui de Liu-Yella. Ils étaient les messagers de leur déesse, sa chair et son esprit bien que le choix se faisait selon des critères précis et l’erreur possible.

— Pour l’instant, je n’ai rien reçu de tout ceci.

— Avez-vous été formé au commandement ?

— Oui, j’étais le seul enfant de mon père. Lecture, politique, psychologie et j’ai tout eu, sauf peut-être l’histoire et le combat. Je n’ai rien d’un grand général de guerre.

Reilaa ne pouvait que confirmer cette affirmation ; aucun chef de guerre des autres cités ne se promenait seulement vêtu d’un large pantalon de toile, de chausses et sa coiffure, loin d’être supportable lors d’un combat suffisait à s’asseoir sur un trône et à délibérer. Ses sourires n’atteignaient jamais ses yeux ni ne déridait complètement son front. La direction du Tiers lui avait été imposé et lui-même n’avait pu la refuser, endossant son rôle par obligation et non par choix contrairement à Reilaa qui acceptait la décision de Mirri. Dans un certain sens, elle le comprenait et en certains instants comme celui-ci, elle ressentait même de la pitié pour lui.

— Je vous envie, déclara Cohello. Vous avez tout ce que j’ai toujours souhaité étant enfant : une famille unie avec des frères et des sœurs avec qui vous amuser et le choix de votre avenir. Vous avez décidez de devenir prophétesse.

— Oui, acquiesça Reilaa, mais l’intronisation d’un nouveau prophète est autant une période de deuil que de joie ; seule la mort autorise le guérisseur à en choisir un nouveau.

— Choisir. Vous auriez pu refuser.

— Peu le font. Un prophète n’est pas choisi à la hâte, certains mettent plusieurs semaines se décider entre de potentiels candidats.

— Pourquoi avez-vous accepté ?

Reilaa réfléchit. La question était simple en soi et la réponse complexe ; la fierté de ses parents, la conviction et la foi et sa déesse, ses sœurs qui l’excédaient, l’ambition… Ce oui avait été une évidence qu’elle n’avait regretté que peu de fois par la suite.

— Pour l’honneur de ma tribu.

— Seulement ça ?

Il haussa un sourcil et dans ses yeux, elle discernant le poids de son pouvoir acquis mais aussi les aveux. Après un long instant de silence où elle le dévisagea, Reilaa déglutit :

— Je crois que je l’attendais. Je ne m’entendais pas avec les autres enfants et encore moins avec mes sœurs, elles me semblaient si… faibles. C’était l’occasion de m’émanciper.

Cohello reporta son attention sur la fête qui se préparait et avec un soupir se releva en lui tendant la main :

— Venez. Nos devoirs nous appellent.

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