Chapitre 8

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« Battre son plein » n’était pas le juste terme pour ce festin. Les chants, les plaisanteries et les cliquetis de la vaisselle empilée résonnaient dans la cité du Tiers mais les yeux des bardes fixaient le vide, les rires sonnaient faux et la moitié de la nourriture traînaient dans les assiettes. Les locaux les jugeaient d’œillades curieuses et si la majorité demeurait discrète, certaines étaient grossières. Ces gens n’avaient vu que peu d’Hommes-Roches alors un clan entier pourvu de cornes, de peaux aux différentes pigmentations et aux chevelures éclatantes les intriguait.

Cohello les avait accueilli, ils méritaient bien un sourire. Filya à sa droite, Liekko à sa gauche, la prophétesse grignotait distraitement un morceau de pain dont la mie onctueuse fondait sur sa bouche et savourait le goût sucré du vin sur sa langue. Après une semaine de jeûne forcé, même l’eau boueuse aurait pu paraître succulente. Les pères de Liekko couvaient leurs fils d’un regard adorateur et à chaque bouchée prise, ils lui conseillaient d’en prendre une seconde. Etre assis à la droite de Reilaa était un honneur car tous la dévisageaient pour son titre et ses énormes cornes qui rappelaient celles d’un bouc des montagnes, selon l’image montrée par l’un des marchands des cités du Silimen. Lui-même n’en n’avait jamais vu mais renier leurs ressemblances était simplement stupide. Celles de Liekko perçaient à peine le bouclé de sa chevelure et les cornes de sa sœur étaient fines et ondulaient autour de son crâne, la parant presque d’une couronne, les siennes étaient plus imposantes que gracieuses et si elle était habituée à cette difformité, les regards scrutateurs humains ne la gênaient plus. Qu’auraient-ils pu comprendre à l’importante des cornes dans leurs cultures ? La seule chose qu’ils savaient faire mieux qu’eux était de juger sans connaître et ça, ils le faisaient bien.

Reilaa esquissa un geste vers un serveur pour remplir son verre et en tant qu’hôte de marque, elle bénéficiait du meilleur. Elle apportait à peine le verre à sa bouche que les gens l’entourant tournèrent la tête vers un point précis à travers la masse de corps grouillant entre elle et la source de cette agitation –ou de cette immobilité-, Reilaa ne discernait rien mais entendait la voix de Cohello :

— Ce soir, nous festoyons ! Clama-t-il. Buvez et mangez autant qu’il vous plaira, en l’honneur des Hommes-Roches du désert. La nuit, les ténèbres sont nos amies et elles vous ordonnent de profiter. Ne craignez que la lueur de l’aube qui sonnera la fin du festin.

Sur ces mots, elle devina qu’il leva sa chope car dans un mouvement commun, tous l’imitèrent. Reilaa, Filya et Liekko agirent de même, honoraient à leur tour les paroles du chef du Tiers, leur sauveur qui les avait épargnés de la famine. Ou plutôt leur nouveau guérisseur qui avait usé de paroles tel un guerrier une lance et sans son intervention, qu’elle jugeait de sotte malgré la bonne tournure des événements, ils erreraient dans le Silimen, tous morts dans un jour ou deux. Filya l’ignorait. Leur secret n’était connu que d’eux et ils l’emporteraient dans le désert. Il n’existait d’autres tombes pour les Hommes-Roches ; ils appartenaient à la géante endormie et après quelques semaines de repos et d’approvisionnement, ils seraient à nouveau prêts pour affronter le Cœur Ardent et lui donner corps et âmes. La prophétesse craignait cette éventualité.

Un jongleur détourna son attention avec une pirouette finement exécutée, il rebondit sur ses pieds dans une révérence gracieuse d’applaudissement. Liekko et les quelques dizaines de spectateurs l’ayant aperçus les lui offrirent et en réponse à son sourire sincère ses pères rirent. Reilaa ne parvenait à se détendre comme elle le souhaitait. La table avait beau crouler sous les mets, ils étaient en sureté entre ces murs, loin des conditions climatiques éprouvantes mais une étrange aura planait sur la ville du Tiers ; les sourires n’atteignaient pas les yeux des habitants lorsqu’ils exécutaient des cabrioles ou applaudissaient et la plupart scrutait le ciel, le visage assombri ou terrifié. La prophétesse remarqua qu’ils fixaient tous la même direction : les montagnes. Cohello les avait acceptés sans leur promettre la sureté et Reilaa ne pouvait s’empêcher de s’interroger si ce comportement et sa remarque étaient liés.

Trop interloquée pour profiter de la fête, Reilaa prétexta la fatigue pour s’enfuir. Filya ne broncha pas, habituée aux horaires décalés de sa sœur et plaçait son silence sur le compte de sa visite imprévue de la pyramide. Tous les membres de son clan profitait de ce luxe, à eux seuls, ils émettaient plus de bruits que les locaux, trois fois leurs nombre. Reilaa contourna la table lorsqu’une voix l’interpella :

— Où allez-vous ?

Un des gardes qui l’avait escorté jusqu’à son chef se tenait dans l’ombre, aussi immobile qu’une statue.

— Me coucher.

— Vous n’avez pas l’air de vous réjouir autant que vos camarades.

— La journée a été éprouvante.

Elle songeait bien à lui demander ce qu’il fabriquait ainsi fagoté de noir dans les ténèbres mais leurs affaires n’étaient pas les siennes. Reilaa ne tenait pas à s’enfoncer dans un bourbier dont elle ignorait l’issue et convaincu de ne rester dans le Tiers que le strict nécessaire pour récupérer force et ardeur et payer leurs dettes à ce peuple. Dans une quinzaine ou une vingtaine de jours, cette ville se résumerait au titre d’expérience.

— Vous êtes plus difficile à berner qu’eux, commenta-t-il alors qu’elle le dépassait non sans le contourner.

— Mon rôle de prophétesse exige une certaine discipline et maturité, répliqua-t-il avec humeur.

Cet échange ne menait à rien.

— Bonne nuit.

Il ne la lui souhaita pas : Reilaa ne s’attendait pas à ce qu’un homme préférant les ombres à la fête lui retourne la politesse. L’homme s’adossa au mur, une jambe repliée et les rayons vifs de la lumière colorée frappaient un couteau sanglé à sa cuisse. Le garde lui adressa un sourire de loup auquel la prophétesse répondit par un regard agacé.

— Vous pensez m’impressionner avec votre arme ?

Il parcourut son corps du regard, erra sur ses membres rendus maigres par la famine. Elle devait offrir une image pittoresque ; un brin d’herbe qu’un rude coup de vent briserait sans difficulté mais ses yeux demeuraient froids et fermes.

— Ne vous demandez-vous pas pourquoi je porte ce poignard ?

— Vous faites ce que vous voulez dans votre ville. Nous partirons bientôt, je ne tiens pas à me mêler de ce qui ne me regarde pas.

En allongeant la jambe, le métal disparut sous sa cape d’une immobilité presque dérangeante sous ses mouvements.

— Les femmes sont des fouineuses et je ne pense pas que l’une d’entre elle fasse exception.

— Vous devriez sortir de votre ville de temps à autre. Les femmes changent mais s’efforcent de penser avec leurs têtes bien que parfois- personne n’est invulnérable- elles cèdent à leur pulsions. Les hommes pensent beaucoup trop à leur petit confort.

— Et pas les Hommes-Cailloux ?

— Nous sommes aussi différents des hommes que des pierres. Il n’y a guère de différences entre les deux.

Il s’arc-bouta en arrière, faussement touché.

— Vos préjugés me blessent.

— Je suis polie car votre maitre a eu la bonté de nous accepter.

Le garde ricana soudain menaçant, ses épaules ondulant sous les tremblements d’un rire étouffé.

— Le maître ferait mieux de s’occuper de ses réels problèmes plutôt que de secourir des agneaux pacifistes égarés.

Reilaa ne releva pas l’insulte, elle perdait son temps. Elle avait toujours considéré les humains stupides prompts à la guerre et au sang, à la barbarie et à la mort et surtout à l’idiotie. Ce garde en était la preuve. Là où la sagesse lui conseillait de cesser d’agiter sa langue, il incluait une prophétesse étrangère dans ses conflits. Liekko, âgé seulement de onze Hautes-Saisons avait plus de jugeote.

— Vous êtes soûls d’imbécilité ; je vous causerai lorsque vous serez sobre.

Jamais ces créatures à la cervelle primitive n’évolueraient. Leurs aïeux consignaient déjà leurs bêtises, leurs raisonnements superficiels et leur intelligence qui égalait celle d’un navet dans leurs cahiers –également emportés par les brigands. Inutile de lire leurs gribouillages pour confirmer ces faits. Reilaa n’avait que profond dédain pour ce personnage qui paradait son ignorance devant elle. Dédain, certes et aussi une pointe d’amusement.

— Vous avez tort : les Hideux ne viennes peut-être pas la nuit mais ils n’en sont que plus virulents la journée. Ne trouvez-vous pas étrange qu’hormis nous, personne ne sorte ?

—Vous l’avez dit vous-même : je suis une étrangère. Je ne porte pas de jugements lorsque j’ignore us et coutumes.

— Ca ne vous a pas empêché de me juger, moi.

— Je juge le caractère humain, pas vous en particulier. Vous ne faites qu’affirmer ce que je sais déjà. Je n’ai pas besoin de vous sonder davantage pour savoir sur quel os je vais tomber mais vous parliez d’Hideux, un terme que je ne connaisse pas. Eclairez-moi.

Reilaa lui ordonnait comme on commandait un bleu dans l’armée réalisé un rapport auquel il n’y comprenait rien. Les humains effleuraient à peine l’idée de leurs pensées qu’ils en tiraient des conclusions et bien des nuances demeuraient oubliées et peu pris en compte pour résoudre un problème. Elle s’attendait à démêler une situation grotesque et fut étonnée de la simplicité de sa parole :

— Les Harpies viennent nous tuer. Petit à petit. Ils ont pris dix d’entre nous avant que nous vivions la nuit et dormons le jour.

Toute trace de taquinerie avait quitté ses yeux et sa voix, il s’exprimait avec gravité et une onde de douleur et chagrin.

— Ils ont une perçante vue le jour mais voient encore moins bien que nous la nuit, c’est pour cette raison que nous avons inversé notre cycle.

Ce qui expliquait les regards absents et terrifiées vers le ciel en début de soirée, l’enthousiasme mimé et un jeu d’acteur peu convaincant. Cohello lui avait bien annoncé des jours de tourments, une menace invisible à ses yeux qui se cachait dans les rayons du soleil.

— Nous n’en n’avons vu aucune dans le Cœur Ardent.

— La chasse est trop hasardeuse et je n’ai pas l’impression que vous ayez bon goût. Nous sommes des sédentaires et peu des nôtres accepteraient de quitter leurs appartements, se justifia-t-il.

Pour Reilaa, le choix de vivre au même endroit avait tout d’incompréhensible ; les gens étaient les même, les montagnes derrière eux demeuraient immenses et inquiétantes, jamais elles ne changeaient ou peut-être de quelques millimètres d’érosion suivant les siècles mais rien de visible à un œil humain. La disposition de leurs murailles et de leurs bâtiments restaient identiques. La notion de confort et de sécurité effleura un instant l’esprit de la prophétesse avant de la rejeter ; leurs tentes ne manquaient pas de confort bien que démontées matins et soirs. Quant à la sécurité, les deux modes de vie possédait autant d’atouts que d’inconvénients ; une vague d’envahisseurs se briserait sur leurs murailles mais à force d’assaut et de siège, elle en viendrait à bout. Ces mêmes belligérants détruiraient les Hommes-Roches avec une aisance particulière et leur seule défense restait la fuite, et tel un lapin apeuré, ils espéraient que les brigands se lasseraient de les poursuivre. Nous sommes essentiels les uns aux autres.

— Les autres cités ont-elles le même problème que vous ?

— Moins, nous sommes les plus proches de leurs nids.

— Avez-vous au moins essayé d’amorcer une conversation avec eux ?

Le tremblement de ses lèvres l’informa qu’il retenait un rire.

— Avez-vous vu une Harpie, prophétesse ? Non, sinon vous n’oseriez même pas en parler.

Elle savait ce qu’évoquait les légendes ; des êtres faits de plumes et de griffes, de la hauteur d’un homme, à bouche mi humaine mi bec causant dans un jargon incompréhensible qui mêlait mots et croassements. C’était ce qu’elle lui répéta.

— C’est un portait plutôt approximatif, renchérit le garde. Approximatif.

Il murmura ce dernier mot comme s’il se remémorait des vérités cachées, qu’il n’osait lui dévoiler tant elles étaient insupportables. Mais à qui ?

— Vous ne pouvez ni comprendre ni juger tant que vous n’ayez pas vu, conclu le garde. Je vous conseille de tenir votre langue et vous souhaite le bonsoir.

Il inclina le genou, baissa sa tête de quelques pouces avant de pivoter sur ses talons d’une manière solennelle. Reilaa fixa la ruelle où il avait disparu, muette de surprise. La prophétesse songea un instant à regagner son appartement mais devant les nuages qui voilaient la lune, signe désapprobateur de la déesse et les ombres vacillantes sur les façades écaillées, la jeune femme choisit la fête. Alors que l’obscurité gagnait du terrain, noyait les halos de lumière dans son étreinte, les citadins se étendirent et se laissèrent envelopper par l’aura des réjouissances. Réjouissances qui n’avaient rien de commun avec les autres villes du désert. Coutumes ou passions refrénées qui éclatait dans leurs âmes à l’heure des esprits malveillants, les démons s’emparaient de leurs corps détournant le visage des sommets des montagnes vers leur partenaire.

Les danses devenaient moins cérémonieuses, moins gracieuses, plus langoureuses. Les femmes ondulaient leurs bras fuselés autour des cous des hommes, les attiraient à elle, leurs lèvres frémissaient contre leurs oreilles leur murmurant des promesses et de temps à autre, Reilaa aperçut un éclair rouge, luisant, tentateur surgir d’entre leurs dents. Leurs doigts s’égaraient dans les cheveux, sur le torse, traçaient la courbe de leurs épaules du bout de leurs ongles ; de tous les couples enlacés qui s’offraient à elle, Reilaa observait la femme dominer cette relation. L’homme jouait aussi par des caresses sur les hanches, des coups de dents mais jamais en se montrant aussi brutal que sa partenaire. Elle ondulait, embrassait, ferrait, agrippait et seulement lorsque la tension devenait insoutenable choisissait un autre homme.

Les Hommes-Roches participaient aussi à cette danse qui avait tout d’une scène sexuelle mais demeuraient avec leurs compagnons et opposaient à leur lubricité des gestes plus, contrôlés moins évocateurs. Plusieurs étrangers se tournèrent vers Reilaa, objet de curiosité et surtout seule, le regard brillant de désir vers un nouveau terrain à conquérir qu’el renvoya avec des remarques acerbes si bien qu’après quatre, plus aucun ne vint la trouver. Les danseurs portaient une attention particulière aux couples homosexuels ; les Hommes-Roches attisaient les fantasmes des femelles et les femmes suscitaient l’excitation des mâles. Reilaa observaient leurs danses autant amusées qu’intriguées par les différents codes sociaux et l’intérêt que les autres leur portaient. Les nomades du Silimen imitaient maladroitement les gestes langoureux des citadins quand ces derniers les dévisageaient les yeux ronds mais affamés d’expériences nouvelles.

Les menaces des Harpies s’oubliaient, la tension dans leurs épaules se relâchait et la vie reprenait le dessus. Les flammes elles-mêmes dévoraient goulûment le bois pour grossir et chasser l’ombre, onduler en rythme avec la musique et les chants, s’étirer vers la voûte nocturne grisée par l’espoir. La prophétesse se posta assez près de la piste pour que l’énergie festive électrise ses terminaisons nerveuses et assez loin pour ne pas y participer ; savourer le bonheur des membres de sa tribu lui suffisait. Les éclats de rire de sa sœur encourageant les danseurs, Lilirh et sa femme, petit cocon de douceur et de cajoleries au milieu des gesticulations sexuelles, Liekko grignotant des grains de raisins, même ses pères empêtrés dans une conversation avec une femme d’âge mur dédaignant les festivités…

Elle s’était battue pour que ces moments puissent exister, tous avaient sacrifié et en profitait. Reilaa ne se lassait pas de ces sourires – bien qu’ils ne lui étaient pas adressés-, de l’eau si douce qui emplissait leur verre, de ce bonheur qui émanait d’eux. Ce serait son repas ce soir-là. Elle désirait le goûter, le humer, le sentir, qu’il fasse frémir son âme, qu’il déloge son cœur de sa cage thoracique. Reilaa s’abandonnait à sa faim. La faim de vivre l’obnubilait, l’obsédait, la taraudait et en cet instant, elle sut que là était son but, le pourquoi de sa naissance et de son élévation au rang de prophétesse : le bonheur et la conservation de sa tribu.

Reilaa, bien que tiraillée par le sommeil, demeura près de la fête jusqu’aux pâles lueurs précédents l’aube. La prophétesse repoussa la fatigue, se prêta même au jeu d’une danse avec Filya, étreinte plus intime que les autres couples de par leurs liens fraternels ; elle sentait encore l’adrénaline gonfler son corps et précipiter le sang dans ses veines alors qu’elel se frayait un chemin vers son logement.

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