Chapitre 13
Chapitre 13
Ils ne reparlèrent plus de cet échange or, il était indiscutable de nier une évolution de leurs rapports. La gêne et la malaise s’installait entre eux, leurs regards s’évitaient conscients que l’autre, cet ami, cet adversaire détenait un fragment même infirme de leur âme. Entre ses mains, Cohello tenait la source de son dévouement à sa tribu : l’incapacité à sauver une personne en souffrance et elle, parasitée par ce visage où l’émotion prenait vie, désarçonnée par cette intensité et la fragilité de celui qui se prétendait maître du Tiers. Elle ne pouvait le voir sans y songer et superposer mentalement ce visage à cette autorité de façade qui sied à un roi qu’il arborait avec ses conseillers. Les avis divergeaient lors de ces conseils, s’opposaient, tous amenaient leurs sciences jusqu’à ce que l’un des leurs propose une alternative :
— Demandez-leur du temps, suggéra un petit homme ventre, et devant l’incompréhension qui se peignait sur leurs traits, il précisa : acceptez leurs requête, dîtes-leur que vous avez besoin de temps pour une transition. Les Enfants n’attaqueront pas la ville si nous ne nous déclarons pas hostiles et rien ne nous interdit d’oublier nos croyances si nous les respectons en secret.
C’était une alternative qui méritait réflexion bien que mensongère et un brin trop facile pour Reilaa. La prophétesse elle-même se heurtait à une impasse : le clan avait subi une attaque, ils ne survivraient pas à une seconde.
— Non.
Cohello venait de trancher bien que son conseiller tentait une ébauche de réponse en ouvrant et en ferment la bouche. Il rappelait à la jeune femme un poisson hors de l’eau.
— Maître. Songez-y, quel risque courrons-nous en nous soustrayant à leurs lois ?
— Pour l’instant, je me demande surtout pourquoi je t’ai fait venir. Je refuse que les miens mentent parce que je suis trop couard pour me battre pour mes croyances. Changez de stratégie ou je vous renvoie chez vous et pas par la porte.
Ils étaient au premier étage : la chute ne serait pas mortel mais il risquerait fort bien de se casser un membre ou deux. Arc-bouté sur la table, les poings serrés et le visage tiré, il visualisait la carte du Tiers déplié sur une table en bois verni orné d’arabesques dorés représentant de féroces et majestueux lions, un paon prisonnier sous leurs pattes, son bec ouvert dans un cri muet. En contraste à sa posture belliqueuse, Reilaa se tenait de l’autre extrémité de la table, ravissante dans sa robe mauve à châle bleu, menue et frêle. La prophétesse avait toujours déploré sa taille, petite même pour des Hommes-Roches : elle arrivait à peine à l’épaule de son voisin, un homme de taille normale bien que son dos restait tendu. L’intelligence et le froid de son regard tranchait sur son visage. Non pas qu’elle se jugeait belle, tout au plus commune en compagnie de ses sœurs, elles de réels standards de beauté chez le peuple pierre ; son nez tordu, ses lèvres trop fines, son menton trop pointu presque dépourvu de mâchoires et ses oreilles si pointues qu’elles se dressaient entre deux mèches de cheveux. Personne n’avait pu qualifier Reilaa de beauté même si la robe la rendait « commune ».
— Y aurait-il des villes prêtes à se battre à nos côtés.
— Personne ne vous aidera, intervint Reilaa en barrant de son index les deux cités à la droite du Tiers et traçant des croix sur les autres trop éloignés ou qui possédaient un dirigeant flegmatique. Il n’en restait que quatre.
— Seules celle que je n’ai pas touchées pourraient venir vous aider : ils tiennent à leurs croyances autant que vous et connaissent l’art de la guerre.
— Combien de soldats disposent-ils ?
— Toutes réunies, je dirai près de six cents.
— Le tiers de leur armée présente devant nos portes.
Reilaa se désintéressa du plateau pour scruter le visage de Cohello dissimulé derrière ses dreadlocks. Il n’exprimait rien : ni colère, ni dépression.
— L’un de vous aurait-il une autre idée ?
— Envoyez-leur un message, maître, qu’avez-vous à y perdre ? Déclara son voisin.
— Il ne survivra pas dans le Cœur Ardent, répliqua Reilaa. Plusieurs des nôtres sont morts.
Elle sous-entendait la fragilité caractéristique des humains résidents dans les villes avec le confort que cela impliquait et s’ils optaient pour une existence de nomades, ils persistaient à vagabonder dans un rayon proche des cités. Les habitants de Tiers se nourrissaient de chèvres soir et matin, se gavaient d’eau et aucun ne cherchait à partir avec la menace venue du ciel.
— Que proposez-vous ?
La tête de Cohello se redressa, la peau se tendit sur son cou, traça le renflement de sa pomme d’adam. Il n’y avait rien à suggérer. Les Trois Dames, de par leur géographie, vivaient en marge du désert, riches du commerce avec les territoires Horziens ; aucun ne survivraient aux caprices de la géante.
— Mes pères souhaitent retourner dans peu de temps dans le Silimen, si vous leur donnez suffisamment de provision, ils iront.
— Combien de temps mettront-ils ?
— Six mois pour les plus proches, huit pour les plus éloignés.
Devant son visage de marbre, elle précisa.
— Au moins avez-vous la certitude qu’ils arriveront.
— Nous n’avons pas le temps ! S’écria le conseiller pansu.
— A moins que vous n’ayez un autre plan, nous nous y conforterons.
— Que dirons-nous aux Enfants de Nogaïla pendant tout ce temps ? Sans même savoir si vos soi-disant cités (il adressa à Reilaa un regard en coin) accepteront de nous aider.
— Nous leur préciserons que nous avons besoin de temps, ils préféreront attendre plutôt que nous forcer : la Foi est plus pure et plus forte si elle vient du cœur.
Il darda sur Reilaa une œillade qu’elle fut incapable de déchiffrer, à la fois trop personnelle et révélatrice qui expliquaient son rapport à la religion, l’importance qu’il portait à son peuple : ce regard possédait une détermination inébranlable, un courage qui nécessitait folie.
— Reilaa, qu’êtes-vous prête à faire pour votre peuple.
L’interrogation la surprit, non pas qu’il la lui avait déjà posée mais parce qu’elle comprenait son raisonnement, il la forcerait à avouer qu’elle sacrifierait sa vie pour les Hommes-Roches, rendrait regard pour regard à ces conseillers avec la question sous-entendue : je ne peux laisser une sauvage du Silimen se montrer plus civilisée que moi. Les apparences et leur orgueil le sauveraient.
— Tout.
Elle renoncerait même au Vert Paradis de la Déesse Serpent pour sauver Filya quitte à arpenter Naarhôlia pour l’éternité. La prophétesse, bien que ne possédant aucune compétence pour le combat brandirait hache et bouclier pour défendre ses valeurs et croyances mais pour l’instant, ses duels n’avaient nécessité que sa langue malhabile et la férocité de la flamme dans ses iris.
Ils se fixaient encore du regard lorsque de terribles cris obligèrent Reilaa à se protéger les oreilles et à s’arc-bouter et sa gorge émit un son strident. Sous les fenêtres de Cohello, des humains hurlaient. Les conseilleurs se précipitaient sous la table, le visage enfoncé dans leurs genoux tandis que Reilaa, incapable de ramper se contorsionnait de douleur mi debout mi accroupie. Derrière ses paupières fermées, la jeune femme ne vit pas le maître se glisser vers elle et tendre la main pour attraper son poignet ; elle sursauta et le gifla avec une force qui l’envoya au sol. A moins que ce ne fût la surprise qu’engendrait son geste. Ses cris ne cessèrent que lorsque l’un des conseilleurs lui arracha sa cape, la glissa entre ses dents pour l’attacher derrière son crâne. D’énormes paumes s’abattirent sur ses oreilles, le hurlement des Harpies s’atténua et ses convulsions perdirent de leur intensité bien que sa respiration demeurait rapide. Quelques longues secondes plus tard, le silence s’abattit sur le Tiers- à croire que les Harpies avaient disparu mais Reilaa savait que ce n’était qu’une illusion qui pousserait les plus crédules, s’il y en avait encore, à sortir-, le conseiller délogea ses mains de son crâne et la prophétesse lutta pour ne pas s’affaisser de tout son long. Cohello avançait à quatre pattes, aussi silencieusement que possible vers l’escalier. A la lueur déterminée mais vacillante de son regard, elle savait qu’il avait un plan. Avec un hochement de tête pour le conseiller, elle rejoignit le jeune homme.
— Je viens avec vous, murmura-t-elle.
Sa tête pivota, ses yeux devinrent dur comme pour formuler ce « non » qui le démangeait tant et au dernier instant perdit sa langue. Peut-être savait-il qu’il était inutile de négocier avec une femelle-roche, peut-être trouvait-il en sa compagnie du réconfort ou peut-être s’en fichait-il tout simplement, quoi qu’il en fût, il lui désigna l’escalier d’une inclinaison de tête. La prophétesse comprit qu’il souhaitait descendre. Elle ignorait quelle était son idée, si elle valait le coup de risquer leur vie – cela, elle en était sûre-, au moins proposait-il une solution, un comportement à suivre et à imiter. Se reposer sur les autres n’avait rien de plaisant mais moins désagréable qu’elle le pensait. Ils descendirent les marches, Cohello en premier. Ils se glissèrent derrière les portes, raides comme des piquets, se calmaient avant de se jeter dans la dévastation qui régnait dehors. Ses lèvres s’étirèrent en un triste sourire, il ne lui expliqua pas son plan, se contenta d’une mise en garde :
— Si ça ne se passe pas comme prévu, retournez à l’intérieur.
Sans attendre son approbation, il s’élança dans la rue, hélant les Harpies d’une voix rendue vibrante par la peur. Reilaa n’avait fait qu’un pas avant de se pétrifier. Les oiseaux, sans hurler, se détournèrent de leurs tâches pour le fixer d’yeux malicieux avant de bondir dans le ciel et voler en cercle au-dessus de lui.
— J’ai un marché à vous proposer ! Discutons.
Fascinée par le spectacle qui se déroulait au-dessus d’elle, Reilaa interrompit son demi-tour pour observer l’un des monstres descendre à sa rencontre. Alors que les autres paradaient avec de vives couleurs, celui-ci arborait un plumage plus sombre – majoritairement bruns et noirs- ponctués de quelques hasardeuses tâches rouges. Dressés sur ses pattes, il faisait deux fois la taille de Cohello et le jaugeait avec une curiosité malsaine. Ses lèvres tombantes esquissaient une grimace qu’elle interprétait comme un sourire. Un fou. C’est un fou. L’oiseau inclina la tête tel un rapace aux aguets, flaira son odeur en rapprochant son hideuse face su sommet de son crâne et intrigué, - d’un geste vif coupa une entaille sur l’épaule du maître, goûta son sang. Reilaa le vit frémir malgré ses poings serrés.
— Tu sens la peur.
La voix était incroyablement aiguë bien qu’elle appartenait à celle d’un mâle.
— Le désespoir.
La bête se posa avec lourdeur ses avant-bras et même accroupi à quatre pattes, sa tête au niveau de la nuque du jeune homme, Cohello restait aussi vulnérable qu’un enfant à peine sorti du ventre de sa mère.
— J’ai goûté l’envie.
Le monstre était intrigué par le chef du Tiers ; il jouait avec lui comme un chat avant d’égorger sa proie. Reilaa restait immobile, incapable de faire autre chose que regarder.
— Pourquoi un humain me proposerait un marché ?
A ce dernier mot, la Harpie ne put retenir ce qui s’apparentait à un gloussement.
— Les Enfants de Nogaïla nous assiègent. Aidez-nous à les battre.
L’animal s’étouffa à moitié avec son rire, son visage se tordit dans une mimique si terrifiante que la prophétesse dut prier pour ne pas détourner le regard ; si ses cauchemars devaient prendre un visage ils choisiraient celui-ci.
— Ensuite nous redeviendrons ennemis ? Nous les chasseurs, vous les proies ?
— Non, vous partirez du Désert. Le Silimen appartient aux Hommes.
Les épaules de la Harpie tremblèrent d’un rire goguenard et sarcastique.
— Ce qui nous fait deux ordres. Qu’offrez-vous en échange ?
Contrairement aux humains, l’oiseau ne tergiversait pas, commandait et soupesait l’information comme une bête intelligente.
— Tout ce que vous souhaitez tant que vous laissez mon peuple en paix.
La bête médita, leva les yeux vers ses comparses portés tels des pigeons surs les toits leurs têtes baissés vers lui, obliqua même vers Reilaa – et s’en désintéressa aussitôt.
— Une charmante créature bien que leur chair reste à discuter. Grillées, elle n’est pas immangeable. Notre ancien chef est mort, humain, une bien regrettable affaire (la lueur dans ses yeux affirma le contraire) et nous devons en choisir un autre. Vous nous aiderez maître. Soyez au Roc du Ciel dans quarante-six jours.
— Et ensuite ?
— Nous honorons notre part du marché, nous ne toucherons plus à votre cité.
La bête se pencha à l’oreille de Cohello, ses lèvres tombantes caressèrent le lobe, l’embrassaient presque ; le visage de roi se rembrunit puis sa bouche s’agita. Reilaa ne saisit les mots prononcés plus chuchotis que paroles claires et destinés à être entendues et enfin la créature s’écarta, son sourire immonde greffé sur sa figure mais ses yeux cherchant le maître. Le visage du chef n’exprimait rien, tout au plus l’incrédulité.
— Je ne comprends pas.
— Il n’y a rien à comprendre. Il n’y a qu’à être présent à l’heure du rendez-vous si vous souhaitez la paix.
— Comment puis-je savoir que vous ne mentez pas ?
La bête partit d’un éclat de rire narquois, ses yeux d’un blanc laiteux papillotèrent et ses plumes troublèrent sous les soubresauts de sa poitrine.
— Pas de certitudes à moins d’y venir.
La créature, sans même prendre de l’élan, s’élança vers le ciel et les oiseaux tourbillonnant en cercle rompirent l’harmonie de leur danse pour suivre la Harpie brune, point sombre dans le ciel ; Cohello fixait le sol. C’était ce que croyait Reilaa jusqu’à le rejoindre constater ses paupières fermées. La prophétesse s’apprêta à lui poser des questions mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Elle ne sentit ni douleur, ni désespoir, ni abattement émaner de son corps rien que la certitude d’avoir fait ce qu’on attendait de lui et hésitante, Reilaa posa ses doigts sur son épaule. Le jeune homme ne frémit pas, ne la regarda pas, ne réagit pas comme absent de ce contact physique or, Reilaa sentit que son âme réagit à la sienne. Son rythme cardiaque ne s’envola pas, ses intestins ne nouèrent pas et ses paumes ne devinrent moites que par réaction physique habituelle entre deux personnes et entre leurs esprits, il y eut bien un contact : un simple effleurement qui dévoilait beauté dans leur complexité et leur vulnérabilité.
— Je suis là, murmura-t-elle.
Elle n’était pas assez proche de lui pour que seul son souffle puisse servir de mots ou d’intentions.
—Je sais.
Et c’était vrai.
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