Chapitre 18
Ses lèvres se plissèrent brièvement lorsqu’elle crut discerner l’ombre d’une Harpie dans le ciel mais ce n’était qu’un oiseau tourmenté battant des ailes avec frénésie contre le vent furieux qui se levait. S’il était hargneux avec eux, sa colère devait être indicible là-haut. L’animal ne reculait qu’en lui exposant une volonté de fer, et après une lutte acharnée, il abandonna en repliant ses ailes contre ses flancs. Des grains de sable giflaient le bras tendu de Reilaa devant ses yeux, heurtaient ses coudes, glissaient le long de ses joues bien que les premières pierres des montagnes avaient été dépassés deux jours plus tôt.
— Ce n’est pas la peine de continuer, cria Harold en portant ses mains autour de sa bouche pour amplifier le son.
Son cousin ne lui prêta pas attention et continua à frapper le sol de sa lance pour progresser. Comme elle avait pu le remarquer, les deux hommes partageaient certes le physique de leur aïeul mais certainement pas leur caractère car si le premier se montrait sage et parfois perçu – à tort- de lent d’esprit, le deuxième était persévérant et tout aussi silencieux. Des hommes valeureux, difficiles à comprendre et à cerner, des hommes dangereux. Elle se méfait des humains ; Cohello, elle pouvait le surveiller. Sa vigilance se relâchait alors qu’elle constatait le fort dévouement pour son peuple.
Arslan, entre son roi et Harold, esquissa un sourire avant de repartir à la suite de son maître. Destituée de son titre, elle ne pouvait sonner la halte. Cohello s’arrêta après quelques pas supplémentaires découragé par les monts escarpés et le territoire isolé qui s’étendait devant lui, s’évertuait à fixer le ciel en espérant que celui-ci couvrait autre chose que de la roche,, une pleine herbeuse verte et grasse comme dans le sud de la Horza, même une terre désolée et stérile lui aurait convenu. Reilaa tendit son esprit vers le sien et se heurta à une surface rigide bien que sentant les remous de son âme en-dessous.
— Si on continue le vent nous démembrera.
Cohello ne semblait pas s’apercevoir qu’un de ses gardes lui parla mais il se tourna vers Reilaa alors qu’elle s’approchait de lui avec douceur comme on avançait à pas feutrés vers un animal sauvage à domestique. Si elle ressentait son appel, son regard était sombre et résolu.
— Ne faîtes pas ça.
Elle tendait la main pour envelopper son épaule dans sa paume, il s’éloigna d’un geste brusque.
— Nous n’avons pas le temps de ralentir.
— Je sais.
— Non ! Vous ne savez rien ! Cracha-t-il en montrant les dents.
Aussitôt, se rendant compte de son erreur, son visage se dérida et une émotion –mélange entre obstination, résolution et peine- marqua ses traits. Reilaa ne rétorqua rien, n’esquissa pas même un geste attendant que Cohello vienne à elle ; ainsi en allait-il pour les chameaux, pourquoi serait-ce différent pour les hommes ? Elle avait entendu des femmes murmurer qu’une bride serrée et correctement maniée était la seule solution pour conduire leurs maris, elle fut déçue de constater que Cohello n’adhérait pas à cette règle, qu’il n’était ni chameau, ni mulet mais un être humain dans toute sa beauté, sa complexité, son unicité et qu’hormis leur différence physique et éducative, ils ne divergeaient qu’en peu de choses. L’ombre de détails. Les hommes attendaient des ordres, elle ne pouvait les contenter ; ils ne suivraient pas sa voix.
— Nous devons continuer…
— Nous ne devons rien. Il nous reste du temps, assez pour qu’on puisse s’offrir du repas et ne pas perdre nos forces en luttant contre ce vent acharné.
— Et s’il continue ?
— Rien ne le prédit.
Il agrippa son poignet, tourna vers elle un franc regard perdu.
— Si tel est le cas ?
— Nous aviserons à cet instant. Dîtes-leur que nous partirons lorsque la bise sera calmée.
Cohello se tourna vers Arslan et les deux cousins, leur intima de se trouver un abri durant la tempête, puis il s’écroula. Reilaa ne le retint pas, avisa seulement. Les doigts du roi agrippaient la pierre, ses ongles fouillaient la roche et son visage se renversa pour sonder le gris du ciel puis sonda le visage de la prophétesse. Abattu, ses lèvres tressaillirent en un sourire las.
— Je hais ces montagnes.
— Vous m’étonnez à ne jamais sortir de votre cité.
Si son ton avait été plus impérieux, on aurait pu croire à du dégoût mais Reilaa ne ressentait rien d’autre qu’un étrange intérêt pour leurs coutumes et un brin, ridicule de pas son intensité, de raillerie.
— Il en a toujours été ainsi dans les Trois Dames : les maîtres se consacrent corps et âmes à leur ville et à leur peuple. Ils ne sortent pas, ne participent pas aux gare, ne se marient pas.
— Laryssa n’est-il pas le fils d’un des autres seigneurs ?
— Pas de femmes légales, rectifia Cohello avec un sourire en coin malgré le voile d’égarement qui couvrait ses yeux, je n’ai jamais parlé de concubines. De rares hommes prennent leur devoir au sérieux et renoncent aux femmes mais beaucoup ont des enfants. Ils y a quelques dizaines d’années, les maîtres ont jugés que leur descendance devait être formé et ont rendu public leurs… procédés.
— Mais le mariage n’est toujours pas toléré.
— Pourquoi se contenter d’une femme quand on peut en avoir vingt ?
— Vous êtes ridicule.
— Je vous rappelle que vous vénérez un serpent.
Reilaa lui adressa un regard meurtrier plein de colère contenu.
— Excusez-moi, c’était un coup bas.
Il se pelotonna dans une petite cavité creusée dans la roche, fouilla la montagne des yeux pour localiser ses hommes et bientôt seule Reilaa se dressait face au vent. Elle ne lui avait demandé que de s’arrêter pour les humains, s’il n’en tenait qu’à elle, elle aurait pu parcourir quelques lieues supplémentaires entrainée par les conditions de nomades et la résistance des peuples nature.
— Asseyez-vous près de moi.
Il le formulait comme une invitation et non un ordre mais encore intimidés par la puissance de ce lien, le maître ne tendit pas sa main. Tous deux craignait ce qu’engendrerait un second contact physique
— Nous ne savons pas combien de temps durera la colère de votre déesse alors autant se mettre à nos aises.
— Un coup de vent n’est pas toujours synonyme de courroux, argua-t-elle.
Pas sans vision. Elle ne ressentait pas la marque de sa déesse dans cette tempête, rien que des règles cientifiques qui dépassaient son entendement, seulement des doigts frais glissant sur sa chair. Non, Liu-Yella était resté avec Liekko et Filya au Tiers, là où son aide était nécessaire.
— Il n’empêche qu’il durera au moins une bonne partie de la journée, si ce n’est pas plus, voilà pourquoi j’aurai préféré continuer mais je ne peux aller contre mes hommes.
— Nous le pouvons toujours.
— Vous souhaitez les abandonner ?
Il lui coula un regard froid, scrutateur mais après quelques instants, il dut saisir la pertinence de sa réflexion.
— Je n’éprouve rien pour ces humains, pourtant ils ont des rêves, des familles et se sont proposés pour vous accompagner malgré cela. Rien que pour ceci, nous sommes égoïstes de les emmener devant un si grand danger. Nous devrions leur fausser compagnie lorsque nous nous rapprocherons du lieu de rendez-vous.
— Seulement nous dans ce cas ?
Son âme tressaillit, son cœur, celui-là, elle le contrôlait encore, demeura stoïque dans sa poitrine ; deux vies en échanges de celles d’innocents et la liberté était un prix qu’ils étaient prêts à payer. Peut-être n’avons-nous pas pu être ensemble dans cette vie, au moins dans la mort serons-nous réunis, murmura une voix au fond de son esprit. Ensemble, dans un seul corps s’entendait, c’était l’unique condition à leurs âmes de se compléter totalement, plus qu’elles ne l’étaient aujourd’hui.
— Deux chefs qui se battent pour leur peuple, chuchota-t-elle. Ca me parait une bonne histoire à raconter aux enfants.
— J’espère pouvoir le faire moi-même.
Bien qu’atténuée par la montagne, le vent soufflait, redoublait d’ardeur pour les asservir à sa cause, les décourager de continuer leur périple, la prophétesse se pelotonna contre la roche. Il faisait moins chaud que dans le Silimen, supportable mais ils avaient grimpé assez en altitude pour que Reilaa ressente le frisson du froid, sensation rencontrée alors que les lunes étaient à leur zénith ; il s’infiltrait dans ses os, sa chair, parasitait même son esprit. La chaleur de Cohello, bien que leur corps ne se touche gère, la réchauffa. Sa présence seule la réconfortait.
— Je suis étonnez que vous ne m’ayez pas posée de questions concernant les maîtresses.
Reilaa releva la tête, son visage nichée dans son giron et ses jambes ramenées contre sa poitrine.
— De quoi parlez-vous ?
Olbert, le cousin d’Harold s’était proposé pour partir en éclaireur d’une caverne plus grande les protégeant mieux des assauts répétés de la bise.
— En ce moment, les trois Dames sont dirigées par des hommes mais il est arrivé que des femmes nous chassent pour prendre les commandes. Une fois, chaque cité était gouvernée par une femme. Nous avons appelé ce temps celui des Trois Sœurs.
— Pourquoi me racontez-vous cela ?
Un sourire en coin plissa ses lèvres, un petit rire racla sa gorge.
— La personne qui gouvernera le Tiers après moi est une femme.
— Je pensais que La…
— Laryssa est une fille.
Intriguée, elle pencha la tête et se remémora les souvenirs de Laryssa : même sachant la vérité, Laryssa lui paraissait toujours être un garçon.
— Pourquoi ne se comporte-t-elle pas comme telle ?
— Parce qu’elle ne désire pas en être une. Avez-vous déjà rencontré des gens nés dans un corps dans lequel il ne se reconnaisse pas ?
— Lors de la puberté…
— Quel âge lui donneriez-vous ?
— Onze ou douze Hautes-Saison, le même que Liekko.
Nouveau sourire.
— Elle – je devrais dire il- Il, donc en a quinze et sa puberté a débuté l’an dernier.
Sa respiration s’approfondit pendant qu’elle réfléchissait : jamais elle n’avait entendu parler de personnes souhaitant interrompre les modifications corporelles de la puberté. Certes, elle n’était pas ce que l’on pouvait appeler de femme féminines, ne paradait guère dans des robes de soie et bavassaient comme ses sœurs et, hormis pour les cérémonies officielles, les bijoux n’entravaient pas ses membres et ne l’assourdissaient pas avec ces cliquetis répétitifs et ridicules. Dans ce cas, elle était aussi homme que Laryssa. Personne ne choisissait le corps dans lequel il grandirait, évoluerait, découvrirait les délices de Naarhôlia ; c’était un acte divin. Liu-Yella lançait une pièce et selon la face sur laquelle l’objet tombait était déterminé le sexe du futur bébé.
Elle demeurait coite, assimilant la nouvelle, s’interrogeant sur une différente vision de la religion, le pouvoir de Liu-Yella faisant défaut mais compatissante à l’idée que la coque de son âme lui soit étrangère. Si une telle épreuve lui avait été posée, elle n’aurait pas hésité à tenter tous les « remèdes miracles quitte à se mettre en péril.
— Il refuse de me dire comment il y est parvenu.
— A quoi ? Murmura-t-elle d’une voix absente, perdue dans ses pensées malgré les rugissements du vent à ses oreilles.
— A stopper le développement d’une féminité. J’espère seulement qu’il n’y aura pas d’effets supplémentaires sur un plus long terme.
A son ton inquiet, elle devinait qu’il songeait aux potentiels charlatans fournissant des lotions aux produits mystérieux aux impacts incertains. Qui certifiaient qu’ils agiraient de la même sorte dans plusieurs années ? Reilaa éprouvait sa peur, la partageait bien qu’elle n’éprouvait pas la même affection pour Laryssa ; la pensée d’un esprit dans un mauvais corps lui était encore trop nouvelle.
— J’ai peur que les autres ne réagissent pas aussi bien que vous lorsque je le leur révèlerai. J’ai essayé de l’inciter à se confier, sans résultats. J’ai beau le menacer de le renvoyer à Shrotain Iglys ou de le par des décrets royaux, j’ai même mis en avant notre amitié, Laryssa refuse de me dire quoi que ce soit.
— Ce n’est pas à vous de divulguer quoi que ce soit. Cette décision doit être prise en âme et conscience par votre apprenti et hormis le soutenir, vous n’avez qu’) vous tenir à l’écart de ses desseins.
Mirri lui avait appris l’écoute, enseignement où elle avait été piètre élève ; pour elle, ces qualités étaient essentielles dans l’art de guérir, par dans la lecture qu’imposait sa profession. Ses jérémiades l’agaçaient et sans qu’elle ne dise un mot, ils se murèrent dans le silence.
Le vent hurlait, déversait le souffle de ses poumons dans une paysage désolé et inhospitalier où aucun animal ne troublait la norme quiétude de la pierre brune et abrasive. Au bout d’une semaine, elle en était venue à détester ce sol rocailleur qui usait la semelle de ses chausses comme pour atteindre avec avidité la chair de ses pieds et qui entaillait le ciel de leurs pics irréguliers. La douce courbe d’une dune et l’harmonie du désert lui manquait. Tout ce qu’elle ressentait, Cohello l’endurait avec une intensité bien plus accrue. Elle au moins partait avec l’espoir d’apporter un message de réconfort à son clan, le maître, lui, s’apprêtait à faire ses adieux à Naarhôlia. Son esprit rejoindrait-il l’un des paradis des Dieux existant, errerait-il dans le Tiers ou hanterait-il le lieu de sa mort ? Si elle était incapable de réprimer son trouble, elle brida ses pensées. Le faire souffrir, c’était endure soi-même la douleur et la violence.
Orbert interrompit leurs réflexions quelques instants plus tard et les intima de les suivre ; à Arslan et à son voisin, il hurla dans un dialecte du Tiers incompréhensible pour la jeune femme et esquissa de grands gestes. Ils le suivirent sur quelques centaines de mètre : ce qu’ils découvrirent dépassa toutes pensées rationnelles
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