Chapitre 21

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Chapitre 21

C’était un fait : les serpents ne pullulaient pas dans les montagnes contrairement aux oiseaux de proie et autres animaux quadrupèdes munis de cornes semblables à celles des hommes roches. Un bouquetin. C’était une étrange créature à barbiche et yeux rectangulaire avec cet air mi-stupide mi-malicieux ; une bête qu’elle détesta immédiatement malgré son air amical. Dans les bibliothèques su Silimen, les livres mentionnaient des animaux herbivores et dociles. Le bouquetin bêla en les voyant s’approcher et alors qu’il escalada les pentes, Reilaa jeta à Arslan un regard septique. Pourquoi l’avait-il emmené ?

Inutile de mentionner la longe dent pointue pendant entre ses seins, dissimulée par une tunique brune aux franges brodées sur la poitrine à la mode des Trois Dames. Elle avait l’air ridicule dans son pantalon orange, ses cheveux bleu et ses épaisses cornes contrairement au garde et à sa cape d’un brun foncé. Au moins pouvaient-ils se dissimuler dans le décor.

— Ce n’est pas lui que vous voulez.

— Baissez-vous et écoutez.

La prophétesse s’était à moitié redressé pour que la moitié de son torse dépasse de leur cachette tandis qu’Arslan guettait les environs pas une brèche, invisible.

— Ne chassez-vous jamais ?

— Mes techniques de chasse sont adaptées au désert, pas à la montagne. Je ne vous donnerai pas deux jours dans le Silimen.

Bien qu’elle ne comptait de loin pas parmi les meilleurs chasseurs, chacun aidait selon ses capacités : autant les vieillards que les bambins et Filya était l’une des plus rapides lorsque les gerbilles bondissaient entre les jambes de Reilaa. Satanées souris. Les proies qui évoluaient entre les dunes étaient bien différentes de celles d’ici. Pas de de serpent, de gerbilles, de scorpions, de fennecs ni rien d’autre. Que des chamois, des bouquetins, des vautours et des hommes… que voulait-il donc attraper ?

— Vous ne faisiez pas long feu dans le Cœur Ardent.

— Personne ne le ferait.

L’animal broutait paisiblement quelques touffes d’herbes éparses ; aidés par ses sabots, ils se déplaçaient avec agilité sur les raides flancs rocailleux.

— Rien ne presse, prophétesse, se moqua-t-il. Vous avez mangé plus que votre part ce matin, vous ne mourrez pas encore de faim.

Il la scruta un instant sous son regard de glace. Depuis leur départ, il ne cessait de répéter qu’elle devait être la moins à plaindre pour sa ridicule lamelle de viande séchée supplémentaire ce matin. Elle avait eu faim et qu’importe les rations puisqu’ils partaient à la chasse. Les humains ne semblaient rien y comprendre en matière de survie : ils s’arrosaient le crâne au lieu de le couvrir d’un voile blanc alors que le soleil les brûlait et pleurnichait sur sa gestion des réserves ; un jour, elle les restreignait tous, le lendemain elle leur offrait un festin. Pur calomnie ! La viande ne se garderait pas éternellement mais les humains – les cousins, surtout Olbert- étaient les plus virulents à se plaindre. Ils oubliaient de préciser la perspective de la chasse. Pour eux, ils y allaient seulement parce que Reilaa gérait mal leurs provisions. Un regard acéré plus tard, ils trouvaient tous une tâche urgente à accomplir et en guise de bonne foi, elle s’était proposée pour accompagner le prochain volontaire et prouver sa valeur de nomade.

— Je n’ai mangé que ce dont je me suis privée hier.

— Et vous avez manqué ce serpent hier.

Ses yeux lancèrent des éclairs ; qu’y connaissait-il à la chasse aux reptiles, celui-là ? Et si elle l’avait manqué, ce n’était que parce qu’Olbert avait effrayé le serpent, certainement pas pour ses gestes brusques et aux cailloux qui roulaient sous ses semelles. D’ailleurs, il y avait de nombreuses cachettes dans les montagnes, des creux grattés par le vent et la pluie et dans le désert, seulement des dunes.

— Je l’aurai eu dans le Silimen.

— Peut-être. Peut-être pas.

L’attente la tuait. Elle ne comprenait pas pourquoi Arslan insistait pour se dissimuler ici, sous le vent s’il ne comptait pas tuer l’animal. Reilaa l’en empêcherait s’il esquissait le moindre geste de sa lance vers le pauvre bouc, animal de mépris mais toujours habité d’une âme humaine.

— Vous ne le tuerez pas, Arslan. Partons.

Si son peuple n’abrégerait jamais la vie d’un ancien frère, il n’en n’était pas de même pour d’autres clans plus bestiaux qui en faisaient même un rituel. Une fois la transformation terminée, la bête était sacrifiée puis mangée. Reilaa était incapable de planter le couteau dans sa chair, lire la compréhension et la ferme résolution de l’animal sur ce qu’il adviendrait ensuite de son corps : le cannibalisme. Le bovidé se fichait de leur présence, se contentait de grignoter les quelques pousses d’herbes éparses. Lorsque le garde se redressa, le bouc s’intéressa à peine à eux , il releva la tête, cligna des yeux le rendant imbécile et se détourna. Une partie, même infirme, de la conscience humains devait persister pour ne pas fuir les chasseurs, les reconnaître comme une race éloignée mais ayant été des leurs jadis. Reilaa discernait presque l’homme derrière l’animal : sa tranquille nonchalance, le mouvement paresseux de sa bouche à la recherche de rares pousses d’herbe, son regard un brun plus éveillé et vif que le serait celui d’une chèvre. Elle remercia sa déesse d’être née femelle-roche ; une fois que la mort sonnerait, elle se réduirait en tas de sable balayé par le vent et ses restes éparpillés aux quatre coins du Silimen.

Elle refusait de demander à son compagnon ce qu’ils mangeraient – toujours son orgueil et sa fierté -, refusait de se rentre responsable de leur gloutonnerie. Tous avaient mangé plus que leur part, par ennui peut-être, alors qu’ils étaient enfermés dans le temple abandonné et la montagne en proie à des vents violents. Maintenant qu’il fallait un coupable, l’étrangère était toute désignée.

Arslan réussit néanmoins à capturer un faucon pour le dîner et sur le feu allumé par l’un des cousins devant les ruines, jamais leur roi ne se chargeait des basses besognes, rôtissait une drôle de créatures aussi longue que son avant-bras. Cohello fixait l’horizon, le flanc adossé à l’un des derniers piliers encore debout, bras et jambes croisées au niveau des chevilles et plus explicite qu’un long discours, la tension à travers leur lien l’informa de son désir de solitude. Olbert tourna la broche improvisée exposant au ciel le ventre tendu de leur repas. L’odeur de la brûlée la fit saliver. Selon la plupart des croyances humaines, les peuples roches et végétaux ne se nourrissaient jamais de viande ; Reilaa n’avait pu réprimer un rire la première fois qu’elle avait entendu ces rumeurs car si de rares clans bannissaient la chasse, nombreux étaient ceux à opter pour les régimes omnivores. Certes, les prédateurs consommaient plus de viande que les proies mais l’inverse était vrai aussi. Harold ricana devant les mains vides de la jeune femme.

— Incapable d’attraper son propre repas alors elle pioche dans celui des autres. Savez-vous combien de temps j’ai mis à le chasser ?

La prophétesse haussa les épaules.

— Je vous pensais si habile pour la chasse que je n’ai pas trouvé de raison pour me rationner.

Elle lui offrit un sourire mi-figue mi-raisin et jubila devant son regard noir. Nul doute qu’il avait compris la menace ; au moins était-il plus intelligent qu’il en avait l’air. Arslan et Olbert trouvèrent un intérêt nouveau aux flammes léchant le dos du cadavre qui allait leur servir de repas et de désintéressèrent des œillades mauvaises que se lancèrent les adversaires. Ils s’assirent l’un face à l’autre, aussi loin qu’ils le purent sans s’éloigner du feu de plus de cinq pied, Reilaa en tailleur et le garde accroupi sur ses talons. Olbert tournait la broche, Arslan dépeçait, Cohello s’éloignait.

Avec sa crainte s’accroissant, Reilaa ne doutait pas que le lieu de rendez-vous approchait, elle-même le redoutait. Qu’allait-il lui faire s’ils refusaient de l’écouter ? Elle ne désirait qu’un droit de passage mais la prophétesse doutait fortement qu’une seule de ces créatures soit dotée du bon sens d’accepter. Reilaa avait aussi songé à s’éclipser discrètement, n’emportant que le strict nécessaire mais ô combien le jeu était risqué si les Harpies survolaient le désert. Elle avait déjà joué la carte de la chance et seul un excellent joueur sortirait deux fois de suite le coup gagnant. La prudence exigeait un sacrifice.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas. C’est comestible, c’est tout ce qui m’intéresse.

Comestible ou non, la chair était cuite à point : croustillante sur l’extérieur, tendre et délicate à l’intérieur. Cohello n’en picora que quelques bouchées, la faim qui lui tiraillait le ventre serait plus rassasiée avec la certitude d’un futur prometteur qu’avec un oiseau. Si Reilaa ressentait ses émotions comme les siennes, elle n’avait pas peur pour lui. Pourquoi se ferait-elle du mouron pour un étranger alors que la sécurité de son peuple entier reposait sur ses épaules ?

— Pour quelles raisons vous êtes-vous joints à lui ? S’enquit la prophétesse en dévisageant les deux cousins.

Olbert ne lui jeta qu’une brève œillade et Harold l’ignora, dévorant son repas. Arslan terminait d’enlever les plumes de son faucon.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à le suivre ? Insista la jeune femme.

Elle cherchait à comprendre le lien qui rattachait les gens du Tiers à leur roi et ce n’était visiblement pas de l’adoration.

— Vous ne toucherez pas d’or à votre retour, énonça-t-elle, vous prenez des risques pour lui…

— Je veux voir où les Harpies vivent, rétorqua Olbert pour la faire taire. Ces raclures méritent de crever pour avoir dévorer tant des nôtres.

— Ils sont cannibales, ajouta Harold ce qui fit hausser un sourcil à son cousin. C’est ce que j’ai entendu raconter et ça ne m’étonnerait pas que ce soit vrai.

— N’importe quel mensonge a sa part de vérité, intervint discrètement Arslan.

Après une pause, Olbert reprit :

— Et nous avons de l’or maintenant.

— Vous ne saviez pas que vous alliez en trouver.

— Et vous, Reilaa, pourquoi êtes-vous là ? Certainement pas pour notre roi…

Son regard se durcit.

— Je suis là pour mon peuple.

— Nous pensions que vous le suiviez car vous l’aimiez.

Elle écarquilla les yeux ; l’amour serait une affaire de sacrifice pour les humains. Pour les hommes-sables, l’affection était avant tout un partage.

— Ce n’est pas ainsi que je témoignerai mon amour.

Sans compter qu’ils ne se connaissaient que depuis quelques jours, au mieux quelques semaines. Elle ne connaissait les démonstrations qu’exigeaient l’affection humaine, mais dans son peuple seules quelques cajoleries étaient autorisées en public ; le reste se déroulait sous la tente ou à l’écart des regards. Son clan avait toujours été pudique. D’ailleurs en quoi les couples homosexuels ou hétérosexuels divergeaient sur les marques de tendresses ?

— Difficile de croire autre chose quand une femme suit un homme d’aussi près.

— Ai-je l’air d’être amoureuse ?

Elle cracha ce mot avec dégoût, répugné par tant d’aveuglements de la part de ces humains. Les putes battaient des cils et ouvraient leurs cuisses, les épouses criaient après leur mari lorsqu’ils étaient trop ivres et une jeune femme interloquée par un homme devait être amoureuses. La prophétesse était partagée entre la stupidité humaine ou leur culture plus dégradante et stéréotypée.

— Non, nous pensions que vous l’étiez au Tiers mais il est évident que nous nous sommes trompés : personne n’apprécierait quelqu’un qui gère aussi mal les réserves que vous.

La prophétesse renifla.

— Ca ne m’étonne pas que vous n’ayez pas de famille : personne n’apprécierait quelqu’un qui ressasse toujours les mêmes sujets.

Reilaa se maudit d’avoir prononcé ces mots. Voilà qu’elle comprenait assez leurs coutumes pour plaisanter avec eux, plaisanter alors que ces vauriens l’accuser de dilapider leurs provisions.

— J’ai toujours dit qu’il restera seul s’il ne diversifiait pas son répertoire, l’attaqua Harold. Tu vois, cousin, j’avais raison, et c’est une bouche féminine qui me confirme.

— Ta gueule. Tes relations ne sont pas les plus longues que je connaisse.

— Au moins…

— Taisez-vous ! Les rabroua Arslan.

Il s’était tendu depuis quelques minutes et si ses oreilles avaient été malléables, elles se seraient figées.

— Des Harpies.

A peine eut-il prononcé ces deux mots que quatre de leurs membres se détachèrent pour tournoyer haut dans le ciel au-dessus de leurs têtes.

— Combien de jours reste-t-il ? Demanda Reilaa en fixant le roi.

— Un peu plus d’une quinzaine, répliqua Cohello.

— La crête est plus haut ; une semaine et demie de marche.

Ils n’eurent pas le temps de s’interroger que les Harpies amorcèrent leur descente, fondant vers la terre en piqué tel un faucon sur un lapin. Quatre hommes-oiseaux rampèrent clopin-clopant sur le sol inégal, aux aspérités assez nombreuses et profondes pour se fouler une cheville pour qui n’y prêtait pas attention. Leur collerette de plumes se gonfla et bien que Reilaa ne sut dire si le présage était bon ou mauvais, elle préférait qu’ils s’en abstiennent. Ses doigts cherchèrent son médaillon.

— Roi du Tiers, siffla le premier, une femelle de taille moyenne mais aux yeux menaçants. Je me réjouissais tant de votre visite que je n’ai pu attendre.

Cohello s’approcha comme si le glas avait sonné pour lui. La créature le dévisagea un instant avec un regard indescriptible oscillant entre surprise et convoitise, désir et horreur et surtout une perfide curiosité avant d’aplatir son dos. Elle rappela à Reilaa ces drôles de chat que les fillettes nobles convoitaient après les Bashkis.

— Montez-moi. Nous avons à discuter.

Sans un regard à Reilaa – il n’en n’avait pas besoin- le jeune homme enfourcha la Harpie et d’un puissant battement d’ailes disparut derrière les sommets des montagnes.

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