Chapitre 23

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Chapitre 23

La Harpie désigna une ridicule fente comme l’entrée de leur repère ; un sentier raide et tortueux traversait le flanc de la montagne jusqu’à une corniche ou plus d’une dizaine d’hommes-oiseaux pouvaient se tenir sans se presser les uns aux autres. Ils avaient quitté la pinède une bonne heure plus tôt et – pour ne pas éveiller les soupçons- espaçaient leurs va-et-vient sur la journée entière. Impossible de comprendre que la révolte grondait si l’on n’y prêtait pas attention.

Leur chef, Carcalle, un nom d’emprunt devant la difficulté pour une bouche humaine de répéter des noms de Harpie s’amusait de cette situation et ordonnait à ses sbires de garder un œil vigilant sur ses « trésors ». Des proies, ils n’étaient rien de moins. Une attention particulière était portée à Reilaa et Cohello, elle pour la surprise engendrée et son audace, lui pour sa promesse et son rang. Le roi ignorait à quel chef prêter allégeance. Olbert et Harold étaient ignorés et les Harpies témoignaient un certain respect à Arslan quand bien même ils leur jetaient des regards de dégoût.

La Harpie battit deux fois plus vigoureusement des ailes avant de se poser et claqua sa langue, signe qu’ils avaient convenu pour que Reilaa puisse lever les yeux sans affronter le vide sous eux. Retrouver la fermeté du sol sous ses pieds lui arracha un bref sourire, vite perdu devant les cris qui s’échappaient de la grotte des hommes-oiseaux. Elle eut à peine le temps de chercher le regard de Cohello qu’une main la poussa en avant.

La chaleur était étouffante malgré le courant d’air qui s’enroulait autour de ses chevilles, l’odeur – elle comprenait maintenant d’où venait la puanteur des Harpies- était écœurante, la pénombre l’oppressait, lui serrait le cœur, elle qui était habituée à n’être encerclé que de soleil et de sable. Pire que tout, les tambours semblaient vibrer de concert avec son myocarde, avec ses tympans. Elle tira sur le lien avec plus de force que nécessaire, appelant Cohello, cherchant du réconfort là où elle pouvait en trouver. Reilaa opposait à cette grotte lugubre son Silimen natal, ses grains de sable glissant entre les orteils, les rayons du soleil réchauffant sa peau, la nuit près d’un feu à observer les étoiles, à étirer le cou à la recherches de constellations, d’autres mondes.

La brusque ouverture sur une grande salle la rappela à l’ordre : inutile de se réfugier dans ses souvenirs. La majorité de la décoration arborait différentes nuances de rouges, des crânes peints avec une teinte cramoisie trop lumineuse pour être du sang, le haut plafond de la grotte à la fresque représentant une scène de guerre (des Harpies fondaient sur des soldats et les emportaient dans les airs), au trône d’os où siégeait une imposante Harpie. Quels uns de ces congénères volaient en cercle au-dessus d’eux, d’autres grimpaient aux murs, rejoignaient les nombreuses cavités où les femelles veillaient leurs nids.

Reilaa emprunta un escalier creusé dans la roche, aux marches assez large, signe de richesse dans les cités humaines du désert. Seuls les gouverneurs en possédaient de telles. Et les Harpies. Quelques dizaines de paires d’yeux, certains d’or, d’autres sanguinaires se fixèrent sur eux, curieux pour les aimables, franchement dérangeant pour les autres. Un chemin se dessinait entre les escaliers et cette chaise d’os et de toile qui faisait office de trône ; elle aurait aimé dire que les hommes-oiseaux s’écartaient de son regard où se lisait haine pure mais ne s’exécutaient que pour entendre sa requête. Pourquoi ces colosses deux fois plus grand qu’elle lui obéiraient ? Elle n’était pas bien impressionnante malgré son physique inhabituel. Les plus hardis effleuraient même ses cornes, objet jamais pris au sérieux malgré toute leur prestance et la sévérité qu’elle s’efforçait d’adopter dans sa posture.

A son tour, Cohello titilla leur lien. Elle se raccrocha à lui, son rocher dans une tempête aux vagues destructrices, déferlantes. C’était acculé que l’on saisit l’importance des gens, des choses. Il n’avait beau être éloignés que de quelques mètres, la mer de Lune aurait tout aussi bien pu les séparer et plus la prophétesse le cherchait, plus il se dérobait. Malgré le cri silencieux de frustration de son âme, son visage resta de marbre : ses lèvres ne tremblèrent pas lorsqu’une Harpie manqua de lui broyer les épaules pour l’agenouille, ses yeux demeuraient froids et distants là ou la haine se lisait chez ses compagnons, elle était la seule à feindre un calme maîtrisé. Les Harpies leur avait rappelé leurs plants et ce qui leur en couteraient de ne pas le respecter, des menaces proférées avec bien trop de cruauté et de malice pour être ignorés.

Des plumes grises, et d’autres cassées, témoignaient de l’âge avancée de leur chef, son comportement si taciturne à leur approche, presque flegmatique, irrita les sbires de Carcalle. Ricanements, gloussements et plaisanteries accompagnèrent la génuflexion des prisonniers. Aucun autorité n’émanait de ce roi, un freluquet soldat jouant au grand général ; et le jeu avait eu raison de lui. Là où la voix de Carcalle était cruelle, vibrante d’émotions, appelait des troupes derrière son appel, celle du vieux roi était faible, un marmottement qui couvrait à peine les cris de ses sujets. Et soudain, Carcalle apparut. Fort, hideux pour les hommes mais magnifique aux yeux des Harpies au plumage d’un orange vif rendu sombre par le halo des torches mais les iris flamboyants. Une aura se dégageait de lui, de celle qu’émettait les meurtriers : charismatique, saisissante, envoûtante et s’il l’avait regardé avec des yeux humains comme il le faisait maintenant, elle l’aurait suivi. Son regard la transperçait, l’électrisa, la convainquit que son rôle n’était pas vain. Cohello tira brusquement sur le lien, furieux et dégoûté de sa faiblesse.

— Nous les avons trouvés dans la montagne et nous pensions qu’ils pourraient vous plaire.

Reilaa s’étonnait qu’il ait appris la langue des hommes du Tiers, Reilaa en parlait une autre avec son peuple. La seconde phrase de la Harpie, dans sa langue natale, tirait en longueur, incompréhensible des humains, tout en marmottements et lourde respirations. L’homme-oiseau se tourna vers Reilaa et d’une griffe charmeuse sous son menton releva son visage et plongea ses yeux dans les siens ; quelques-uns des chefs rencontrés dans le Silimen arborait cette même expression enjôleuse. Il tentait de la séduire, de lui promettra confort et sécurité, de la domestiquer. Cette idée la révulsa et la prophétesse se contenta de lui rendre regard pour regard. Pourtant auprès des autres hommes-oiseaux, elle sentait l’attraction s’exercer, la grotte se plier à sa volonté et leurs âmes prêter silencieusement serments à la sienne. Plus tard viendraient les allégeances orales lors des cérémonies officielles.

Une griffe sous le menton, les deux autres encadrant sa mâchoire, la tête entière de Reilaa reposait dans la patte de Carcalle tel un trophée de guerre. Il la dévisageait comme si elle lui était acquise. A l’autre bout de leur lien, la colère de Cohello bouillait non pas parce qu’il tenait à elle mais ce que cette mascarade les humiliait pour leur bon plaisir. Comment parviendrait-il à défendre sa cause s’ils traitaient l’une des leurs comme un jouet ? Les yeux des hommes fixaient encore le sol de terre battue et piétinée par les dizaines de Harpies, seule Reilaa était autorisée à fixer autre chose que la Harpies grise. Les pointe de La serre de Carcalle glissa sur sa joue, effleura sa paupière inférieure, caressa la commissure de ses lèvres ; Reilaa ne trembla pas, refusa de lui offrir ce plaisir, arqua même sa bouche en un sourire moqueur. Loin de s’offusquer, le traître apprécia cette hardiesse.

— Une femelle-roche, mon frère, comme tu en a toujours désirée.

Ces mots flottèrent au-dessus d’elle, incapable de l’atteindre. Ses griffes n’étaient que trop présentes sur sa chair, dangereuses, piquantes, destructrices ; Reilaa n’osait bouger. Pour sauver son peuple, elle était prête à ronronner. Carcalle n’en n’avait que trop conscience. La Harpie se glissa derrière elle, pressa ses jambes fines et son torse contre son dos pour ramener sa tête en arrière. Les yeux de la prophétesse épousèrent le plafond plongé dans l’obscurité tandis que l’homme-oiseau pressa sa patte contre sa gorge, dessina la courbe de sa mâchoire, palpa les anneaux trachéaux tendus sous la peau délicate, appuya un doigt à la dépression entre ses clavicules.

— N’aie crainte, murmura-t-il d’une voix assez basse pour que seuls ses oreilles puissent l’entendre, rien qu’une petite mise en scène.

Son cœur battait de façon anarchique, incontrôlable ; de la lave semblait couler dans ses veines et pulsait dans son crâne. Son âme jumelle tendit la main.

— Regardez comme elle est belle : un parfait trophée à exposer.

D’une pression, il allongea sa tête son bras dénudant sa nuque et mâchoire. La bouche de la prophétesse se tordit en une grimace alors que les griffes du monstre pianotaient sur sa gorge, pianoter ou gratter sa peau comme un archet les cordes d’un violoncelle. Elle força ses mains à se détendre sur ses cuisses.

— Très jolies cornes, je ne pense pas vous l’avoir dit plus tôt.

Carcalle ricana comme à une plaisanterie connue de lui seul et même si Reilaa comprit la raillerie, sa patte trainant sur son oreille l’empêcha de rire.

— Pourquoi seulement moi ?

— Parce que vous êtes pleine de surprise. L’autre est si prévisible qu’il en devient ennuyeux mais vous… Vous m’intriguez.

— Je n’ai rien d’intéressant.

— Tut tut tut, ce n’est pas ce que vous disiez plus tôt. Ne vous ridiculisez pas prophétesse, vous êtes là pour sauver votre peuple : vous êtes l’incarnation de la jeune innocente pleine de fougue et de courage (puis d’un murmure menaçant) : ne me décevez pas.

Soudain la Harpie grise bondit de son trône d’os en hurlant pour coller son visage à celui de Carcalle. Il n’en caressa son visage que plus suggestive ment. Le ton de la première Harpie se voulait intimidant, un orage qui menaçaient d’éclater un instant à l’autre et celle du traître, suave. La jeune femme ne saisit pas les mots ni leurs intentions derrière leurs postures belliqueuses, le torse bombé et la figure crispée mais elle était prête à parier que Carcalle était satisfait de la réaction de son adversaire. La Harpie grise lui lança un regard d’excuse – d’excuse ! :

— Relächez6moi.

Carcalle lança son, crâne en avant. Emport2e par l’élan, Reilaa manqua s’affaisser face contre terre ; les tambours vibraient toujours dans la grotte en écho avec son cœur. Impossible de déterminer qui battait le plus fort.

— Sous mon toit. Invités. Pas de mal aux humains. Paix.

Je ne suis pas humaine, songea Reilaa tandis que des Harpies la saisirent aux aisselles pour l’entraîner loin de l’agitation de la grotte.

— Où m’emmenez-vous ? Siffla6t-elle.

Carcalle esquissa un pas vers elle lorsque son chef l’appela. Elle cracha. Pour une raison qui lui était mystérieuses, l’oiseau lui adressa un clin d’œil et ce qui ressemblait à un sourire sur sa face hideuse.

— Ils ne comprennent pas la langue des hommes, lança Carcalle.

Reilaa avait beau ruer et les insulter, les Harpies ne retournèrent même pas un regard vers elle ; tout au plus resserrèrent-elle leur prise, si fort que des gouttes de sang roulèrent sur ses bras.

— Vous me le payerez, maugréa-t-elle entre ses dents.

Les hommes-oiseaux les entrainèrent dans un dédale de souterrain quand la prophétesse remarqua qu’ils la séparaient de ses compagnons ; ceux-ci étaient encore devant la Harpie grise. Crier ne servait à rien, gigoter moins encore, l’unique chose qu’elle pouvait faire : attendre que leur attention diminue. C’était son instinct qui parlait, qui mettait à mal sa raison. Reilaa se força à ménager ses mouvements, juste assez pour qu’ils ne la soupçonnent pas de noter mentalement le chemin emprunté. Le squelette de la femme-loup, puis à droite, collection de casques, à gauche encore une fois à gauche, une pente… Elle se repérait surtout à la décoration excessive, morbide et preuve de faute de goûts. Autant elle comprenait l’intérêt des nombreux squelettes aux os reliés par des cordes, les armes de leurs victimes, autant elle ne saisissait pas le sens des quelques phalanges humaines rassemblés en des symboles plus qu’exhaustifs. Si Reilaa avait songé que les Harpies connaissaient le concept de l’ironie, elle aurait vu là un humour noir, si sombre et effrayant qu’il en devenait ridicule. Avec un regard plus alerte, ces symboles lui rappelèrent un rébus.

Aux croisements, une décoration encore plus lugubre : les crânes gueules ouvertes et peintes de manière à mimer l’effroi ou un brusque éclat de rire d’animaux émergeaient du plafond, l’arrière-train semblait avalé par la montagne. Reilaa reconnut des félins, des oiseaux, des sangliers, des boucs… Une Harpie lui désigna même un bélier par des sons qu’elle ne parvenait à déchiffrer et devant son visage perplexe, sa langue fourche jaillit de sa bouche pendante pour siffloter. La prisonnière réprima un frisson.

Enfin, après quelques autres œuvres d’art, les créatures ailées s’arrêtèrent devant une porte et Reilaa reconnut quelques sbires de Carcalle. Ils sont venus nombreux pour assister à ma déchéance. Avec des pattes vigoureuses, ils la déshabillèrent, arrachèrent tunique et pantalon de toile qui tombèrent en lambeaux sur le sol et lui tendirent une vieille robe bouffantes déchirée aux manches et aux ourlets filés. Des tâches maculaient le vêtement : le bout de tissu (impossible de le nommer autrement) rappelait les guenilles d’esclaves fuyant leur maîtres et les pénibles conditions de vie. Elle-même avait porté de semblables hardes.

— Tenue cérémonie, expliqua une Harpie aux fines griffes.

La prophétesse jeta une dernière œillade à ses anciens vêtements de voyage : elle préférait porter des haillons plutôt que de parader nue sous leurs regards avides. Reilaa préféra ne pas penser à la femme qui portait cette robe découpée selon une mode qui lui était étrangère ; un col montant serré à la base de la nuque, retenu sous la poitrine par un fil à nouer sous l’aisselle et évasée jusqu’à mi-jambe. Bien que la découpe lui fût inhabituelle, il était impossible de ne pas remarquer la légèreté et la facilité de mouvements qu’offrait le tissu. C’était la tenue d’une domestique. La jeune femme espérait que ses os n’aient pas rejoint les galeries d’art des Harpies.

Digne malgré les circonstances, Reilaa croisa ses bras sur ses seins, le regard noir. Elle refusait de leur demander ce qu’ils lui réservaient, de montrer sa peau ; elle préférait offrir un visage au mieux crispée au pire furieux. Il était plus facile d’intimider une prisonnière terrifiée effarouchée.

— D’où connaissez-vous notre langue ? S’enquit Reilaa une fois que les Harpies se furent attroupées en cercle autour d’elle.

— Fugitifs.

Quelle que soit leur fin, ces fuyards n’était pas demeurés longtemps auprès d’eux.

— D’où ?

Assurément des gens vivaient par-delà les montagnes, qu’ils parlaient le même langage serait une coïncidence extraordinaire. Cette fois, les créatures la jaugèrent sans comprendre : pour eux, un humain restait un humain. Elle retint de justesse un soupir. Derrière sa frustration, elle cachait son désarroi. Elle jugulait du mieux possible (malgré la concentration que cet exercice exigeait) son lien avec Cohello car si elle ressentait souffrance ou frayeur, elle n’était pas sûre de le supporter avec toute l’impartialité nécessaire.

Ce simple lien s’était transformée en réelle affection lors de leur voyage dans les montagnes ; difficile de ne pas ressentir compassion et attachement lorsque l’on éprouvait les sentiments de l’autre (ils n’avaient pas besoin de se regarder pour se comprendre).

Les créatures lui ordonnèrent de pivoter sur ses talons et de les suivre sans créer d’histoires et, évidemment, ne lui accordèrent aucune réponse. Les Harpies l’enfermèrent dans ce qu’ils surnommaient une pièce avec deux ou trois torches à la place des fenêtres et dans l’unique coin que la lumière ne pouvait atteindre, Reilaa se blottit contre la pierre.

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