Chapitre 24

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Chapitre 24

Les Harpies la cherchèrent après ce qui semblait être une éternité, toutes avec diverses breloques glissées dans leurs plumes. Quelques colliers rebondissaient contre leur torse la plupart avec des pendentifs en osselets, les autres arboraient une mince chaine en argent, des boucles d’oreille en crâne de petits mammifères ou oiseaux. Les plumes cassées avaient été arrachées. Ils la saisirent brutalement par les épaules et Reilaa se laissa docilement conduire, résignée. Non, jamais, elle ne leur donnerait satisfaction mais un enjeu plus important que sa vie était en jeu ; elle se battait pour Filya, Liekko… Un dernier nom s’ajoutait à la liste des hommes-roches : Cohello. Devant son impartialité, les Harpies baissèrent leurs gardes malgré les œillades amusées qu’elles ne cessaient de lui jet. La prophétesse ignorait si c’était les mêmes créatures qui l’avaient habillée et enfermée dans ce cachot – elle était incapable de les différencier. Des questions lui brûlaient la langue mais prononcer les mots, les ancrer dans le réel et les hommes-oiseaux se méprendraient sur l’intention de son geste : ils y verraient de la peur. Alors, Reilaa marcha encerclée.

A nouveau, les tambours firent écho à son cœur. Des cris sauvages, gutturaux et –de plaisir- résonnèrent depuis la grotte spéciale. Les yeux de la jeune femme, accommodés à l’obscurité par son séjour forcé dans ce qui ressemblait à une prison, discerna de multiples Harpies suspendues au plafond telles des chauves-souris prêtes à fondre sur leurs proies, glatissant malgré l’absence de bec. Les rares bêtes au sol frappaient des tambours de leurs bras, dodelinant de la tête sur un air que seuls eux trouvaient jovial.

Cohello se trouvait à l’autre bout de la pièce dans une tunique blanche mais d’une élégance rare pour les Harpies, le visage tourné vers le sol. Reilaa essaya de capter son attention, tira sur leur lien mais plus elle s’acharnait plus il reculait hors de sa portée. Perplexe, elle cessa de l’appeler, se concentra sur le trône d’os, sur Carcalle les dévisageant tour à tour d’un œil brillant, malicieux et plein de secrets. Si elle ne connaissait pas ses plans, elle en aurait eu la chair de poule. C’est pour maintenant.

La jeune femme ne se souvenait que trop bien de l’étreinte de ses griffe, du magnétisme de son aura, de son impuissance surtout. Elle pensait que les Harpies n’étaient que des êtes avec de vagues vestiges humains, elle ne s’était pas doutée trouver en eux la même racaille flagorneuse que dans les cités du Silimen. Dégoût, hargne et colère l’envahirent mais sa raison l’emporta.

Leur chef sortit de l’ombre, contourna le traître et s’assit sur son hideux trône. Il tendit son bras squelettique vers Cohello, toucha son épaule et comme un signal, celui-ci s’agenouilla, toujours le visage en direction du sol. Un sentiment explosa dans sa poitrine, si fort et sincère qu’il ne pouvait être que du roi du Tiers : l’humiliation. Elle ne se doutait pas que même sans ce lien, les autres le sentaient aussi.

Sans cérémonie, la Harpie expliqua par quelques gargouillements l’acte de Cohello, puis se tourna vers Reilaa :

— Allégeance, protection. Chasser parasite. Paix.

Les parasites devaient être ces chiens de Fils de Nogaïla sans qui ils n’auraient jamais mis les pieds ici.

— Et en échange ?

La voix de Reilaa résonna dans la grotte, impérieuse et stricte et les Harpies se turent. Le roi se tourna vers Carcalle qui traduisit.

— Des tributs. Notre bon roi (note ironique pour qui savait l’entendre) vous propose d’envoyer des tribus pour que nos eux peuples apprennent à se connaître, que les Harpies puissent enfin se débarrasser de leur salle réputation. Décision que je soutiens.

Sauver certains pour en condamner d’autres.

— Cohello s’est déjà offert.

De lui émanait tristesse et chagrin. Le silence qui suivit indiquait qu’ils attendaient sa réponse.

— Je m’offre pour mon peuple. Moi et moi seule. Moi pour une seule traversée du Cœur Ardent sans attaque.

Carcalle s’adressa à son chef qui hocha la tête.

— Nous acceptons votre offre Reilaa San’N’ghaere. Vous resterez avec nous en tant qu’hôte mais Cohello devra repartir.

Voilà la raison de sa fuite : il connaissait le piège dans lequel elle fonçait, le guet-apens dans lequel il la précipita. Elle musela ses sentiment et reporta son regard sur Carcalle, sa bouche se tordit en un désagréable sourire alors que ses griffes frottaient sa poitrine. Un objet blanc scintillait à la lueur orangée des flammes. Son pendentif ! Ses sbires le lui avaient discrètement ôté, toujours avec cet air machiavélique peint sur leur visage et dépouillée de sa seule arme, Reilaa ne pouvait que s’incliner. Derrière le trône se tenaient les deux cousins et Arslan, trop éloignés pour qu’elle puisse lire sur leur visage.

— Vous nous enseignerez vos coutumes, lança Carcalle pendant que son geste agitait négligemment les doigts.

Les deux Harpies derrière elles poussèrent ses omoplates et entrainée vers l’avant, la prophétesse chancela.

— Encore une faveur, frère, ce que Carcalle s’empressa de traduire par des reniflements et quelques gargouillements. Le bijou de la fille.

Il arracha le croc de son cou pour lacer le cordon autour de la nuque de son frère.

— Alliance.

L’attente l’électrisait. Qu’attendait Carcalle ? Il ne lui avait murmuré que le nécessaire, à savoir qu’elle devait se tenir prête pour cette cérémonie et à chaque fois qu’elle pensait l’attaque imminente, la Harpie tendait à son chef une patte amicale. Elle fixait l’arme qui reposait jadis entre ses seins sur le buste de son ennemi. Carcalle se glissa auprès d’elle, cessa distraitement ses épaules.

— Quand ? Grommela-t-elle en entrouvrant ses épaules.

— Patience.

Les plumes de ses ailes frôlèrent ses jambes. Elle devait l’aider comme otage, son rôle s’arrêtait là ; il lui tardait de finir cette comédie, de tourner le dos à cette mascarade et retourner dans son Silimen natal. Les tambours reprirent de plus belle, écho à son cœur chamboulé. Des Harpies amenèrent des plats, les posèrent sur le sol, Reilaa reconnait des fruits exotiques, de la viande et surtout du poisson. Entre elle et le frère de Carcalle se dressaient pas moins de huit plats d’un diamètre grand d’une fois et demi son bras.

— Mange, ordonna un de ses geôliers.

Docile la prophétesse choisit une pêche. Le jus coulait sucré dans sa bouche et sur son menton tandis que le chef, au nom d’emprunt imprononçable, l’imita à l’autre bout de la grotte. Après quelques bouchées, un homme-oiseau la pressa de s’avancer vers le prochain plat. Elle opta pour un poisson, à son grand étonnement, grillé. Au cinquième plat, Reilaa et la Harpie choisirent ensemble un fruit rouge à partager bouchée après bouchée. La jeune femme réprima un frisson de dégoût lorsque les lèvres de la Harpie esquissèrent un semblant de sourire, s’arquèrent pour mordre dans la chair du fruit.

Soudain, le roi se figea, écarquilla les yeux, étreignit sa poitrine tandis que le visage de Carcalle apparaissait au-dessus de son épaule, les traits déformés par la colère, la rage et le plaisir d’écourter un règne. Le roi tituba, pivota sur ses maigres jambes pour découvrir la figure de son frère, son sourire presque fou, l’éclat sensuel dans ses yeux meurtriers. Son bras plongea dans la gorge de son chef ; le sang se déversait hors de la plaie d’un rouge lumineux et épais sur son plumage, cascade macabre, magnifique. Le corps s’effondra, trachée et œsophage dans les griffes de Carcalle et sans plus d’attention au cadavre qu’à un tas de pierre, il les noua autour de sa gorge.

Les vivats, les acclamations et les applaudissements recouvrirent les rares hoquets de surprise. Le nom oiseau de Carcalle fut scandé, porté par une vague d’espoir et de renouveau pour ces monstres, l’incarnation d’un futur généreux où les Harpies seraient craintes et respectées. De sa patte, son hôte écrasa le précédent fruit dont la pulpe se mêla au sang de l’ancien chef. A l’aide de son couteau, Carcalle coupa le corps de son frère en deux, brisa les côtes – à chaque craquement ses sbires rétorquèrent par des cris de joie – et décrocha le cœur de sa cage thoracique.

Incapable de supporter cette odeur ou de soutenir la vue de cet organe, Reilaa cacha son visage derrière ses mains. Elle n’osait tirer sur le lien, pétrifiée d’horreur devant tant de cruauté et de barbarie. Lorsque Carcalle le lui présenta, dégoulinant de sang, la prophétesse de détourna, pouce et index pressés sur ses narines.

— Non.

La jeune femme ne comprenait que trop bien sa demande mais elle était au-dessus de ses forces.

— Reilaa… Une bouchée pour votre peuple.

— Non.

— Qu’est-ce donc, une bouchée pour sauver votre sœur ? Filya, si je ne m’abuse.

Elle lui décrocha un regard noir, de haine pure et oublia même de se couvrir le visage.

— Que vaut sa vie ? Assurément un cœur, n’est-ce pas ?

A nouveau, il lui présenta l’organe vivant quelques secondes plus tôt, gorgé de sang.

— Le cœur… n’est-ce pas chez les hommes la métaphore de l’amour ?

— Vous aussi êtes à moitié humain.

Reilaa ignorait ce qu’elle cherchait avec cette réponde car plus aucune trace de clémence n’existait en eux.

— Ce n’est pas parce que je me tiens debout que je suis humain. Nous avons perdu notre humanité depuis si longtemps…. Prenez-le.

Reilaa le jaugea avec dégout, prit néanmoins le cœur avec exécration ; ses mains trop faibles manquèrent de le laisser choir. Le sang imbibait ses doigts et à mesure qu’elle pressait ses phalanges sur l’organe du liquide vermeil s’écoulaient des vaisseaux. Elle ne sut si c’était le regard pétillant de Carcalle ou l’odeur de la mort qui lui donnait des nausées ; ses dents mordirent prudemment la chair, sa langue s’enroula autour d’un ventricule. Reilaa rejeta toute pensée rationnelle au fond de son esprit mâcha mécaniquement le morceau, s’imagina goûter une pomme, se persuada que le sang était une sauce goûteuse. La prophétesse déglutit péniblement. Carcalle l’observa avec attention, presque avec émerveillement dévorer le cœur de son frère.

Ce ne fut que lorsqu’elle lui redonna l’organe pour qu’il goûte à son tour que la prophétesse nota qu’il n’y avait eu aucune protestation, aucun soulèvement envers ce fratricide : tous toléraient Carcalle. Etait-ce ses aptitudes à diriger qui les convainquirent, son aura magnétique, ses projets tenus secrets de leurs hôtes ou l’assassinat d’un membre de sa famille ? Beaucoup la dévisageaient avec un intérêt nouveau : elle ne sut si c’était une bonne chose. Derrière la Harpie, Cohello osait enfin la regarder et pire que la haine, ils partageaient une nouvelle émotion : la peur. Leur ancien chef semblait un minimum s’inquiéter de leur sort tandis que Carcalle s’amusait avec leurs émotions, les guidant comme un enfant une marionnette, comme un scientifique une expérience.

Carcalle mordit dans le cœur de son frère, presque avec passion s’émerveillant du goût métallique sur sa langue, de l’oreillette fibreuse entre ses dents. Le goût s’ancrait dans sa bouche ; l’odeur collait à ses narines, à sa peau… A peine déglutit-il que ses sbires s’approchèrent, danse savamment orchestrée, planifiée, chacun connaissait sa position, les gestes du voisin. Aucune parole ne sortait de leur bouche déformée tandis que Carcalle s’autoproclamait nouveau suzerain et s’orna du collier de son frère en guise de preuve et s’adjugea du trône d’os et de toile. Cohello s’agenouilla.

— Vous retournerez bientôt dans votre désert, roi du Tiers, premier amis des Harpies, récita-t-il d’une voix solennelle.

Puis, plus bas, presque un murmure :

— Je vous remercie pour votre présent.

Son attention se porta sur Reilaa, qui horrifiée, trébucha en arrière. Si les plats étaient encore disséminés, elle serait tombée mais le coup porté par Carcalle était plus cuisant que toute écorchure. A cet instant, Reilaa ressentit en son sein un sentiment inattendu : la peur pour elle-même.

— Elle n’a…

Enflure ! L’homme-oiseau se jouait d’elle, cherchait à les montrer l’un contre l’autre, inconscient du lien qui les unissait. Il congédia Cohello d’un revers de pattes, les plumes de ses ailes effleurant son visage et d’une flexion de la griffe, la Harpie invita –obligea- Reilaa à s’approcher. Une lueur malicieuse semblait danser dans les orbites creuses des crânes servant d’accoudoirs. La prophétesse dépassa le cadavre, s’avança avec un pas qu’elle souhaitait sur mais dans cœur le doute régnait. Sa langue claqua contre ses lèvres, sa bouche forma des mots dans une langue inconnue et ses compagnons l’acclamèrent par de bruyants roucoulements ; beaucoup étaient heureux de cet événement.

Son cœur palpitait sous ses côtes rendant sa respiration laborieuse, l’air semblait crépitait alors qu’il se frayait un chemin sur sa langue, dans sa trachée et ses bronches.

Carcalle la dominait de toute sa hauteur, tendit ses bras pour attraper son menton. Il était fasciné par la courbe triangulaire de sa mâchoire, traits hésitant sur la forme à dessiner si différente du menton proéminent de Cohello et ses compagnons. Le profil de son visage rappelait celui de la lune emplit à son trois quarts. La Harpie se fichait de son peuple, il la voulait elle. La prophétesse ignorait seulement en quel sens : dame de compagnie, servante, objet de curiosité à arborer, putain ?

— Assieds-toi.

La jeune femme ramena ses jambes contre sa poitrine non loin des pattes de son ennemi. Elle n’était plus protégée par son rang, Reilaa était le jouet de Carcalle, le fruit défendu à ses congénères : quiconque la toucherait, Carcalle le tuerait. La chaleur quitta ses joues et son âme hurla en son sein mais son visage demeura impassible jusqu’au retour de la Harpie. Il plaça la pointe de sa griffe où se serait située la protubérance de la pomme d’Adam chez un homme, suivit le mouvement de ses muscles alors qu’elle déglutissait.

— Je suis bien heureux que tu se sois invitée au voyage, mon petit oiseau.

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