Chapitre 10
— Comment va-t-elle ?
C’était une voix féminine étreinte par l’angoisse qui parlait.
— Elle s’en sortira. Le poison a été extrait à temps.
Un homme lui répondit, plus agacé par sa présence que bienveillant.
— Quel poison ? Hoqueta la jeune femme. Elle n’a rien bu.
— Les Harpies en induisent leurs griffes pour tuer leurs proies. Chaque son est décuplé ; elle pourrait même nous entendre si elle était éveillée. C’est pour ça qu’elle s’est évanouie lorsqu’elles ont crié. Ca les paralyse.
Silence.
— Certains de nos précédents patients ont une ouïe exacerbée, sinon elle est hors de danger. J’ai d’autres personnes à soigner maintenant.
Ses yeux refusaient de s’ouvrir même lorsqu’une coupole en bois se posa contre ses lèvres et qu’un liquide sucré coula au fond de sa gorge.
— C’est du pavot, précisa une voix étrangère, Reilaa fut incapable de préciser si elle était masculine ou féminine.
Elle plongea dans un sommeil sans rêve peuplé de monstres ailés et aux cris terrifiants.
— Laissez-moi passer ! Aboya Filya. Vous détenez ma sœur et ma prophétesse, j’exige de la voir.
— Elle a encore besoin de repos, elle vient à peine de se réveiller de treize heures de sommeil.
— Si elle vous a supporté à son réveil, elle ne devrait pas avoir de mal à me parler.
L’homme soupira, vaincu.
Ne restez pas trop longtemps dans ce cas. Le moindre effort peut lui causer un surcroit de fatigue.
— Vous n’avez visiblement jamais rencontré de femelles-roches, vous.
— De votre race, non mais des personnes irrespectueuses du travail d’autrui et désagréables oui.
Il maugréa ces quelques mots dans sa barbe consciente que l’étrangère l’entendait. Filya ne lui décocha pas même un regard. Reilaa ressentait certes la fatigue de sa convalescence mais pas autant que ses voisins, le visage couvert d’une fine pellicule de sueur, les yeux clos et les lèvres tremblantes. Hormis sa cheville entourée d’un linge humide et l’esprit vaseux après une nuit de sommeil agitée, la jeune femme se sentait aussi bien que possible après une griffure de Harpie. Un sourire sarcastique éclot sur les lèvres de Filya en trouvant sa sœur adossée au mur au milieu d’humains misérables. Reilaa, elle, s’inquiétait de cette grimace, elle qui avait souhaité que Filya grandisse désirait à présent retrouver son sourire candide.
— Est-ce l’homme ou l’esprit humain qui est faible ?
Une seule femme était présente et coup du sort ou non, elle s’en sortait mieux que les mâles aux blessures superficielles. S’accrochait-elle à la vie par orgueil, par amour pour ses enfants ou son mari, par fierté ? Son organisme la fascinait, la lenteur avec laquelle il se remettait des plaies, sa force, son regard voilé mais inflexible, la volonté de guérir, de sortir de cette pièce aux relents de maladie et de pourriture. Encore une journée ou deux et la convalescence de Reilaa serait terminée. Son ouïe aiguisé, moins que lors de l’attaque des Harpies, lui filait des migraines atroces. Chaque son était amplifié ; la respiration lui semblait aussi bruyante qu’une salle pleine de monde, elle pouvait presque entendre le crissement des poumons contre la plèvre et cette dernière frotter contre le diaphragme et les muscles intercostaux.
Hormis quelques plantes contre les céphalées, les guérisseurs ne pouvaient rien lui donner. Liekko, son apprentissage à peine commencée, ne lui proposa aucune racine complémentaire ; ils se disputaient sans cesse avec les humains quant aux soins à fournir. Les premiers les jugeaient comme un enfant sans cervelle sans même chercher à comprendre l’importance d’un rôle de guérisseur au sein d’un clan d’Hommes-Roches et lui, s’énervaient de l’inactivité de ses remèdes. Il méprisait les malades qui s’enquerraient de la composition de ses mixtures et jacassaient au lieu de le laisser les soigner. Au bout de quelques essais infructueux, il comprit que les organismes des deux espèces se diversifiaient trop pour espérer se guérir de la même façon. Son humeur se détériora en compagnie des humains si bien qu’il ne s’occupa plus que de sa prophétesse et des autres membres du clan auxquels il réservait une empathie et une compréhension de leurs problèmes infinie. Reilaa reconnut là la fierté des Hommes-Roches. Il n’y avait rien d’étonnant qu’avec cette démonstration de caractère les humains se méfiaient d’eux et Reilaa n’arrangeait rien en réagissant avec une rapidité étonnante pour les hommes du tiers mais normale pour une femelle-sable aux traitements de Liekko. Les grimaces défiguraient leurs visages. D’abord, seul Liekko fut concerné puis la prophétesse fut inclut dans ces échanges et maintenant Filya s’y adonnait.
Sa sœur s’assit près d’elle. Le drap froissé crissa sous ses jambes mais elle ne l’entendit pas.
— Ils auraient au moins pu te donner une place près de la fenêtre, ça empeste ici.
Un guérisseur la foudroya du regard.
— Les autres en ont plus besoin que moi et je ne tarderai pas à sortir.
Les remarques de Filya ne portaient guère de mauvaises intentions, elle s’inquiétait seulement pour ce qui lui restait de famille. Reilaa avait appris que selon les individus, les sentiments s’exprimaient de manières diverses, celle de Filya était plus véhémente que d’autres. Elle la comprenait aussi : sa sœur avait grandi avec cette idée, elle se battrait bec et ongle pour conserver ce qui lui restait, aussi infime soit-il.
— Ne te fâche pas, ils n’y sont pour rien.
— Effectivement, seul Liekko et amène de te soigner.
— Nous sommes trop différents pour réagir de la même manière à une même plante. Le poison a mieux marché sur moi que sur les humains.
Elle seule avait ressenti la réelle puissance de leur appel. Si les autres avaient dû interrompre leur course pour protéger leurs oreilles, aucun n’avait senti leurs poids sur leurs épaules, sans sa chair. Même une ou deux journées après, elle sentait encore ses os vibrer, son cerveau se liquéfier, son sang bouillir et son corps s’assécher.
— Liekko pense que le poison a un meilleur effet sur nous car nous appartenons au Peuple-Nature. Nous sommes plus réceptifs que les humains aux effets des plantes, c’est pour cette raison que le poison était si concentrée : pour qu’il agisse sur un organisme moins tolérant.
— Moins tolérant ? Répéta Filya en haussant les sourcils devant les nombreux malades.
— Moins tolérants au poison, moins tolérant à l’antidote. J’ai n’ai vu personne de notre clan, tout le monde va bien ?
Sa sœur acquiesça.
— Personne n’avait de fenêtres, ils sont restés en sécurité. J’habite chez Lilirh maintenant puisqu’ils n’ont plus aucun appartement à nous prêter.
Le Tiers ne lui semblait pas surpeuplé et les bâtiments se succédaient aux autres ; Cohello lui avait expliqué que l’insalubrité de certains lieux l’obligeait à les confiner. La réhabilitation demandait la lumière du jour, celle dispensée par el halo des bougies étant trop faibles et le Tiers vivant la nuit, impossible d’en disposer. Ne restait que la solution la plus pénible : loger chez quelqu’un. Reilaa refusait d’encombrer Lilirh et sa compagne de sa présence, celle-ci supportant déjà leurs fils et sa sœur. Elles accepteraient si elle le leur demandait, sans aucun doute même, il en allait de leur honneur : refuser le couvert à sa prophétesse ou au guérisseur était un outrage. Nul ne voulait encourir le courroux de l’un des deux. Ses prédateurs avait laissé planer le mystère quant à leurs supposés pouvoirs et Reilaa avait mis du cœur à l’ouvrage pour effacer cette superstition. Les habitudes étaient tenaces et tous la tenaient en respect pour son travail ou les rumeurs.
— Elles t’accepteront pour que nous ne soyons pas séparées.
Avant même de s’inquiéter de son état, elle luttait pour la réunion des deux sœurs. Elle craignait tant de se retrouver seule que son masque de sympathie enfantine se fissurait et à travers ces meurtrissures, Reilaa discernait le profond désarroi qui l’habitait.
— Nous pères ?
— Ils ont à peine assez de place pour deux, inutile d’essayer d’en trouver pour quatre.
— Je demanderai à quelqu’un d’autre, assura la prophétesse. Lilirh s’occupe de toi, je ne veux pas qu’elle se sente responsable en plus de moi.
La douceur de son regard vacilla un si court instant que Reilaa pensait l’avoir imaginé mais Filya attrapa des doigts.
— Je ne veux pas que nous soyons séparées.
— Ce ne sera que temporaire.
Elle grimaça ; sa sœur savait qu’il était inutile d’insister, que Reilaa lui ôterait toute considération si elle geignait. A la place, sa cadette lui adressa un triste sourire :
— Je ne t’ai même pas demandé comme tu allais.
— Mieux que hier, moins bien que demain. Je ne peux pas me plaindre de mon sort face à …. (d’une inclinaison de tête, elle désigna les humains alignés par rangée dans une optimisation de l’espace) eux.
Pour la première fois, Filya leur prêta son attention, se redressa et embrassa la pièce étroite sans fenêtre du regard. Ses yeux ne se posèrent sur aucun des malades plus de quelques secondes mais suffisamment dans l’ensemble pour prendre conscience de leur état et de la réelle gravité de l’attaque des Harpies.
— Ces bêtes… Nous ne les avions jamais vues. Pourquoi attaquer maintenant ?
— Nous n’étions jamais venus à l’autre bout du Cœur Ardent, si proche de l’Océan des Chaînes, lui rappela Reilaa. Nous ignorons quelles sont les coutumes et les dangers dans cette région.
— Le Silimen borde les montagnes. Nous le saurions si ces monstres s’en étaient pris à d’autres villes.
— Peut-être. Peut-être pas. Nous devrions remercier Liu-Yella pour ne pas y a voir confrontée jusqu’à maintenant.
Elle lui décocha un regard circonspect, peu convaincue par ses explications brumeuses. C’était cela aussi être prophétesse, affronter les visages réservés de ses proches en leur donnait des justifications qu’ils ne comprenaient pas et que, parfois, Reilaa ne possédait pas. Comme sa sœur, elle ne connaissait rien des Harpies hormis le nom et leur style de vie barbare. Ils avaient presque choisi de renier leur humanité pour retourner à l’état sauvage, plusieurs des peuples-animaux avaient fait ce choix. Pour les Hommes-Roches, la décision était simple : les cailloux se voulaient stériles et les humains, idiots, ne leur restait plus qu’à leur montrer leur suprématie.
— Et ensuite ? La questionna Filya. Ces oiseaux nous pourchasseront (ils lorsque nous quitterions cette ville ?
Reilaa et Liekko étaient plus que de simples figures politiques ; ils étaient le rempart contre la noirceur de l’ignorance. Seul un pas séparait l’obscurantisme de la peur, et la peut conduisait à la violence d’où son profond dégoût pour les Fils de Nogaïla. Ils se pavanaient avec de flamboyantes épées, au métal striés d’argent et au pommeau simple mais élégant, soulevaient leurs armes pour les protéger d’un mal qui n’était que le bien transformé. Ils peinaient à intégrer l’éventualité que le Bien n’était pas un point lumineux mais toute une nuance de couleurs ; le vert de l’herbe, le bleu du ciel et des ruisseaux, l’orange d’un crépuscule. Rien n’appartenait à la définition propre du machinéeisme, pourtant, il était impossible de renier leur efficacité.
Reilaa ne pouvait offrir à sa sœur une réponse « blanche », certaine, linéaire, assurée. Elle la rassura d’un :
— Je te promets que je ferai mon possible pour nous garder en sécurité.
Faire son possible lui imposait une discussion avec Cohello, l’un des seuls habitants du Tiers à ne pas froncer les sourcils lorsqu’elle ouvrait la bouche. Deux jours plus tard, Lilirh lui proposa son hospitalité. Reilaa refusa avec gentillesse mais fermeté devant la mine résolue d’Eiya, sa compagne. La jolie jeune femme redoubla d’ardeur devant le visage baissé et la bouche cousue de Filya ; la prophétesse maintint sa position et emménagea chez Sirka. Sa famille avait eu plus de chance en écopant l’un des derniers deux-pièces et Reilaa en partagea une avec leur fils, excité de ce brusque revirement. Il babillait sans s’interrompre si bien que ses pères l’obligeaient à partager leur couche pour que « la prophétesse puisse se reposer dans le calme ». Chaque soir, il insistait pour qu’elle prie avec lui, un rituel que les parents couvrirent d’yeux attendris. Elle lui enseigna la douceur de Liu-Yella, le réconfort qu’elle apportait en cas de doutes et d’incertitudes, son amour pour son peuple et les petits garçons qui demandaient à prier. Plus qu’un schéma à suivre, Liu-Yella encourageait la réflexion de ses sujets, de croire en elle par conviction, non par nécessité. La foi devait être sincère.
Reilaa lui raconta l’histoire de Siux, le premier Homme-Roche qui tira le soleil dans le ciel de Naarhôlia, celle de la Vache d’Or qui créa les déserts et celles qui triplés qui convoitèrent la place de Liu-Yella, Rien des Cieux. Le gamin l’écoutait, les yeux ronds, imaginant les combats épiques qu’elle lui contait.
Un fois endormi, Sirka la remercia d’une voix chaleureuse et vibrante d’émotions.
— C’est mon paiement pour vous remercier de m’avoir hébergée.
Elle doutait qu’il le voit ainsi mais un acte de générosité n’engageait à rien. Le prophète ne devait rien à l’éducation des enfants, trop sollicitée pour s’en occuper bien que Reilaa appréciait éveilleur l’esprit des bambins, généralement déjà bien fertiles, par des légendes et des récits de leur Histoire. De temps à autre, alors que la nuit s’installait, que la réalité laissait place aux excentricités de l’imagination, Reilaa relatait comment Liu-Yella avait façonné Naarhôlia, une épopée qui conféraient aux pyramides le pouvoir de transporter un Dieux dans le monde des Hommes. De ses histoires, elle soulignait la créativité de l’auteur mais mettait en garde contre les vérités exagérées.
Dans un esprit agile, ces exploits imaginaires se superposaient à la vie réelle, parfois avec une telle ingéniosité que chaque tremblements de feuilles semblait être une réponse. Là où les sorciers Horziens pratiquaient toutes sortes de sciences ridicules, Reilaa observait, analysait, tirait des conclusions. Si dans les jungles, la frontière entre religion et quotidien était floue, elle n’en n’était que plus visible et tranchante dans le Silimen. Liu-Yella leur octroyait la liberté de choisir, de se tromper, de s’égarer. La prophétesse n’expérimentait que trop bien ce choix en ignorant la conduite à suivre : rester dans le Tiers, subir l’attaque des Harpies et conserver la protection des gardes et des immeubles ou retourner dans le Cœur Ardent pour s’éloigner de ces monstres bien qu’encore affaiblis de leur première traversée ?
Le vote avait été d’une égalité parfaite. Dans ces cas, seuls prophète et guérisseur avaient le dernier mot et Liekko s’opposait à partir tout de suite ? Il mesurait leur départ précipité dans le Silimen comme risque avéré et les Harpies comme potentiel ; nul ne savait quand les oiseaux reviendraient alors que le Cœur Ardent les tueraient jusqu’au dernier. L’enfant lui avait lui-même murmuré qu’il trouvait les corps un brin trop maigres pour qu’ils mangent tous à leurs faim. Cohello ne leur donnerait pas autant de vivres qu’il l’avait promis.
— Est-ce nécessaire de persister dans cette voie ? Réfléchit-elle à voix haute ?
Pour Sirka, la réponse était simple :
— Nous avons un abri, de quoi boire et manger. Liekko a raison : hors de ces murs, Les Harpies ne feront aucune différence entre nous et des humains. Nous serons vulnérables.
— Combien de temps cela durera-t-il ? Des années peut-être. Je ne compte pas m’éterniser ici, le Tiers ne nous accepte pas et je crains que ses habitants, lorsque la sécheresse s’abattra réellement sur eux, nous jette dehors sans rien. Nous devrions partir tant que nous le pouvons.
— Je ne pas que ce soit la sécheresse qui tue les récoltes. Ce sont eux.
Elle avait beau tourner le problème, la solution refusait de s’imposer.
— Les Harpies ! Tout est la faute des Harpies.
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