Chapitre 15
Chapitre 15
— J’espère vous revoir avec Swieza, annonça Reilaa en enlaçant Lyol.
Sa jour se nicha contre sa poitrine et, comme lorsqu’elle était enfant, elle se sentit en sécurité dans le cocon des bras de son père, protégée des agressions du monde extérieur par sa solide carrure. Bien qu’elle leur ait donné son accord, la prophétesse rechignait à les voir partir ; la prophétesse ignorait si le marché entre Cohello et les Harpies s’appliquait déjà et même si ces pères étaient concernés. Le Cœur Ardent se voulait toujours meurtrier et malgré les réserves constituées, la jeune femme craignait qu’elle s’épuise avant la fin de cette zone aride. Reilaa grava son visage dans son esprit : ses traits durs adoucis par l’amour paternel dans ses yeux, ses lèvres plissés, sa poigne solide et sa cambrure de guerrier malgré l’âge. Cette image s’opposait à Xjorlè, plus dune que roc, petit, frêle mais souples, à la figure ridée de par ses nombreux sourires et les boucles de ces cheveux collés à son front malgré la brise fraîche venant des montagnes. Si les relations entre père et fille fluctuaient de par leurs divergences de connaissances et de priorités, l’affection qu’il ressentait pour elle égalait celle qu’il portait à ses sœurs. Xjorlè jeta ses bras autour des épaules et pour la première fois, Reilaa s’abandonna à son éteinte ; elle redoutait bien qu’elle passait ses craintes sous silence –ne jamais les revoir. S’accrocher à lui, c’était se rappeler son enfance, les rires, les espoirs.
— Revenez, les supplia-t-elle.
Elle ne pleurait pas mais était incapable de dissimuler les tremblements de sa voix ; sa gorge était nouée par l’émotion. Filya n’en menait pas large ; elle agrippait ses coudes de ses doigts, enfonçait ses ongles dans sa chair pour retenir ses larmes alors que leurs pères tournaient les talons avec un dernier sourire, un dernier signe de main. Reilaa avait la désagréable sensation d’un au-revoir, non pas bref lorsque l’on partait en voyage mais de ceux qui les obligeraient à se saluer à nouveau dans un autre monde comme le vert jardin de Liu-Yella. Même sans mots, la prophétesse ne doutait pas que sa sœur le ressentait aussi. Toutes deux fixaient les silhouettes de leurs parents qui rapetissaient et devenaient floues, seulement guidées par une faible lueur nocturne : seule une lune était en gibbeuse alors que les deux autres tailladaient le ciel de leur fine griffe. Le cœur de la prophétesse se souleva mais ses yeux demeuraient secs.
— Quand pars-tu ? l’interrogea sa sœur.
Son visage restait sévère, impassible ; une mine que Reilaa ne s’habituait pas à voir sur la figure de sa cadette et ses yeux étaient fixés sur l’horizon, évitant avec soin de croiser le regard de sa sœur.
— Les rumeurs courent sur toi. Un des hommes t’aurait entendu dire que tu voyageais avec le roi jusqu’aux Harpies. Est-ce vrai ?
Sa voix, si elle ne tremblait pas de colère, était sèche et dévoilait tout son dégoût et son aversion pour son mensonge ; si on pouvait appeler cela un mensonge.
— Oui.
— Un humain – elle baissa la voix sous les œillades scrutatrices de gardes derrières elles, fermement campés devant les portes de la ville mais cracha ce mot- est plus en droit de connaître la vérité ?
— Je n’ai pas souhaité que ma décision s’ébruite.
— Si tu le souhaitais. Ou du moins, ne le souhaitais-tu pas assez fort pour t’assurer qu’aucune œillade indiscrète ne t’écoute.
— Que me reproches-tu exactement, Filya ? Que je te l’ai intentionnellement dissimulé ou que l’un des leurs l’apprenne avant toi ?
— Les deux.
Reilaa reporta son regard sur le manteau noir au-dessus d’elle cherchant du réconfort et les bons mots à utiliser auprès de Liu-Yella car, comme les autres Hommes-Roches, Filya était fière et susceptible.
— Ce sont des excuses que tu désires ?
— Non, des raisons.
Les pardons attendrissaient le cœur et faisaient perdre de leur sévérités aux esprits les plus rigides mais sa cadettes n’était pas d’humeur pour des subterfuges supplémentaires.
— Je ne te l’ai pas dit car mon choix n’est pas irrévocable. Je n’ai pas discuté avec Cohello depuis.
— Je croyais que tu ne prêtais pas d’attention à ce qu’il pensait.
— C’est le cas ; jamais je ne m’abaisserai à lui demander l’autorisation de l’accompagner (l’idée même le révulsait). Je ne sais pas si vous pourrez rester si je le brusque.
Son chemin était tracé, pas celui de sa tribu. Une fois que le maître et elle seraient partis, son clan bénéficieraient-ils de la protection du Tiers ? Cohello n’avait rien évoqué à ce sujet, seules les hypothèses répondaient aux questions.
— Ils nous ont promis le gîte.
— Cohello nous a offert son aide, pas les autres. Qu’est-ce qui les retiendraient de nous exiler dans le Cœur Ardent ? Je ne partirai que si je suis certaine que vous êtes en sécurité.
Filya garda le silence, frotta ses bras et pivota sur ses talons, arracha son regard de l’endroit où leurs pères disparaissaient. Les gardes la dévisagèrent et d’un signe de tête de la prophétesse ils fermèrent les portes. Après quelques pas, sa sœur tourna la nuque, l’attendait :
— Ne me proposes-tu pas de t’accompagner ?
— Je n’ai pas besoin de te le dire ; si tu le souhaites, tu as le droit de nous venir bien que je ne le veux pas. C’est à moi de prendre les risques, pas à toi.
Filya acquiesça l’air grave car elle savait que, plus que le danger ou la mort, elle perdait sa sœur, le dernier membre d’une famille déchirée. Sa réserve n’était que le témoin de l’acceptation cruelle de la solitude, un cœur qui devenait cuir, la véracité d’un monde qui se durcissait et l’abandon de l’innocence infantile pour la rigidité du monde adulte.
— Tu as besoin que quelqu’un reste ici pour seconde Liekko, répliqua-t-elle avec un faible sourire.
— Et qui mieux que toi pour ce rôle ? Je laisserai notre peuple dans de bonnes mains ; je n’aurai pas à m’inquiéter inutilement.
— Avec qui communiquera Liu-Yella en ton absence ?
— Si elle souhaite te dire quelque chose, Elle le fera. Aie foi en notre Déesse.
— J’ai la foi. En toi, en Liu-Yella et même en Cohello ; il ne nous expulsera pas. S’il ne se souciait pas de nous, au moins de sa conscience, jamais il ne nous aurait acceptés.
Le hochement de tête qu’elle lui offrait dissimulait ses pensées : l’intention de Liekko, sa fierté qui l’empêchait de courber la tête devant la suffisance de ce chef, l’enfant qui leur avait accordé l’hospitalité. Elle rechignait à lui révéler que deux gosses les avaient sauvés et que le destin reposait entre leurs mains juvéniles. Reilaa, elle, n’avait qu’adressé des prières muettes à sa Déesse en espérant qu’elle les entende par-delà sa chasse éternelle.
— Oui, il nous aidera.
La prophétesse suppliait Liu-Yella pour que ce soit la vérité.
Les lunes termineraient leur course dans un ciel s’éclaircissant d’un instant à l’autre, les étoiles perdaient de leur éclat et la nuit se retirait avec paresse lorsque Reilaa rejoignit Cohello dans son appartement. Il contemplait les vacillements de la flamme d’un bouge, accroupi. Le maître ne portait qu’une longue chemise couvrant son dos, ses cheveux dissimulaient son épaule aux yeux de la prophétesse mais il ne se tourna pas même en entendant la porte grincer. Ses doigts s’approchaient de la cire en tremblant, son visage fixait la mèche fasciné par ses brusques soubresauts, l’ardent orange qui virevoltait telle une femme exécutant une danse païenne et ses lèvres séparées par un mince filet d’air frissonnaient.
Reilaa s’approcha à pas de loup, tendit son bras aussi doucement que s’il s’agissait d’un animal sauvage ; le jeune homme pivota sur ses talons avec brusquerie. Avant que son regard n’exprime de la dureté, elle surprit une lueur de peur dans ses rétines. Le halo de la bougie grandissait l’ombre de son nez sur sa joue et le coin de ses lèvres tandis que la pâle lueur du ciel s’étirant vers l’aurore chassait l’obscurité de son front couvert d’une fine pellicule de sueur. Si elle ne l’avait pas su athée, elle aurait pu croire qu’il imitait les Enfants de Nogaïla et leurs curieuses manières de prier devant des sources de lumière.
— Vous ne devriez pas être ici.
— La porte était ouverte.
A l’instant où elle se redressa, il attrapa son poignet.
— J’ai peur, Reilaa. J’ai peur de mourir, de ne plus revoir ma ville, mes amis, mon chez moi. Restez s’il-vous-plaît.
Soigner les âmes appartenait au rôle du guérisseur mais elle était incapable de le lui dire et de se dérober à la détresse qui avait triomphé de la détermination dans ses yeux. Ses doigts étaient moites sur sa peau. Cohello s’effondra contre le mur, le regard hagard, les avant-bras sur ses genoux ; une position qu’il adoptait lorsque le pouvoir pesait trop lourd sur ses épaules. La jeune femme s’assit le dos droit et les bras enroulés autour de jambes, ses cornes effleuraient la façade à la peinture jaunâtre.
— Je sens au fond de mon cœur que j’ai pris la bonne décision. Je pensais ressentir une paix intérieure, de celle qui poussait à aller de l’avant, à se sacrifier avec honneur pourtant je suis engourdi par la peur.
Aucune formule ne se prêtait à une telle confession ; il évitait son regard bien qu’il lui avait demandé de rester et il n’ignorait pas ses capacités empathiques proches du néant. Pourtant il la suppliait de l’écouter. La jeune femme demeurait stoïque, incapable d’esquisser un geste.
— Je suis un lâche.
— Non, souffla-t-elle.
— Reilaa, puis-je vous tenir la main ?
Si la demande l’interpelait elle n’en montra rien et acquiesça. Ses doigts glissèrent sur son poignet, caressèrent sa paume, enlaçaient sa main, la pulpe de son pouce imprima des petits cercles sur ses phalanges, plus pour se rassurer lui que Reilaa. Sa peau s’électrisa et toute l’attention de son être se concentra sur la zone où leurs peaux se touchaient ; l’énergie entre eux était vive et intense comme si la réunion de leur chair créait un pont pour que leurs âmes s’effleurèrent et s’embrassent. Le cœur de la prophétesse s’emballa. Ce n’était ni du désir sexuel et encore moins de l’amour, c’était quelque chose d’encore plus puissant qui s’ancrait au fond de son esprit. Ce courant remodelait chaque cellule de son corps pour s’emboîter avec Cohello, déformait son code génétique pour se superposer et créer un tout : une entité nouvelle et unique, parfaite symbiose de leur moitié d’âme. La prophétesse rapprochait cette sensation à une faim atroce que l’on ressentait en présence de l’objet convoité. Elle voulait avaler son âme, l’engloutir, en savourer tous les fragments, la goûter comme un dieu son nectar. Reilaa savait désormais que ce serait la seule nourriture que son esprit pourrait ingérer et ressentir tous les plaisirs interdits ; elle vomirait les connaissances froides des livres, l’Histoire de son peuple et du Silimen la dégoûtaient. Elle ne désirait rien d’autre que son âme et en sentait presque la saveur acide sur ses papilles endormies.
La prophétesse ignorait si Cohello ressentait la même chose, si même son trouble intérieur se peignait sur son visage. Avec un effort de volonté, elle guetta un signe sur sa figure : sa mâchoire était crispée, ses lèvres entrouvertes comme à l’agonie, ses yeux appelaient à l’aide et remerciaient la douleur qui s’emparait de son cœur. Il ne dégagea pas sa main, la resserra même et chercha la vibration de l’âme de Reilaa. Leurs corps demeuraient stoïques, faible contraste avec l’effervescence de leurs esprit ; ils étaient les victimes d’un orage, d’une tempête qui les dépassait, l’assemblage bruyant de deux moitiés d’âme. Ils étaient incapable d’y renoncer tant la complémentarité les comblait, les rendait entier, Reilaa ne sentait même plus la pression de la main de Cohello tant le tourbillon d’émotions l’emportait. Naarhôlia ne lui semblait plus si grand accompagné de sa moitié, elle envisageait le futur avec sérénité.
Une fois la première rencontre passée, leurs âmes se découvrirent avec douceur, se palpèrent, s’embrassèrent. Après la violence de l’ouragan, la prophétesse avant l’impression de voguer sur une paresseuse rivière, elle s’abandonnait à ce courant avec délice. Il caressait sa chair, lapait sa peau, effaçait les courbatures, agissait comme un baume. C’était une renaissance, une communion entre deux esprits semblables. Elle ne goûtait plus, savourait seulement. Le répit après une bataille, la paix après la guerre, c’était ce à quoi se rapprocher son état, s’il était possible de poser des mots ou des images dessus.
Brusquement, leur étreinte charnelle se brisa, leurs mains s’éloignèrent mais le lien de leurs âmes, si puissant s’étiola à peine. Une fois formé, il n’avait plus besoin d’un ancrage physique dans le monde réel, il existait dans l’univers psychique, inébranlable et pur, fantomatique et indestructible.
Reilaa ferma les yeux. Pourquoi était-elle venue déjà ?
— Mon peuple sera-t-il en sécurité si je vous accompagne ?
Devant son silence, elle ajouta :
— Nous travaillerons pour combler nos dettes, ma sœur veillera à ce que vos ordres soient respectés.
— Personne ne vous chassera, vous êtes mes invités d’honneur.
— Merci.
Il n’y avait rien à évoquer ce qui s’était passé ; elle croisa son regard et plus que voir son âme, elle sentait son appel. Le silence leur suffisait. Sa raison lui demandait de s’éloigner, de réfléchir et de penser par elle-même mais son cœur lui commandait de rester immobile, d’écouter l’âme de Cohello. Elle le sentait bouger et respirer. La prophétesse était en paix, incapable de se souvenir que cette chambre n’était pas la sienne, qu’elle ne portait dans cette ville que le nom d’étrangère. Cela lui était égal.
— Puis-je rester avec vous cette journée ?
Pour toute réponse, il releva la tête.
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