Chapitre 16
Chapitre 16
Le temps avait été nécessaire à Reilaa pour s’habituer à la prolifération des Fils dans le Tiers, à leur démarche fière et arrogante, à leurs regards effrontés, au virevoltement pourpre de leurs capes. La majorité de leur armée avaient regagné les navires mais dans chaque ville, ils laissaient un petit contingent de représentant loyaux, trop peu pour représenter une réelle menace mais assez pour leur rappeler la raison de leur présence. Ils pullulaient dans les tavernes et si les bordels n’existaient pas dans les Trois Dames, les enfants restaient de bons clients. Excellents même.
Au début de son séjour, les prostituées s’effaçaient, une ou deux au maximum proposaient leurs services et depuis l’apparition des armées du culte de Nogaïla chaque rue en abritait trois au minimum. Elles montraient leurs corps selon une étrange coutume ; dans les autres villes du Silimen, les catins plaçaient la nudité au centre de leurs charmes, articulait leurs démarches de séduction autour de leurs seins apparents, de leurs fesses visibles couverts au maximum d’un linge transparent alors que dans le Tiers, elles dissimulaient leurs attributs féminins sous de longues tuniques dorées. Leurs sourires n’avaient rien de vulgaire, il était chaud et amical, appelaient des tendres baisers d’amants là où les regards promettaient des nuits torrides. Elles annonçaient la douceur et la sauvagerie d’une femme, la maternité d’une mère et le goût du sang de la guerrière. Une lui proposa même un prix d’ami ; après tout, elle était une invité d’honneur : l’une des dernières prophétesse des Hommes-Roches. Peut-être en restait-il un ou deux près de la mer des Lunes ?
Filya dormait quelques journées hors de leur appartement. Reilaa songeait qu’elle tombait amoureuse de cette habitante du Tiers mais sa sœur soutenait qu’elle prenait du bon, que la physionomie humaine la fascinait de la pigmentation de leur peau à l’absence de cornes.
— Quand partez-vous ? L’interrogea sa cadette.
— Dans deux nuits.
Ils avaient convenu cette date ensemble, la veille au soir. Cohello emmènerait trois, quatre plus pour s’assurer qu’au moins une personne revienne au Tiers que pour sa sécurité. La prophétesse serait la seule de son clan.
— Nous avons le droit de rester.
— Il faudra travailler pour la nourriture et le toit, je n’ai pu négocier.
Elle n’avait pas besoin de lui demander la surveillance de la bonne application de ces mesures : les Hommes-Roches étaient travailleurs. Ils chasseraient, tanneraient, cuisineraient et d’autres tâches plus spécifiques à la culture citadine leur seraient confiées. Les hommes les plus robustes s’engageraient auprès des gardes, les autres rejoindraient les agriculteurs ou les bâtisseurs. Pour une raison qui leur était étrangère et saugrenue, les femmes n’avaient le droit de prétendre à ces métiers car jugés trop frêles ; ils oubliaient que si une femme ne pouvait égaler avec la force brute d’un homme, elle l’égalait en vivacité et intelligence.
Sa sœur agrippa son épaule, la força à la regarder dans les yeux.
— Reilaa, tu es absente quand je te parle.
— Excuse-moi, j’ai la tête ailleurs. C’est la première fois que je quitte le clan avant autant de variable et d’imprévues, j’espère que je ne fais pas une erreur en m’éloignant.
Elle était, bien que désuète aux yeux de son peuple, l’incarnation du pouvoir pour les humains du Tiers, Liekko ne comptant pas encore. La prophétesse craignait que si les principales figures d’autorités voyagent dans les montagnes, les accords qui maintenaient son peuple en vie ne seraient plus respectés. Elle plaçait sur les épaules de sa cadette la responsabilité des leurs dans un instant de tourmente, une tâche qui l’insupportait mais nécessaire. En détaillant le visage de Filya, elle y décelait toujours sa tendresse caractériqtique mais ses yeux avaient perdu de leur candeur depuis la traversée du Cœur Ardent. Les épreuves avaient été nombreuses et dures à surmonter pour sa sœur, et tout ceci en quelques semaines.
— Cohello a donné ses ordres ; ils ne pourront pas ne pas les respecter.
— Ce ne sont pas eux qui m’inquiètent. Les Fils ont été d’accord pour une trêves le temps que Cohello règle ses soucis avec les Harpies mais crois-tu qu’ils ont prennent racine ici pour nos beaux yeux ? Ils trament quelque chose.
— Pour l’instant, ils n’ont rien tenté.
— Les humains sont précipités mais pas à ce point. Ils attendent que vous soyez sans défense pour tirer les fils de leur toile. Jure-moi que tu seras prudente. Pars s’il-le faut-, je vous rattraperai.
Si je reviens. Elle ne le dit pas mais ces mots étaient marqués au fer rouge dans son esprit.
— Le maître a nommé un remplaçant, répondit Filya en ressassant les dires de Cohello lors du banquet. Je ne pense pas en avoir besoin, Reilaa mais je te le jure : je ferai attention.
Elle pressa la main sur sa poitrine avec une lueur malicieuse dans ses yeux, malgré sa mine renfrognée et ses sourcils froncés, la jeune femme était incapable de lui en vouloir : son sourire réchauffa son cœur. Certaines choses ne devraient jamais changer.
— Le départ de nos parents…
Reilaa savait s’aventurer en terrain dangereux et devant les rides qui plissaient le front de Filya, la jeune femme eut l’impression d’agiter un bâton devant un chat. Chat qui dédaigna la remarque d’un haussement d’épaule.
— La douleur est présente. Et toi qui t’en va juste après. C’est difficile à avaler, de savoir que je vais me retrouver seule mais j’ai compris que parfois il valait mieux être loin des yeux mais proche du cœur que l’inverse.
Sa bouche était plissée, les commissures de ses lèvres étirées en un sourire sincère retombées. Voilà la leçon qu’elle en avait tirée. Reilaa étreignit sa sœur.
— Je suis heureuse que tu l’aies enfin compris, souffla-t-elle.
— Cela ne veut pas dire que je vais devenir aussi austère que toi.
La répartie était difficile à avaler même si le ton de la plaisanterie l’adoucissait.
— Moi, austère ?
— Reste comme tu es : froide comme les Hommes des Glaces et la grande sœur que j’aime taquiner.
— Je me demande si nos pères n’ont pas été trop laxistes sur ton éducation, répliqua la prophétesse avec un sourire.
— La chance de la petite dernière.
— Etes-vous prête ?
Reilaa hissa le sac de toile sur ses épaules et glissa une œillade en coin à Filya, son visage se fendit en un sourire tremblant et ses se pressaient contre ses cuisses, immobiles. Elle contenant sa douleur et la prophétesse lui en était reconnaissante ; parfois le moyen le plus efficace d’éviter la souffrance était de ne rien ressentir. Elle acquiesça. Reilaa se demanda pourquoi : pour soulager sa sœur, elle-même, s’assurer qu’elle était incapable d’endosser ce rôle de leader ou pour précipiter son départ et raccourcir les au-revoir ?
— Oui.
Elle mentait. Comment pouvait-on être prête en abandonnant son peuple ? Elle avait beau se répéter qu’elle partait pour leur bien, qu’elle se battait pour leur sécurité, rien n’y faisait : Reilaa laissait son clan dans une fosse à serpents. Arslan lui adressa un sourire moqueur.
Si leur relation n’était pas amicale, elle était tolérable. Quelques mots échangés au carrefour d’une ruelle et un air pincé n’avaient permis de dépasser le stade de la connaissance et des préjugés ; elle le prenait pour un imbécile doublé d’une lance et d’un uniforme, il voyait une étrangère prude, condescendante et imbue d’elle-même. Seuls deux autres hommes l’accompagnaient. Tous deux avoisinaient la quarantaine et la toison rousse qui poussait comme la mauvaise herbe sur leurs crânes ne pouvait que signifier qu’ils partageaient le même sang. Frères ou cousins ? Ils s’inclinèrent devant Cohello mais Reilaa n’eut droit qu’à un hochement de tête respectueux. Si elle n’avait besoin de tant de cérémonie, elle jalousait le maître du Tiers de ne pas aussi être le fruit de ces adulations et en sentait la dureté de son regard et son sourire figé, son âme sembla se tendre vers la sienne pour l’apaiser. Une douce quiétude l’envahit, assez pour qu’elle s’interroge à nouveau sur ce lien crée par un simple contact physique et qui perdurait depuis.
Cinq. Ce nombre suffisait pour porter un message de retour. Trois guerriers, un politicien et une religieuse si l’on répétait les termes utilisés par les ignorants. Une religieuse ? S’était-elle offusquée en entendant cette nomination pour la première fois. Je ne suis pas l’un de ces croyants qui pensent tout savoir. Si j’étais née humaine dans la Horza, je n’aurai eu rôle politique puisque les hauts poste de leur culte n’étaient occupés que par des hommes. Dans l’Andurin, les femmes et dans la Horza, l’égalité entre seigneur et serf. Elle aurait craché d’indignations s’il n’y avait tant de monde pour les précipiter vers les portes, les envoyer par-delà les montagnes. Il leur restait trente-sept jours pour atteindre la destination fixée par la Harpie.
Liekko s’avança :
— J’aurais aimé venir avec toi.
— Tu es trop jeune pour un tel danger et si prophétesse et guérisseur partaient, qui veilleraient sur le clan ? Je te demande d’accomplir cette tâche.
— Personne ne viendra me demander conseil.
— Ils le feront. Filya te consultera toujours avant de prendre un avis. Laisse leur temps de s’habituer à tes nouvelles fonctions.
Le gamin lui tendit un carnet.
— Pourrais-tu consigner ce que tu as découvert ? Tu seras la première d’entre nous à découvrir les montagnes, s’empressa-t-il de se justifier, se serait bien d’avoir des traces.
Elle saisit l’objet grossièrement relié et le morceau de charbon taillé en pointe.
— Je n’ai pas réussi à voler une plume et un encrier, ça aurait été plus encombrant que le charbon.
Reilaa reconnaissait la curiosité insatiable des guérisseurs ; plus que la connaissance, l’empathie ou la guérison, il tenait l’Histoire entre les mains et si les plus intelligents citaient le passé les plus vifs se tournaient vers le futur.
— Mirri n’en n’aurait pas moins fait.
Fier d’être comparé à son amie, il retourna auprès de Filya là où était sa place et non plus là où se regroupaient ses pères. La prophétesse était heureuse qu’il saisisse la différence et écouté ses enseignements. En guise de récompense, elle glissa le carnet dans son sac. Cohello effleurait la joue de Laryssa dans un mouvement amical ; l’échange des enfants des souverains était monnaie courante dans les Trois Dames et le maître s’était beaucoup attaché à son protégé.
— Je devrais vous accompagner, persista le garçon. Mon père a insisté pour que je ne perde pas une miette de votre enseignement. Ne pas vous accompagner, c’est trahir ma promesse.
— Là où je vais, je n’ai rien à t’apprendre.
— Je veux tout de même venir avec vous.
— Ecoute-moi Laryssa. Je dois veiller sur ta sécurité et je ne suis pas sûre de tenir parole chez les Harpies. S’il t’arrivait quelque chose, ton père n’hésiterait pas à se venger en rasant le Tiers.
Reilaa ignorait si c’était la vérité. Elle était là depuis trop peu de temps pour comprendre les différents politiques entre les cités.
— Tu ne voudrais pas une guerre entre ton père et moi ?
La manière dont il haussa les sourcils indiquait qu’il souhaitait une réponse mais Laryssa refusait de lui en donner une.
— Petit ?
Le gosse haïssait ce surnom.
— Non, maître, je ne le souhaite pas.
— Bien, tu fais preuve de sagesse. Garde ma ville en sécurité et peut-être envisagerai-je à débuter ton entraînement martial.
— Vraiment ?
— Me prends-tu pour un menteur ?
Si la voix de Cohello était amicale, le gamin comprit vite son erreur.
— Non, maître.
— Tu apprendras tout autant de choses auprès de ton nouveau précepteur qu’avec moi et bien plus que si tu t’étais ajouté à l’expédition.
— Si vous le dîtes, bougonna-t-il.
Le roi fit semblant de ne rien entendre, donna un dernier signe de tête à celui qui le remplacerait à la régence : un homme dans Reilaa ne se souvenait plus du nom mais à l’imposante mâchoire carrée et à demi-tête de moins qu’elle. Elle ne put s’empêcher de le trouver séduisant bien que n’éprouvant aucune attirance physique pour les hommes. Swieza avait couché avec Laszlo malgré un manque flagrant de sentiments amoureux entre eux ; la norme du couple homosexuel était tant répandue que l’affection entre personne de sexes différents suscitait la curiosité.
Cohello s‘approcha d’elle, s’apprêta à ouvrir la bouche et devant la fermeté de son regard, renonça à sa réplique.
— Nous y sommes, déclara-t-il enfin.
— Oui.
De lui émanait une odeur de peur, un mélange entre la crainte et la honte. Devant tant de témoins, il rechignait à se confier. Au moins avait-elle pu parler à Filya et s’assurer que son peuple était entre de bonnes mains. Le premier par était toujours le plus difficile.
A sa grande surprise, Arslan abrégea les adieux en franchissant la porte ; il n’y avait plus qu’à le suivre. Elle ne se souvenait pas s’il avait étreint une femme ou embrassé un enfant, les autres gardes n’avaient honte d’essuyer les larmes sur les joues de leurs épouses, de dégager d’un geste rassurant de leur tunique les petits poings potelés de leurs fils. La prophétesse se tourna une dernière fois pour englober du regard sa tribu : ce n’était pas seulement des personnes qu’elles quittaient mais un passé commun, une histoire, une culture. La jeune femme avait le cœur lourd. Le premier pas était le plus difficile.
Le second pas fut plus facile.
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