Chapitre 22

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Chapitre 22 :

Les Harpies avaient beau être des créatures particulièrement impressionnantes, Reilaa aurait pu venir à bout de l’une d’entre elle d’une seule adduction de cuisse ; ces oiseaux n’étaient faits que d’os et de plumes, pas une seule lamelle de graisse. La prophétesse n’avait eu d’autre choix que d’imiter Cohello et grimper sur le dos noueux d’une ce des bêtes mais l’assise se voulait si inconfortable qu’elle ne cessait de gigoter malgré les quelques dizaines de pieds de vide sous elle. Elle s’agrippait de toute la force de ses dix doigts aux plumes des flancs, plus petites et duveteuses que celles de son cou. Reilaa avait beau s’aplatir, tendre son torse au possible, elle ne parvenait à dépasser la jonction des ailes de la Harpie malgré les remontrances de celles-ci quant à son point d’équilibre trop porté sur son arrière-train. Heureusement qu’elle était petite.

— Essayez d’avancer, maugréa la Harpie femelle.

Prise de vertige, Reilaa était pétrifiée et incapable d’esquisser le moindre geste. De plus, si elle écoutait sa monture, tout son poids se reposerait sur ses vertèbres et non plus sur ses hanches ; trop risqué, la peu de chuter l’immobilisait. Reilaa haït immédiatement les bourrasques s’enroulant autour de ses chevilles et sifflant à ses oreilles. Le vent irritait ses yeux. Dire que des gens payait – payait ! – pour voler sur des dorakkars. De l’argent gaspillé à son avis.

— Profitez donc de votre vol, railla l’animal. Vous serez une des seules à vous vanter d’avoir volé sur mon dos.

L’animal, par cruauté ou plaisanterie – un mélange des deux, peut-être - vira brusquement de cape sans la prévenir ; un cri de terreur peur jaillit de ses lèvres, bientôt étouffé par les plumes de la créature. Pivotant son visage de quelques centimètres, elle ne plus lancer à ses compagnons qu’une brève œillade : Cohello, le visage fermé, indifférent au vide sous ses pieds, Arslan et les deux cousins, point trop rassurés, point trop inquiets.

Milles questions lui avaient brûlé les lèvres et toutes évaporées en l’espace d’une seconde lorsque la Harpie lui avait présenté son dos, ses lèvres tombantes s’agitant fébrilement. La jeune femme avait bien essayé de refuser mais les visages de Liekko et Filya - et celui impassible de ses compagnons enfourchant leur montures - l’empêchaient de s’y soustraire. C’était avec une mâchoire crispée au point d’entendre ses dents grincer que Reilaa débuta son premier vol à dos de Harpie.

La figure enfouie dans le plumage de la créature, Reilaa ne vit pas la terre sèche et battue par es vents des montagnes se couvrirent de végétaux ; les rares pousses se transformèrent en arbrisseaux puis en pinèdes abritant des grottes où se rassemblaient les Harpies. La prophétesse ne rouvrit les yeux et cessa de prier à quelques mètres du sol. Malgr2 son visage fermé, ses jambe chancelèrent. Le femelle-oiseau s’étira, se massa les lombaires avant de rejoindre ses compagnons d’une démarche rendue hésitante par la végétation. Cohello se tenait derrière les Harpies, le dos raide et le regard fuyant, il évitait celui de la prophétesse. Elle seule savait que cette droiture n’était qu’un leurre, le camouflage de l’inquiétude et la peur et seules ses mains immobiles, alors qu’auparavant toujours animées d’une âme propre, et ses lèvres pincées en une fine ligne témoignaient de ce dilemme. Elle hésitait entre le réconforter d’une caresse ou s’abstenir. Reilaa penchait pour la première option lorsqu’une Harpie se glissa entre eux.

— Je n’ai jamais vu de cornes aussi massives sur une si petite tête. Celles de vos semblables ne ressemblent pas aux vôtres.

Les épaules de la prophétesse tremblèrent : toute mention de son peuple dans la bouche de ces meurtriers l’horripilait.

— Je suis la seule.

Sa voix était sèche, son regard dur mais elle s’efforça de contrôler colère et dégoût en trouvant un intérêt nouveau à ses chausses. Elle espérait que la Harpie la prenne pour une femelle pusillanime, un objet qu’il valait mieux oublier et poser dans un coin de peur qu’il ne se brise après une manipulation trop hâtive ; elle n’en fit rien. Ses yeux immondes et pervers la jugeaient, caressaient chaque centimètre carrée de sa peau nue. La Harpie ne s’intéressait guère à ses vêtements mais portait une attention particulière à ses cornes striées, à ses iris marrons – couleur la plus répandue chez les hommes-sable, à son visage triangulaire, à sa gorge si fragile qui contrastait avec leur cou rendu épais par les plumes.

— Peu d’humains viennent jusqu’ici et nous n’avons pas beaucoup de temps pour les étudier.

Sa bouche se tordit en ce qui ressemblait à un sourire narquois, il n’augurait rien de bon.

— Je ne suis pas humaine, rectifia-t-elle mécaniquement.

Pas totalement du moins. La Harpie ne semblait pas faire de différence, ce qui était bipède, pourvu d’une tête, d’un tronc et quatre membre ne pouvait être qu’humain. La femme oiseau inclina la tête avant de s’écarter. Reilaa rejoignit Cohello avec une allure qu’elle jugea trop empressée ; le regard soutenu et les crimes passés exacerbaient son attention. Elle surveillait chacune de leur œillade, chacun de leur geste et si elles réservaient aux cousins le même accueil, elles s’éloignaient d’Arslan. La présente du roi à quelques centimètres la réconforta. Tous deux partageaient la même crainte bien qu’ils refusaient de se l’avouer à haute voix. Inutile, leur lien parlait pour eux. Cohello dissimulait ses appréhensions derrière un visage ferme quand Reilaa fusillait les Harpies du regard. Ces dernières l’ignoraient superbement.

— Je n’aurai jamais pensé qu’il pouvait y avoir une forêt ici, déclara Harold une fois sorti des griffes de sa Harpie.

— Il me semble qu’il y a beaucoup de plaines e l’autre côté de la montagne.

— Qu’est-ce que sont ces arbres ? Les interrogea Reilaa.

Massifs, aux feuilles d’aiguilles d’un vert sombre, les sous-bois, même en pleine journée évoquait une nuit sans étoiles.

— Je crois que ce sont des sapins.

La jeune femme n’avait que des arbres exotiques capable de survivre à des températures extrêmes : les troncs étaient noueux et fins bien loin de ces colosses à l’écorce sombre et à leurs feuilles aussi rigides et fines que des tiges de métal. Elle remémorait des fruits juteux aux couleurs éclatantes, ceux de ces… sapins n’étaient pas comestibles, bruns pétales de bois.

— Venez, lança une Harpie en s’aventurant dans la forêt.

Hormis les feuilles caressées par le vent et la futaille piétinée, le silence régnait : aucun oiseau ne gazouillait ou se taisait lorsque les Harpies les dépassaient, maître de terreur, les animaux se cachaient dans leurs terriers et les autres évitaient de croiser leur chemin. Reilaa manquait de les imiter ; elle devait serrer les poings jusqu’à ce que la douleur engendrée par les ongles dans sa chair lui rappela de se tenir tranquille. Arslan se déplaçait comme lorsqu’on se promène dans une ville, un pas élastique et les muscles décontractées ; il ne craignait pas les Harpies contrairement à Olbert ou Harold qui jetaient des œillades en toute direction s’attendant à que des hommes-oiseaux surgissent des ombres pour les attaquer. Leurs mains ne s’aventuraient jamais trop loin du pommeau de leurs couteaux, la main de Reilaa était repliée contre sa poitrine. Cohello progressait les bras le long des flancs ; ils n’avaient rien à perdre s’il fonçait dans un guet-apens.

Après quelques minutes de marche, les Harpies s’enfoncèrent dans une grotte à la bouche noire, le sol s’inclina sous leurs pieds et à la terre se mélangea du sable. Leurs visages, plus qu’inquiétant dans la pénombre se fendirent de sourires. Reilaa tira sur le lien partagé avec Cohello pour s’assurer de sa présence à ses côtés ; elle refusait de montrer sa peau bien que présente. Les pulsations de son cœur résonnaient contre ses temps. Après quelques pas, la prophétesse repéra une source de lumière. Les murs s’écartèrent pour révéler une bonne quinzaine d’autres Harpies éclairés par des torches. Le halo des flammes ondulantes se reflétaient sur leur figure hybride évoquant plus des monstres issus de cauchemars fertiles issus de l’enfance que des hommes-animaux. Certes, les mélanges étaient parfois curieux, hasardeux, comme si la nature avait tenté une expérience culinaire et les Harpies étaient les seuls à posséder la même physionomie et sans doute la moins harmonieuse qu’il lui ait été donné de voir. Un des plus petites créatures s’avança :

— Qui êtes-vous ?

Sa voix rappelait celle d’un mâle bien que Reilaa n’en n’aurait mis sa main à couper. Il s’attendait à des présentations et Cohello les lui fournit aussi brèves que possible.

— Elle n’était pas attendue celle-là.

Il s’exprimait d’un ton froid, détaché.

— Je veux que vous passiez avec moi le même marché que Cohello. Nous souhaiterons, mon peuple et moi, retourner dans le Silimen, je viens vous demander de ne pas nous attaquer.

Voilà résumé en une seule phrase tout son périple depuis le Tiers. La Harpie émit un grognement qui ressemblait à un rire.

— Les Hommes-Sables sont voués à disparaître…

— Nous ne sommes pas encore morts.

C’était un problème auquel ils faisaient face depuis quelques décennies, essayaient d’augmenter le nombre de leurs enfants mais leur taux de fécondité demeurait bas. Les grossesses ne pullulaient pas.

— Vous êtes sur le déclin, inutile de le nier.

Ses mots avaient le tranchant d’un poignard.

— Vous étiez un noble peuple jadis mais les temps ont changé. L’Andurin change. Naarhôlia change et nul ne peut s’interposer.

Saletés de bestioles. Parasites. Elle se retint à temps de lui cracher ces injures.

— Que nous donneriez-vous en échange ?

— Que souhaitez-vous ?

Les Harpies émirent quelques sons aigus visiblement enchantés de cette question mais leur chef secoua la tête de gauche à droite avant de feule tel un chat en colère. Ne lui manquait que le dos rond et la queue fouettant l’air.

— Connaissez-vous notre société ?

— Un peu, articula Cohello. Je sais que vous avez un chef.

Leur interlocuteur inclina la tête se présentant comme tel.

— Contrairement aux humains, notre chef n’a pas les pleins pouvoirs mais il peut décider du sort de chacun.

Pour Reilaa, le pouvoir sur une âme était l’un des plus puissants et surtout le plus dangereux ; si un homme décidait quand abréger ou rallonger une vie, qu’est-ce qui l’empêchait de punir sans raison ? Personne hormis le destin ou les dieux ne devrait bénéficier de ce pouvoir.

— Peut-être auriez-vous l’occasion d’apprendre lorsque vous vivre avec nous.

La Harpie employait le futur et non le conditionnel et au subit tiraillement sur leur lien, la prophétesse sut que Cohello avait aussi été attentif au temps utilisé. Que leur réservait-il ?

— Vous avez besoin de nous, nous avons besoin de vous. Nous devrions trouver un terrain d’entente.

— Pour quoi avez-vous besoin de nous ? Les interrogea Cohello.

L’homme-oiseau ricana, pivota sur ses pattes et s’adressa à ses compères.

— Pourquoi sont-ils encore debout ? On ne peut discuter d’un plan d’attaque si nous ne sommes pas assis confortablement.

Reilaa s’attendait plus à ce que des chaises se matérialisent dans les mains des Harpies plutôt qu’elles s’arc-boutèrent pour offrir leur dos en tant que siège. Comprenant trop tard leur geste, la prophétesse bégaya :

— Je…

Le regard noir de Cohello lui coupa la parole ; elle s’assit du bout des fesses sur la créature. Le chef Harpie ne devait pas s’inclure dans ce « on » car il resta ostensiblement debout et, bien que plus petit que ses compères, les dominaient de plus d’une moitié de torse. Sous elle, la Harpie demeurait immobile. Reilaa sentait à peine sa poitrine se soulever.

— En vérité, je ne suis pas encore chef, commença l’oiseau avec une brève inflexion d’impatience dans la voix. Eux me soutiennent mais notre clan est trois fois plus grand. Celui qui assiège son autorité sur nous est faible ; il ne combat plus, interdits les règlements de compte sans justice, souhaite adopter les coutumes de l’empire. Il semble oublier que nous ne sommes pas des hommes.

Il braqua sur Reilaa un regard insistant qui se retint de frémir en le soutenant.

— Vous savez ce que c’est, femme-sable.

Il n’attendit pas de réponses car il enchaîna :

— Je pourrais prendre le pouvoir par la force mais je connais mon peuple. S’ils ne me suivent pas de leur plein gré, ils pourraient me planter un couteau dans le dos. Ce serait très fâcheux.

La Harpie darda ses yeux sur une femelle qui entourait un enfant oiseau de ses bras maigres. Elle lui regard pour regard ; personne ne sembla remarquer les tremblements de la petite bête. Reilaa ne connaissait rien aux Harpies mais elle savait reconnaitre la peur. Cet enfant était terrifié.

— Pas ce regard avec moi, siffla le chef.

Après quelques secondes, la femelle inclina la tête en signe de soumission. De longs doigts glacés semblaient courir sur l’échine de la prophétesse. Que leur avait-il fait pour les terroriser autant ?

— Vous serez mon trophée, ajouta la Harpie en reportant son attention sur ses invités. Vous les émerveillerez.

Il s’approcha de Reilaa d’une démarche chaloupée, enroula une mèche de ses cheveux autour de sa griffe et la porta à un pli sur son visage qui devait être son nez.

— De vous particulièrement.

Pour camoufler les battements affolés de son cœur, elle chercha à se donner une contenance en bombant le torse

— Vous serez mon passe-droit pour la gouvernance. Comment vous nommez-vous ?

— Reilaa, répondit-elle en forçant sa langue à se délier.

Inutile de préciser qu’elle était prophétesse, ce détail n’était intéressant que pour les humains qui connaissaient son peuple, pas pour des Harpies préférant les considérer comme des monnaies d’échange.

— C’est pour notre Histoire, ricana le mâle. Votre nom et celui de vos amis seront écrits en lettres rouges.

Cette fois, la jeune femme ne put réprimer le tremblement de ses lèvres.

— Nous partons avant le cinquième pic.

La Harpie gigota sous ses fesses, signe de la fin de l’entretien. N’importe quel homme ayant servi de chaise aurait regardé le sol de peur que son maître y lise l’humiliation mais Reilaa ne vit que l’amusement dans ses prunelles dorés. La jeune femme n’avait aucune idée de ce que signifiait « cinquième pic », probablement un système horaire.

Cohello fit un quart de tour sur ses talons mais la prophétesse resta en retrait ; pas question de montrer sa faiblesse aux Harpies, elle était capable de s’assumer seule. Le maître tira délicatement sur leur lien et la prophétesse lui répondit pas un regard furibond, incapable de dissimuler ses émotions ou de rompre le lien. Le roi se retira avec prudence comme s’il levait les mains en l’air. Quelques oiseaux trainaient encore dans la grotte, trop pour Reilaa ; elle manquait d’air. Dehors elle retrouva Arslan et Olbert :

— Qu’entendent-ils par cinquième pic ? Demanda-t-elle sans embage.

Si Olbert haussa les épaules, Arslan sortit un poignard de sa ceinture. Aucune Harpie ne leur avait demandé leurs armes, les humains étaient trop faibles pour leur porter atteinte.

— Quand le soleil se rapprochera d’un sommet d’une cinquième montagne.

Il ricana. Hormis des arbres qui se dressaient assez haut pour masquer le ciel, ils ne voyaient rien.

— J’imagine qu’ils ne vous oublieront pas.

— Non, vous n’avez pas assez de chance pour cela, prêtresse.

— Je vais chasser, conclut Arslan.

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