Chapitre 12
— Prophétesse, vous devriez venir voir ça.
Une semaine et demie après leur arrivée dans le Tiers, Lilirh la réveilla par cette phrase. De par sa mine soucieuse et ses sourcils froncés, Reilaa ignorait à quoi s’attendre car si la femelle-Roche possédait un tempérament de feu pouvant passer d’un claquement de doigts d’une gentillesse infinie à une crise de colère que seule sa compagne réussissait à apaiser, son visage exposait peu les traits tirés et dur du doute. Avec sa permission muette, Lilirh se posta près de la fenêtre où les traces de doigts pullulaient, reflet de l’appartement où vivaient les trois jeunes gens et un enfant. Des lézardes glissaient le long des murs, les planches grinçaient sous le moindre de leurs mouvement, de la peinture ne demeuraient que quelques plaques arbitrairement éparpillés mais c’était l’un des logements les plus luxueux. La plupart résidaient dans des appartements liés par des couloirs et pour descendre, tous devaient traverser les pièces habités par d’autres familles, au moins celui-là était isolé.
Elle discerna sa sœur se mouvoir derrière la femelle-Roche, la mine soucieuse. La jeune femme, avait encore bouffis de sommeil bien que les chaleurs assassines de l’après-midi s’installait, toujours plus étouffante dans ces logis mal aérés malgré l’ombre accueillante, regarda dans la rue. Elle nota que le ciel paradait dans une teinte céruléenne identique à la veille, que les appartements préféraient prolonger leur vie dans l’Après-Mort plutôt que lutter dans le Silimen et une horde de Fils de Nogaïla marchant en rang serré, quatre rapproché selon l’étroitesse des ruelles. Devant cheminait trois individus, peu mais richement vêtus ; leur front ne s’embarrassait guère de gouttes de sueur, les cheveux tirés en arrière témoignait d’une lotion coûteuse, ce qui retenait son attention toutefois était leur tunique. Pourpre et fendus sur les côtés jusqu’aux genoux, elle cinglait leur taille avec élégance et drapait leurs épaules avec prestance, un habit pour impressionner, pour commercer, par pour une chevauchée dans le désert. Leurs destriers ne semblaient souffrir d’une longue cavale dans le Silimen ; leurs enjambées étaient souples et dynamiques.
— Que font-ils ici ? S’enquit Filya, formulant haut ce que les autres dissimulaient dans leurs grognements.
— Rien de bon, j’en ai peur. Ces vipères traquent et corrompent au nom d’une religion polythéiste.
Lilirh ponctua sa réplique d’un plissement des lèvres de dégoût. Reilaa aurait aimé la rectifier néanmoins ses propos sonnaient plus vrais que non, les crimes pour leurs idéaux maculaient leurs mains d’un sang invisible. La prophétesse pinça les lèvres pendant que la colonne progressait.
— Nous n’avons rien à voir avec eux. C’est au maître de les recevoir.
Pourtant le lendemain, elle se trouva assisse à ses côtés à la demande de Cohello et d’un des Fils de Nogaïla au regard acéré et scrutateur, à la bouche serré. C’était un homme sec au visage fier mais dur, aux cheveux d’argent et à la barbe tressée, le physique caractéristique d’un militant mourant pour défendre ses valeurs. Envoyé par le Haut-Dirigeant de sa confédération, un homme qu’elle n’avait jamais vu mais que Reilaa imaginait joufflu et des doigts serti de bague dont l’une pourrait payer un mois de nourriture à une famille entière marteler des parchemins, il insistait à parler à toutes les figures d’autorités présentes dans le Tiers qu’elles dirigent la ville ou non. Liekko à sa droite, la prophétesse à sa gauche, Cohello siégeait plusieurs marches au-dessus d’eux informant les étrangers de leurs rangs. Il se présentait à eux dans une des tenues habituelles, presque identiques à celle qu’il portait lors de leur première rencontre : le torse et les pieds nus, les dreadlocks fouettant son épaule à chaque inclinaison de tête et un pantalon ample différent du précédent par une seule ligne verticale de la taille à la cheville rouge, tout en sobriété alors que Reilaa arborait une robe d’un bleu irisé, quelques chainettes pressant ses biceps, un bijou s’enroulait autour de ses cornes pour se rejoindre en pendentif en forme de dune, symbole de Liu-Yella, sur son front et contrairement aux maîtres, elle portait des babouches. Le guérisseur, encore un enfant, n’était vêtu que d’habits simples et élégants. Le Fils de Nogaïla la dévisagea et si aucune grimace de dégoût ne déformait le pli de ses lèvres, ses yeux insistants et durs ne dissimulaient pas sa répulsion envers elle.
— Ne perdons pas plus de temps que nécessaire, déclara Cohello et le silence se fit dans la salle peinte en blanc. Toutes les personnalités influentes sont réunies pour vous entendre. Je ne voudrais guère me montrer inhospitalier, surtout envers les représentants de la Foi, mais je n’ai assez de vivres pour vous nourrir tous.
Tactique dangereuse, songea Reilaa.
— Nous ne sommes pas là pour user de vos récoltes, répliqua le religieux sans broncher, nous ne répondons à Naarhôlia que la bonne parole des Dieux et réalisons les actions pour lesquels ils nous sont destinés.
Il s’interrompit, attendant une bénédiction qui ne franchissait pas la bouche de maître. Certes, Reilaa ne tenait guère ces fanatiques en haute estime, mieux valait néanmoins les avoir de son côté plutôt que contre. L’épée qui battait leurs cuisses le confirmait.
— Nous venons de Shrotain Iglys continuer notre périple vers le Tiers. Le Haut-Dirigeant, après une vision envoyée par la Déesse-Mère Ombala, nous commande de vous avertir : si vous ne vous convertissez pas au Culte Horzien, les seuls vrais Dieux, nous serions obligés de vous attaquer.
La prophétesse réprima un hoquet, ses phalanges s’agrippèrent aux accoudoirs de sa chaise pour éviter de trembler. Cohello demeurait de marbre, figée dans la pierre.
— La déesse a accepté trop longtemps le culte de Dieux impurs et hippies, il est temps que cela cesse et que tous prennent conscience de la véracité de la Foi.
Foi singulière qui ne portait plus de nom désormais.
— Non.
Ce simple mot eu l’audace de baisser la température de quelques degrés et c’était Reilaa qui eut l’honneur de le prononcer. Le Fils de Nogaïla braqua sur elle des yeux malicieux et pernicieux, la haïssant de par sa condition de femme et de croyante à une autre religion que la sienne. Elle soutint son regard en silence.
— Réfléchissez mieux.
— C’est tout réfléchi. Nous n’imposons pas notre vision du monde, pourquoi devrions-nous suivre la vôtre ?
— Nos Dieux sont les seuls qui existent.
— Le ciel est assez vaste pour les abriter tous.
Ils se foudroyaient du regard, attendant que l’aube rompe sa garde, s’incline, se brise l’échine sous la force de volonté de l’adversaire mais ni l’un ni l’autre ne faiblit. Seule la voix de Cohello cessa le duel :
— Mon peuple est athée. Comme les deux villes voisines, vous avez pu vous en rendre compte. Répétez-nous ce que vous leur avez dit car ma réponse est sans doute la même.
— Nos armées sont prêtes à attaquer.
Il existait, au sein de cette stupide et hypocrite organisation, deux orientations : les architectes, des rats pullulant dans des établissements religieux, les Elerys qui se prenaient pour des érudits et les militants, des guerriers amenant la sentence et chevauchant avec la mort. Ni seigneurs ni propriétaires de dorakkars n’étaient au-dessus de cette théocratie, pas même les anciens rois qui cherchaient accords auprès de ces manipulations. Avec le temps, la Horza entière s’était pliée à leurs exigences, petit groupe de fanatiques qui par leurs influences, leurs illusions et leurs coups bas s’adjugeaient un pays, ne résistait que les peuples nomades et le Silimen. Diverses croyances courraient dans le désert, des agnostiques, un cule de Liu-Yella en passant des Dieux au corps d’animaux et aux têtes d’hommes, la plus étrange qu’elle ait vue se composait de jambes torses et poilues, d’une tête aux deux visages et un troisième sur le torse, aux bras longs mais trapus, aux doigts enroulés autour d’un fléau. La divinité de l’abondance et de l’agriculture.
— Vous voudriez nous tuer ? S’informa Cohello.
— Pas vous tuer. Vous forcer à comprendre que vos Dieux ne sont que des personnifications de la pensée et vous encourager à emprunter la voix de la sagesse. Shrotaïn Iglys a su reconsidérer notre proposition.
— Une proposition ? S’insurgea Cohello en se redressant sur son fauteuil.
Là où Reilaa n’était que froidure, Cohello exposait le feu de la colère, un courroux perceptible au trémolo de sa voix et à la raideur de son dos.
— Vous me menacez dans ma ville, sous mon toit en proférant des menaces de mort ? Pensiez-vous que je ploierais le genou sous quelques provocations ? Vous êtes chez moi et si le désir me prenait, vous vous retrouveriez en geôle avec des promesses de tortures réelles.
Il appuya sur ce dernier mot.
— Ce serait le moyen le plus rapide pour vous que l’armée entière campe devant vos portes. Je n’ai détaché qu’un ridicule groupe de fidèles de peur qu’ils ne survivent pas aux exigences du Silimen. Facilement remplaçables.
Le militant dardait sur Reilaa des yeux la mettant au défi de répliquer, la jeune femme réprima un raclement de gorge sarcastique. Pauvres créatures si faibles. Quel dommage que les Hommes-Roches soient en voie de disparition, nous aurons écrasé leurs misérables et puériles revendications en quelques jours. Tout aussi mortels que les humains, ils comptaient sur leur force et leur vivacité supérieures de leur esprit pour vaincre.
La disparition de leur espèce était due à un territoire trop restreint et des groupes trop nombreux. Les naissances étaient contrôlées jusqu’à ce que la moitié de leur population disparaisse, puis les trois-quarts et la quasi-totalité sans que les nouveaux nés puissent remplacer leurs aînés et ajoutés aux conditions climatiques extrêmes, les plus faibles ne survécurent pas. La séléction génétique jouait maintenant en leur faveur et seuls les traits les plus utiles étaient conservés ; les femmes s’accouplaient à des hommes forts et vigoureux et les mâles choisissaient les femelles à l’esprit vif capable de chasser aussi bien que de coudre des tentes. Reilaa n’avait écopé aucun trait de ses parents biologiques : ni la solide musculature de Zjorlè ni la souplesse de sa mère. En guise de réparation, Mirri avait décelé chez elle un sens de l’observation accru et une intelligence rigoureuse qui contrastait avec l’étourderie de leur ancien prophète.
— Pourtant, vous ne vous inquiétez pas des conséquences de vos actes et parlez comme si le Tiers était déjà sous votre commandement.
— Il serait plus judicieux que vous donniez vôtre trône au culte de Nogaïla avant que le sang ne coule.
— Il suffit !
Sa voix résonna, autoritaire et si puissance qu’elle cloua Reilaa sur sa chaise. Elle qui l’avait cru doux et timorée n’oublierait jamais l’image qui s’offrit à elle en jetant un œil par-dessus son épaule : un Cohello furibond, une main entourant l’accoudoir telle une serre sa proie et son autre poing serré. Il s’apprêtait à bondir sur le militaire comme en témoignait la courbure de son torse légèrement arrondi et ses orteils ramenés contre les pieds de son fauteuil. Sa mâchoire était si serrée qu’elle s’étonnait ne pas entendre ses dents grincer.
— Je ne permettrai pas que vous m’insultiez davantage dans ma propre demeure et encore moins mon peuple. Si vous vous acquittiez correctement de votre tâche, peut-être aurions-nous pu converser autour d’un verre de vin.
— Nos Dieux nous ordonnent de supprimer ces blasphèmes que vous surnommez religion, pas de répendre de l’amour.
— Alors vos Dieux sont cruels et peut-être devrions-nous inverser la situation ; vous devriez envisager de vous convertir à nos croyances.
Les joues creuses de l’enfant de Nogaïla s’empourprèrent et une fois sa victime trouvée, les flammes de son courroux s’embrasèrent.
— Cette demoiselle et ce jeune homme vous ont écouté avec patience. Rendez-leur la politesse.
— Je n’ai pas de paroles à écouter d’un gamin et d’une cata.
Liekko trouva un intérêt nouveau à ses phalanges, Reilaa se contenta de froncer les sourcisl, d’incliner la tête sous les tintements de son amulette.
— Cette entrevue est terminée. Sortez tous.
Le religieux les foudroya tous du regard l’un après l’autre. La prophétesse tendit le bras vers le gamin qui se ratatinait sur sa chaise comme s’il cherchait à faire corps avec elle et leva un regard effrayé. Il doit encore apprendre.
— Que va-t-on faire, Reilaa ?
— Pour l’instant, rien. Tu n’en parleras à personne d’autre que moi, me le promets-tu ?
— Oui.
Bien que ses yeux restaient fuyants, ses épaules se détendirent.
— Tu te souviendras de cette discussion durant de longues années. Elle te donnera des sueurs froides, te réveillera la nuit. C’est normal. Viens me voir lorsque tu auras besoin de parler.
Elle enroula un bras protecteur autour de la nuque de l’enfant pour l’attirer contre son flanc mais il se dégagea.
— Je suis grand, tu n’as plus besoin de me materner.
Sans un mot supplémentaire, il s’enfuit malgré ses tentatives pour le rappeler.
— Pauvre gosse. J’aurai aimé ne pas lui infliger ça.
Personne n’aimait précipiter un enfant vers l’âge adulte mais il avait accepté son rôle de guérisseur, le clan comptait sur lui.
— Reilaa, pourriez-vous rester ?
Si sa demande l’interpellait, Reilaa ne broncha pas, encouragea Liekko à gagner le giron familial et une fois seule, s’approcha de l’escalier. Cohello s’affalait dans son siège, avait tendu ses jambes et se massait le front en grinçant des dents ; a prophétesse n’osait gravir les marches pour pénétrer dans sa bulle. Il ne pipa mot pendant quelques instants et enfin, l’invita à monter. Elle ne s’approchait pas d’un prédateur où chaque geste était guetté mais d’un enfant en quête de solutions, à la recherche d’aide et l’appel qu’elle lisait dans ses yeux la captiva, lui étreignit le cœur. Le désespoir qui torturait ses traits aurait pu dérider des montagnes, sa souffrance, si intense s’imprimant sur son visage la pétrifia ; il possédait de ces visage où toute émotion se reflétait et Reilaa, comme chaque être humain, n’était pas insensible. La jeune femme, déstabilisée par la puissance de son désarroi ignorait comme réagir et alors que l’esquisse d’une remarque glissait de son esprit à sa langue, il l’interrogea, sa voix vibrante de douleurs et de tourments :
— Que feriez-vous pour sauver votre peuple ?
La réponse s’imposa, sans réflexion, se bornant en un seul mot.
— Tout.
Sa main retomba sur sa cuisse. Dans cette position, celle qu’adoptait tout homme devant un problème irrésolu, il ne ressemblait ni à un chez, ni à un maître, ni un roi ni à quelques autre figure d’autorité ; les rapports s’équilibraient : Reilaa n’ait plus cette étrangère munie de cornes et lui, sa prestance l’avait déserté. Tous deux fixaient le sol sans le voir.
— Je n’ai jamais voulu cette position, se confia-t-il. Ordonner, choisir. J’ai toujours haï la régence de mon père, je me désintéressais de la politique et de la religion, le gamin que j’étais voulait voir le monde, vivre des aventures. Je regrette avoir autant rêvasser quand j’aurai pu affuter mes armes. Vous devez me trouver pathétique.
Au premier regard, elle ne pouvait nier son air égaré et indécis mais les quelques secondes supplémentaires où elle avait vu son regard, elle sut qu’il la hanterait le reste de ses jours. Elle découvrait, plus qu’une personnalité, une âme et face à tant de voiles de bienséance arrachée, une scène si intime et délicate, Reilaa s’obligea à sa confesser :
— Et vous, vous avez dû me trouver froide. Il est vrai que j’ai toujours eu ce caractère solitaire et un peu… mordant. Autrefois, je riais et jouais avec les enfants de mon âge, moins que mes sœurs car au bout d’une heure ou deux, ils m’exaspéraient. Deux ans après mont intronisation de prophétesse, nous nous étions rendus dans une ville pour commercer. Là-bas, nous avons occupé, l’ancienne guérisseuse et moi, une chambre de palais princier. Le roi avait cinq filles et la troisième était un cas… compliqué, renfermée et agitée, elle volait dans l’espoir qu’on la remarque, piquait des fards extraordinaires et surtout personne ne l’approchait. Une nuit, alors que j’avais l’habitude de piquer un gâteau aux cuisines, j’ai surpris la princesse assise au bord d’une des fenêtres, les jambes dans le vide, immobile. Les enfants s’amusent à battre des jambes, regardait le ciel mais elle, rien. Au fond de moi, je savais ce qu’elle avait en tête, l’acte ignoble qu’elle projetait d’infliger à son corps. Je me suis cachée derrière un fauteuil deux fois plus épais que le vitre et j’ai hésité à l’appeler. Je ne me souvenais même pas de son nom mais un « hé ! » aurait suffi. J’aurai soupesé le pour et le contre de l’interpeller ou retourner dans ma chambre grignoter mon gâteau et agir le lendemain comme si rien ne s’était passé. J’ai dévisagé son dos de longues minutes jusqu’à ce qu’enfin, je me décide à lui parler mais il était déjà trop tard. J’avais à peine formulé le « hé toi » que je m’apprêtais à lui lancer que la princesse s’était lancée du haut du palais. Elle a tourné la tête juste avant de disparaître et surpris mon regard. Le sien était interloqué, presque heureux que quelqu’un l’ait remarqué, qu’au moins une personne se souvienne d’elle après sa mort.
Pendant sa tirade, Reilaa avait rabattu ses cartes, se dévoila avec toutes ses hontes et ses défauts. L’accusation qu’elle se portait l’obligeait à s’asseoir sur la quatrième marche, aux pieds de Cohello et celui-ci pinça son menton et à son tour ressentir la puissance d’une âme derrière un regard.
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