Chapitre 11
— Pose la main sur son ventre et dis-moi ce que tu sens.
Liekko, le regard concentré, pressa ses doigts contre la peau souple de la femme enceinte qui avait accepté de jouer les cobayes pour que l’enfant s’entraine, radieuse en compagnie de son époux. Le toucher du guérisseur avait la douceur d’une caresse.
— Presse plus fort si tu souhaites sentir quelque chose.
Il s’exécuta, non sans une grimace ; la peur d’infliger la souffrance bridait ses geste.
— N’aie pas peur, l’encouragea sa patiente.
Reilaa se retint de répliquer que les rôles s’étaient inversés, le guérisseur devait entendre les craintes de son malade. Elle ne reconnaissait que les effets pratiques d’une grossesse et possédaient peu de connaissances théoriques ; la jeune femme avait tenu la main de Swieza alors qu’elle accouchait, avait suivi les actes sexuels et observé son ventre s’arrondissant. Elle se remémorait le visage rayonnant de sa sœur, ses yeux pétillants alors qu’elle caressait son ventre boursoufflé, ses lèvres étirés en un sourire joyeux. Reilaa avait des difficultés à ne pas superposer le visage de Swieza sur celui de la future maman, toutes deux semblaient faites pour la maternité. La prophétesse enferma ses émotions derrière une façade de glace. Les refouler lui permettait d’affronter la situation.
— Accentue avec tes doigts. Tu le sens ? Il donne un coup de pied.
Le visage de Liekko s’illumina, fasciné par la vie qui se dissimulait sous plusieurs couches de chair.
— C’est… indescriptible comme sensation.
— C’est un miracle, acquiesça la maman.
Son mari embrassa sa tempe. Sous ses yeux se déroulaient une scène joyeuse qui méritait d’être fêtée, félicitée avec des sourires et des compliments mais le futur de son clan la taraudait plus qu’une grossesse. Ils n’avaient jamais affronté de dangers tels que les Harpies, maintenant ils en étaient cernés. D’ombre, ils se propulsaient au rang d’inconnue de l’équation. Cohello restait introuvable, ni dans son appartement, ni dans la cité et lorsqu’elle demandait où elle pouvait l’attendre, les gardes lui assuraient que dès qu’il serait disposé, il l’enverrait chercher. Comme on cherche une chamelle, avait reniflé Reilaa. L’apprentissage de Liekko devait se poursuivre, étudier plus que les quelques plantes que chacun connaissait. L’adolescent devrait apprendre auprès de patients, auprès d’elle, d’ouvrages dans les bibliothèques et de maîtres de la médecine. Pour l’instant, il devait se contenter de ce qu’elle dénichait.
Liekko avait consulté quelques manuels sur les poisons pour soigner sa plaie, reconnu les effets des plantes choisies par les Harpies et trouvé les antidotes. Reilaa était certaine qu’il serait un aussi grand guérisseur que Mirri l’avait été.
— Est-ce la même chose pour l’un des nôtres ?
Les jeunes gens ne s’offusquèrent pas du terme, se contentèrent de fixer les doigts orange de l’enfant sur leur chair brune uniforme, heureux d’apporter la vie à Naarhôlia. Elle les jalousait. Pourquoi avait-il le droit de sourire quand sa sœur avait été enlevée ? Pourquoi étaient-ils plus éligible au bonheur ? Liekko dut répéter sa question pour retenir son attention.
— Oui. Nous sommes humains avant que la décomposition de nos corps commence, de nos boyaux à notre peau. As-tu senti le bébé ?
— Oui, Reilaa.
— Sais-tu comment accoucher ?
— J’ai lu des textes et j’ai pu assister Mirri une fois.
— T’as-t-elle laissé faire ?
— Non.
La prophétesse hocha la tête. Suivre la mère sur les six mois de grossesse et aider à naître était l’une des principales occupations techniques du guérisseur avant même de soigner plaies, contusions et empoisonnement, récurrents dans le Silimen. Les enfants étaient le futur du clan, leur éducation essentielle.
— Je trouverai une personne qui te laissera pratiquer un accouchement. Révise l’herboristerie avant ce matin, antalgie, antihémorragique.
Le gamin acquiesça gravement comme si le poids des responsabilités l’accablait. Il inspira et releva vers Reilaa un visage juvénile. Les rondeurs de l’enfance n’ont même pas encore quitté ses joues. Qu’ai-je fait en l’intronisant guérisseur ?
— Reilaa, intervint Liekko une fois les deux humains partis, l’homme reste avec la femme qu’il a engrossée. Je sais que les couples homosexuels ne sont pas coutume dans cette ville comme dans les autres cités, mais… c’est tellement étrange de les voir ensemble. Qui a décidé que les Hommes-Roches n’aiment que les personnes du même genre et pas les humains ?
— Personne. Il en a toujours été ainsi : peut-être la facilitée qui s’est transformée en habitude avec le temps.
Devant l’air contrit de l’enfant, elle reprit :
— Tes parents t’ont-ils raconté l’histoire des deux premiers rois du Désert ?
— Je sais qu’il y avait des rois dans la Horza mais pas chez les Hommes-Roches.
—Je n’étais pas née lorsqu’elles ont eu lieu mais pour être honnête, je n’ai jamais compris grand-chose à leur politique et encore moins maintenant où les rois sont devenus des seigneurs. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de rois qu’ils ne sont que des légendes, Liekko. Même le Silimen avant des chefs avant la première dérive. Sais-tu ce que c’est ? Un guérisseur se doit de connaître le passé pour modeler le futur.
Reilaa se sentait plus apaisée depuis la disparition de la femme enceinte et elle endossait le rôle de professeur avec plus de sérénité et de pédagogie. Le gamin acquiesça derechef :
— Il s’agit de la première fracture dans le continent d’Eÿkran. La première grosse querelle entre les dieux.
— Que sais-tu de ce conflit ?
Le petit réfléchit sous le regard froncé mais juste de Reilaa ; aucun enfant n’était censé l’ignorer.
— Raconte-moi ce que tu sais de la création de Naarhôlia et nous viendrons aux deux rois après.
— Naarhôlia est la troisième création des Dieux. Avant notre planète, ils en créèrent deux autres, la première était pour les géants, je crois qu’ils avaient deux visages au lieu d’un mais ils étaient primitifs, faisaient la guerre et oubliaient de prier les Dieux. Ils rasèrent ce monde pour en bâtir un deuxième avec un soleil et une lune et chacun durait six moi. Rien ne poussait et les êtres vivants qui y habitaient sont morts de faim.
— Sais-tu quelles étaient ces créatures ? Intervint la prophétesse en s’asseyant sur le siège occupé quelques instants plus tôt par le futur père.
— Personne ne le sait.
La prophétesse acquiesça. Quelques illuminés abordaient des hypothèses sur des monstres géants sans aucune réelle preuve. Personne ne pouvait affirmer ou infirmer ces théories car les deux précédents Mondes avaient été détruits après le décès de leurs habitants. Naarhôlia perdurait.
— Pourquoi les Dieux ont-ils crée la première dérive ? Soit bref, Liekko. S’il citait les multiples complots qui avaient eu lieu de la création jusqu’à la première fracture, Reilaa serait encore assise là à l’aube.
— En révolte pour l’esclavage. Les pyramides –dont celle du Tiers- dataient de cette époque, ce sont des cadeaux pour des Dieux qui ne sont pas les nôtres. Reilaa, dans les livres, ils dépeignent Liu-Yella comme une femme.
— Des élucubrations d’humains qui n’ont pu saisir la complexité de notre religion.
Liu-Yella n’avait rien d’humain : elle était serpent et une large collerette de plumes garnissait son crâne. Par habitude et simplification, les hommes la dessinaient comme une femme, parfois serpente en-dessous du nombril, se basant seulement sur la consonance féminine de son prénom. Une erreur car qui mieux que les nomades pouvaient parler d’elle ? Selon certaines sources douteuses, la déesse se servirait des pyramides pour voyager entre Naarhôlia et le monde divin. Les Hommes-Roches ne vénéraient d’autres dieux qu’elle mais la prophétesse ignorait si elle partageait les cieux avec des divinités étrangères. Peu d’histoires se baisaient sur des faits scientifiques, beaucoup sur des délires et des hypothèses.
— De quels premiers rois parlais-tu ?
— Des deux premiers. L’adjectif numéral est important, c’est ce qui a causé leur gloire et leur chute. Ils ont été les plus illustres. Ils étaient jumeaux –tu sais à quel point ce phénomène est rare chez nous-, fait qui a incité la curiosité de tous les autres clans. Jadis, le Silimen comptait pour la moitié de la Horza et plus d’une cinquantaine de tribus y vivaient.
— Aussi nombreuses ?
— Les histoires ont tendance à exagérer. Ne prends jamais comme sûre des légendes, des mythes ou des contes.
— Comment puis-je savoir ce qui est vrai, alors ?
— Je te montrerai.
Reilaa ne sait que ce que Mirri lui avait enseigné, pour le reste elle se fiait à sa réflexivité et la pertinence des songes envoyés par sa déesse. La prophétesse n’étudiait que très peu le savoir des autres ; aucun n’améliorait son exercice. Fort heureusement, les bibliothèques pullulaient de rats, des rongeurs comme des hommes et des derniers ressemblaient plus à des taupes avec peu pâle et ridée par la concentration. Ils se déplaçaient une bougie à la main, -la lumière de la journée étant absorbée par leur vitres opaques- leurs pupilles agrandis et une moue maussade entre les rayons. Elle ignorait si ces grimaces dédaigneuses lui étaient destinées de par sa considération de femme ou de visiteuse, peut-être les deux.
— Tu as raison, reprit Reilaa. Il n’y a pas beaucoup de rois-roches, une dizaine tout au plus. Les derniers pouvaient à peine prétendre à ce titre, ils usurpaient ce qui avait été conquis par leurs aînés. Une bien regrettable affaire. Ces deux rois étaient jumeaux ; le premier se nommait Tolek et le second Lenkil. La régence était accordé à l’aîné et il avait un grand projet, le plus immense qui fut jamais proposé : réunir la cinquantaine de clans en un seul. Une fois qu’il accéda au trône forgé par son peuple, il le confia sitôt à son frère pour parcourir le Silimen et exposer son grand projet. Il revint seul mais glorieux et pour fêter sa réussite, Lenkil organisa un somptueux festin. Tolek ignorait que le pouvoir avait corrompu son frère. Bien avant de se préoccuper des besoins de son peuple, il avait augmenté les impôts et lorsqu’ils ne pouvaient être payés, les Hommes-Roches lui offraient de la nourriture et il fut poignardé. Les rois suivants furent tout aussi cupides et égoïstes que Lenkil ; ils construisirent des palais alors que le peuple crevait de faim. Ils ne tardèrent pas à être destitués et comme figures d’autorités suivantes : les guérisseurs et les prophètes. Que retiens-tu de cette histoire ?
— Ne pas se fier à sa famille ? Hasarda le gamin.
— Le pouvoir est une épée. Si tu n’y prend pas garde, elle te tuera.
— Tolek n’était pas imbu de sa personne.
La protestation de Liekko arracha un sourire à Reilaa. Il comprenait.
— Rentrer en héros dans son clan lui a coûté la vie et la cupidité, celle de son frère. Le pouvoir est une chose dangereuse, un serpent que tu tiens entre tes mains. Comment rends-tu un serpent inoffensif ?
— En lui ôtant les crocs ou en le tenant derrière la tête.
— Ce qui ne l’empêche pas de se débattre et d’être encore un prédateur. Pour une épée, la règle est la même : ce n’est pas parce que tu la manies avec le pommeau que tu ne risques pas te de blesser. Le pouvoir est une chose complexe, le clan t’en donne une partie mais c’est à toi de l’utiliser pour les bonnes raisons.
Cohello ne l’avait pas appelé et Reilaa attendait toujours, d’abord avec impatience puis avec colère. Cinq soirs plus tard, elle retourna à son immeuble. Les gardes ne lui opposèrent aucune résistance lorsqu’elle présenta devant eux, les yeux flamboyants de colère, à peine serrait-elle ses poings qu’ils s’écartèrent. La prophétesse grimpa les marches, ne prit pas la peine de toquer avant de pénétrer dans la pièce avec la force et la rage d’une tempête de sable. Cohello était assis de manière à ce que seul son front s’encadre dans la fenêtre, un bras négligemment posé sur son genou replié et son autre jambe tendue. Il lui accorda un regard distrait, l’effleurait comme si elle n’avait pas été là. Son courroux, au lieu de décupler, s’évanouit.
— Qu’avez-vous fait ?
Elle ne l’incriminait pas, ne le jugeait pas, le questionnait seulement, aussi curieuse des raisons de caractère mutique qu’au manque de sa parole.
— Rien.
Reilaa s’attendait à ce qu’il crache ce mot mais seul un soupir fit frémit ses lèvres. Après un silence, il reprit :
— Je ne peux rien faire tant qu’ils ne sont pas à nos portes.
— Qui ? Souffla-t-elle.
Personne ne l’autorisait à se mêler des affaires politiques du Tiers et la prophétesse avait tendance à oublier son rang d’étrangère lorsque son peuple était en danger. La jeune femme était intimement convaincue que c’était le cas.
— Les enfants de Nogaïla comma ces Harpies. Les religieux pullulent dans les deux autres villes, je n’ai même pas été capable d’approcher le chef de Shrotain Iglys, moi qui suit maître du Tiers. Plus les jours passaient, plus leur nombre semblait grandit, à croire qu’ils se reproduisent comme des lapins mais ce n’est pas le pire : tous les habitants se conduisent comme des asservis, prêts à croire à leurs ragots plutôt que moi !
Cette fois, Cohello s’était emporté au point de bondir. Il se tenait devant elle, les poings serrés et la mâchoire si crispée qu’elle s’étonnait de ne pas entendre grincer ses dents.
— Vous étiez donc bien parti, murmura Reilaa.
— Bien sûr que je suis parti ! Et pour quel résultat ? Ils viendront, prophétesse, ils viendront toquer à nos portes et nous prendre ce qui nous est cher.
— Alors nous partirons avant.
La jeune femme releva les yeux, se rappelant soudain que Reilaa n’était pas conseillère mais une exilée.
— Vous faites bien. Fuyez. Pourquoi êtes-vous venue alors que je triture mon cerveau à la recherche de solutions ?
Elle se retint de répliquer que sa réponse ne se trouverait pas derrière une fenêtre.
— Vous auriez pu nous dire que vous étiez la proie des Harpies.
— Je l’ai fait : j’ai précisé que je ne pouvais garantir votre sécurité. Vous êtes en vie et cela suffit.
— Non. Ces oiseaux nous prendront en chasse une fois que nous quitterions le Tiers. J’exige que ce souci soit réglé.
— Et moi j’exige que les Fils de Nogaïla ne se prennent pas pour des invités mais ils réclameront le logis et le couvert. Je ne peux pas vous aider.
— Faites-le au moins pour votre peuple.
— Que proposez-vous, vous qui semblez si sûre de vous avec vos grands mots et vos ordres ?
Il lui posait une question mais le ton n’en n’était pas moins grinçant de rage à peine contenue.
— De leur parler, de trouver un arrangement.
Un sourire moqueur éclaira un instant son visage et ses yeux effleurèrent le mollet aux large croûtes de la prophétesse.
— J’ai surpris leur regard, avoua-t-elle d’une voix plus douce, plus amicale. J’y ai vu de l’intelligence ; je ne sais rien sur ces créatures ni même si elles seraient capable de vous comprendre. Qu’a-t-il à perdre à essayer ?
— Que leur dirai-je ? Je leur proposerai la paix et un banquet pour fêter notre nouvelle entente ?
— Si c’est nécessaire, répliqua Reilaa d’un ton plus froid. Essayez au moins : ils ont l’habitude que les gens crient à leur apparition, ils seront surpris de vous entendre parler.
Cohello enfouit les mains au fond des poches de son pantalon dans une posture qu’il souhaitait décontractée, ses épaules tremblèrent.
—Pourquoi ne le faîtes-vous pas ? Pourquoi me le demander ?
— C’est votre ville.
Reilaa refusait de lui dévoiler la réelle raison, celle qui pourrait compromettre leur fragile alliance.
— J’imagine que j’ai réussi quelque chose à y gagner. Bien, je le ferai.
La prophétesse retint de justesse un soupir et se détourna vers la porte lorsqu’il l’interpella :
— Vous êtes la seule qui osez me parler sans détour, y-a-t-il une raison valable ?
Son visage s’était adoucie et Reilaa comprit que devant elle se tenait le jeune home à peine sorti de l’adolescence plutôt que le maître.
— Parce que j’ai l’impression de vous comprendre.
La prophétesse pivota les talons et s’en fut.
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