Chapitre 14

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— Fadaises !

— Comment oses-tu me traiter de menteur devant mes invités ? Et je ne mens pas ! Jamais je ne me le permettrai, pas sur des sujets aussi sérieux que celui-ci. Qu’as-tu à proposer au lieu de me cracher ta salive à la figure, triple andouille de fermier ?

L’homme aux yeux ourlés de khôl, un sourire démoniaque sur le visage agitait ses doigts en signe d’invitation, proposition que le second refusa d’un revers de main et d’une grimace dédaigneuse.

— T’as la trouille ? Ton honneur est aussi petit que ta queue ?

— Assez petite pour te harponner l’ami.

— J’aimerai voir ça ! Allez-montre-la-moi.

D’un bond l’homme déguisée d’une toge jaune sauta de l’estrade, contourna la table où les Hommes-Roches-, toujours en clan- s’installaient et remua les hanches devant son interlocuteur.

— Je ne le vois même pas tressauter ton petit asticot !

Des rires s’élevèrent autour de lui. Il reposa sa chope avec suffisamment de force pour que la bière effleure les bords de son gobelet.

— Tu veux le voir, hein, tu veux le voir ?

— Assez !

La protestation ne fut pas clamée assez haut pour que tous les convives se retournent, seul les plus proches tables pivotèrent vers Cohello – lui aussi vêtu d’un pagne orange frangé ridicule qui lui donnait plus l’air d’un marchand de vin que roi- et Reilaa remarqua que Liekko le suivait d’un œil intéressé.

— Ne vous disputez pas une semaine avant mon départ. Continue ton histoire, Folak, je désire réentendre comment la nuit a été créée.

— Bien, maître.

Il plia son dos et repartit vers son estrade avec un petit moqueur et d’une démarche plus proche du bond que de pas humains. Reilaa s’était habituée à ce petit personnage grassouillet trembler des mains se faufiler lorsqu’on s’y attendait le moins et toujours laisser derrière lui une répartie riche de sous-entendu quand ce n’était pas son ricanement sarcastique. Cohello souleva sa tasse en surprenant le regard de l’apprenti-guérisseur mais pour la prophétesse, il n’esquissa rien.

— Que se passez-t-il entre vous deux ? L’interrogea Reilaa en se glissant sur un siège voisin. Les festivités occasionnaient du bruit, assez pour que la jeune femme soit obligée de s’approcher de l’interlocuteur et de hausser la voix. Le garçon cacha son visage derrière un quignon de pain.

— Te plaît-il ?

Le gamin jeta un rapide coup d’œil à ses pères ; absorbés qu’ils étaient dans leur conversation, ils ne remarquèrent pas l’embarras de leur fils.

— Il m’intrigue.

— Seulement ?

Elle savait ce qui se passait dans son corps et son cœur : une amitié très forte, un premier amour à sens unique qui lui apprendrait la sexualité. Reilaa l’observait avec douceur, trop consciente de l’importance de ce lien, une personne que l’on enviait, sur laquelle on fantasmait, projetait ses premiers désirs.

— Il est … beau. Et intelligent. Censée, généreux. Il a beaucoup de qualités.

Il fronça les sourcils, cessa de mastiquer son morceau de pain.

— Tu ne peux pas comprendre, Reilaa, tu aimes les femmes.

— Je peux essayer.

Elle n’y parviendrait pas. La chair physique, les embrassades, le sexe ne l’avaient jamais appelée, elle ne sentait aucun frémissement lorsqu’un corps effleurait le sien.

— Qu’est-ce que l’on doit ressentir lorsqu’on est attiré par quelqu’un ?

Elle eut un petit sourire.

— Ne te moque pas de moi. Il n’y a rien de drôle.

— Non, ta question prête à sourire parce que je ne peux te fournir aucune réponse.

Liekko renversa sa tête, interrogateur.

— C’est quelque chose qui se passe là (elle tapota son sternum de l’index) et là (elle désigna ses tempes). C’est ton âme qui décide, pas ta raison : tu dois aimer la personne avec ses qualités et ses défauts. C’est dur parfois de supporter des habitudes qui ne sont pas les tiennes mais si toi tu le fais, tu ne dois jamais oublier la réciprocité. Vous êtes tous deux égaux.

— Je crois que je suis un peu trop jeune pour expérimenter tout ça.

— Peut-être, rit-elle. Il n’y a rien de mal à admirer une autre personne, nous avions tous eu des modèles lorsque nous étions plus jeunes : tes pères, les miens, moi. Ils nous fascinaient, on voulait leur ressembler.

— Toi aussi ?

— Moi aussi, acquiesça la prophétesse.

— Alors (il hésita), ce n’est pas mal ce que je ressens pour Cohello ?

La jeune femme secoua la tête en versant du vin dans son gobelet.

— Non, ce n’est pas mal mais attention avant que tu tentes quoi que ce soit : deux êtres égaux. Tout ce que fais doit être consenti et tout ce que lui fait doit l’être également. Pourquoi évites-tu mon regard ?

— Je… (Liekko baissa la voix) je ne veux pas coucher avec lui, Reilaa.

La prophétesse ne put retenir un éclat de rire cette fois et le garçon se rembrunit.

— Je m’y suis mal prise, Liekko. Ce que je veux est que tu n’as pas à avoir honte de tes sentiments mais que tu dois y faire attention.

— Oui, Reilaa.

Un mouvement furtif sur sa gauche attira son attention : Filya attirait une servant aux longs cheveux châtains, aux grands yeux de biche plissés par un sourire et à la robe décolleté qui dévoilait ce que l’on pouvait qualifier comme une belle gorge. Sa sœur caressa les hanches de la domestique tandis qu’elle pressait sa tempe contre son front. Quelques autres gens de son peuple l’imitaient, certains couple ajoutaient même une tierce personne à leurs embrassades et Reilaa observait le conteur tracer un cercle de ses bras au-dessus de sa tête.

— Mes amis, entonna-t-il, je peux vous parler en toute liberté maintenant que les Fils sont partis. Ecoutez-moi !

Les clameurs se turent à son appel, les tambours se firent plus doux, plus lents puis se turent.

— La nuit est silencieuse, elle nous écoute et c’est pourquoi je vais vous raconter la naissance des trois lunes de Naarhôlia. Bien avant que deux cycles distincts ne séparent une journée en deux, il y avait deux soleil régnant en maître dans le ciel, l’un si pur, si puissant, si rayonnait qu’il brûlait tout son passage. L’herbe devint sable sous ses doigts, les rivières se mirent à bouillir mais le deuxième soleil, lui, fut plus doux. Ne vous méprenez pas : il était tout aussi dangereux que son royal frère, plus empathique peut-être pour nous, pauvres vermines (il s’épongea le front dans un geste théâtral). Un jour, ils se rattrapèrent et les deux frères luttèrent au corps à corps et le premier si fort tua le second : il explosa ! (Il illustra ce dernier terme en papillotant des doigts). Les trois principaux morceaux sont aujourd’hui nos lunes et les millions d’autres, les étoiles. Le ciel est sombre aujourd’hui car ce deuxième frère n’a pu encore restituer son énergie entière pour prendre sa revanche sur son ainé. Guettez la nuit où les trois seront un, où le sombre sera aussi clair que le jour et seulement à ce moment-là, le frère défunt se relevera.

— Non ! Il renaîtra.

Falko continua son récit ponctué par des bruits de bouches, des silences, des postures qui déclenchaient l’hilarité générale ; il avait une manière spéciale de se moquer des légendes des autres peuples à mi-chemin entre l’absurde et un sérieux inébranlable. Reilaa n’osait lui en vouloir : il divulguait des histoires, animait de longues nuits où craintes et peur serraient le cœur des innocents, amenaient le rire et la dérision mais sans jamais manquer de respect aux croyances des nomades ou d’autres. La jeune femme se surprit elle-même à rire d’un de ces récits et en la voyant s’esclaffer, ses compagnons se joignirent à elle.

Liekko, s’il pensait toujours à Cohello, ne le montra pas et se contenta de piocher dans les plats proposés, goûta le raisin et la viande de mouton croustillante à l’extérieur, moelleuse à l’intérieur. La fête s’étirait et les bancs se vidaient ; ce fut le signal pour le roi du Tiers de monter sur l’estrade, d’interrompre par sa seule présente la musique, les jongleurs, les bardes, les cliquetis de la vaisselle, les rires et les taloches des femmes surprenant leurs époux à lorgner les serveuses.

— Vous vous demandez sans doute pourquoi j’ai organisé ce banquet. La réponse est simple : je vais partir.

Pas de protestations, rien qu’un silence témoin de mines abasourdies.

— J’ai marchandé avec les Harpies : ils nous aiderons à nous débarrasser des enfants de Nogaïla venus pour nous imposer leur foi et ont promis de nous laisser en paix.

Le silence ne dura pas et, porté par une seule voix, tous s’écrièrent en même temps.

— Vous ne nous aviez rien dit sur les enfants !

— Renoncer à notre athéisme ? Jamais ! Je ne leur ai jamais rien fait et parce qu’ils viennent devant ma maison, je devrais m’agenouiller et baiser leurs pieds ?

— Comment pouvons-nous être sûrs que ces Harpies sont franches ? Elles ont tué plusieurs d’entre nous ?

— Quel est leur prix ?

Le maître montra ses paumes dans un este apaisant en attendant que les protestations perdent de leur ampleur. Devant la bouche close du chef, les habitants du Tiers se turent.

— Je connais vos doutes mais ces… oiseaux et nous avons un but commun : nous débarrasser d’un ennemi commun. Une fois qu’ils nous auront rayés de la carte avec les deux autres Dames et le reste du Silimen, la Horza sera à eux. Ensuite, ils se tourneront vers les montagnes ; ils ne le souhaitent pas plus que nous.

—Pourquoi s’en aller ? S’exclama une femme. Vous être notre chef.

Un triste sourire étira ses lèvres et Reilaa savait quels mots déformeraient cette ligne tranquille.

— Ils m’ont donné un lieu de rendez-vous et une date, je ne sais pas ce qui se passera ensuite.

Une nouvelle salve de cris déchaîna le peuple ; c’était un gage d’amour pour cet homme, l’accomplissement d’une tâche qu’il n’avait souhaité mais mené néanmoins à bien. Son cœur se serra.

— C’est un piège ! Allez là-bas, c’est allez au-devant de la mort, pépia la femme en agitant un os dans sa main.

Cohello attendit que son peuple digéra la nouvelle avant de renchérir :

— Vous êtes ma famille, mes mères, mes tantes, mes frères et sœurs, mes pères et mes oncles. J’ai tout appris auprès de vous : le courage et l’humilité. Pour vous remercier de votre éducation, je me dois de prendre le risque. Sigua dirigera la cité en mon absence et continuera l’apprentissage de Laryssa qui règnera sur Shrotain Iglys une fois l’âge requis.

Après son discours, l’ambiance demeura glaciale malgré les jongleurs et leurs pitreries, Folak et ses imitations, les plats arrivants par dizaine. A la place des cris, le silence et les murmures. Reilaa surveillait Cohello du coin de l’œil, le suivit dès qu’il abandonna son verre. Plusieurs personnes le hélèrent, pleurèrent devant lui, requéraient des bénédictions pour leurs enfants ou dans les plupart des cas, souhaitaient seulement serrer sa main. Au bout de quelques instants, il chuchota :

— Je sais que vous me suivez.

— C’était une annonce fracassante, vous n’avez pas laissé votre peuple de marbre.

— C’était mon intention. Reilaa, que souhaitiez-vous me dire ?

Ce n’était pas le tremblement de la colère dans sa voix, rien que la fatigue et la lassitude. Il n’avait aucune certitude qu’il reverrait la cité où il avait grandi.

— Je viens avec vous.

Il n’émit aucune protestation ; il n’était pas en droit de le faire.

— Vous êtes libre, Reilaa. Je n’ai pas à vous dire ce que vous devez faire ou non, moi-même je n’ai aucune idée si la décision que j’ai prise est la bonne. Vous agissez comme bon vous semble.

Il ricana, s’appuya contre le mur avec un froufroutement de son immonde tunique à franges.

— Je n’ai pas à vous parler ainsi, répliqua-t-il bien qu’elle n’avait ouvert la bouche, mais Reilaa… vous étiez là lorsque j’ai appelé la Harpie et vous m’avez entendu. Vous savez que j’ai plus de chance d’y rester que de revenir triomphant alors pourquoi m’accompagner ?

La prophétesse s’enfonça dans l’ombre ; les discrets tambours résonnaient dans la nuit et la jeune femme inclina la tête.

— Vous m’aviez demandé par deux fois ce que je serai prête à faire pour mon peuple et ma réponse reste la même qu’il y a quelques jours. Les Harpies ne se contenteront pas de vous si elles peuvent avoir plus, nous sommes les prochains sur la liste. Je ne tiens pas à voir les miens souffrir une nouvelle fois. Je parlerai avec ces Hommes-oiseaux pour m’inclure dans le marché.

Elle y avait longuement réfléchi, soupesant la valeur de sa vie, celle de ses proches avec une cruelle question : pourquoi sa vie vaudrait plus que la leur ? Elle avait su à quel danger elle s’exposait en acceptant le rôle que lui offrait Mirri alors pourquoi était-ce maintenant si difficile, pourquoi ne parvenait-elle pas à tracer un trait sur sa vie ?

— Je comprends.

Ce fut tout ce qu’il déclara pour le restant de la soirée et après une dernière œillade appuyée, Cohello s’enfonça dans les ténèbres.

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