Chapitre 25
— Que personne ne nous dérange, nous avons à discuter.
Carcalle l’avait conduite hors de la caverne pour la trainer dans un dédale de couloirs creusés à même la terre jusqu’à une petite alcôve qui s’évasait après un tunnel. L’air était brûlant, irrespirable, sa peau devint moite et les éclaboussements et la vapeur l’avertirent de bains derrière les corridors. Cinq Harpies s’inclinèrent, les plumes mouillées, et partirent les laissant seuls.
— Ce sont là les petits plaisirs d’un chef. Profitez-en, Reilaa.
Elle songeait à un plan pour s’éclipser. La jeune femme avait beau afficher une mine apathique, ou au mieux, neutre, son esprit se renfermait au plus profond de son cœur. C’était l’une des seules manières de lui échapper.
— Je peux aussi me retourner si vous êtes timide, railla-t-il.
Ses mots ne l’atteignirent pas mais son manque d’entrain lui déplut, si bien qu’il la menaça :
— Reilaa, enlevez vos vêtements, venez me rejoindre avant que je ne m’en charge moi-même.
C’était la dernière chose qu’elle désirait. Répugnée, elle croisa les bras sur ses hanches, tira la robe au-dessus de sa tête ; le frisson qui courut sur son échine n’était dû en rien au contact de l’air sur sa peau. La prophétesse enferma sa colère, la refoula au fond de son esprit. Beaucoup de femmes protesteraient en criant, se tenant immobile, cracher au visage pourquoi pas mais montrer le comportement d’une gamine geignarde n’avancerait en rien Reilaa. Elle était incapable de le séduire, ou refusait de se trahir elle-même dans un dernier acte de rébellion en jetant aux orties ses valeurs et les principes pour lesquelles elle s’était battue depuis qu’elle était en âge de parler ; accéder à sa demande semblait le moins pénible. Il forcerait si elle refusait. Elle n’en n’était pas moins honteuse de dévoiler sa nudité secrète même à ses sœurs, qu’un monstre tel que lui serait le premier à poser les yeux sur ses petits seins, le haut de ses cuisses. Reilaa rejoignit la cuvette d’eau chaude avec la même raideur et s’immergea jusqu’au menton, le dos arrondi. Les lèvres de Carcalle se tordirent en une grimace amusée.
— Ce n’était pas difficile, si ?
— Non.
Accès de révolte mais la haine rendait la honte plus désagréable encore. Elle se recroquevilla dans l’eau, sa bouche disparut sous la surface, ses longs cheveux bleus flottaient autour de ses bras. D’un coup d’épaule, elle essaya de les ramener sur sa poitrine.
— N’avez-vous pas un plaisir comparable dans votre désert.
Si. Les humains adoraient les bains nocturnes. Les eaux réchauffées par les rayons du soleil meurtriers appelaient toutes les convoitises et alors la ceinture du feu étreignait le ciel, les cuves se remplissaient. Le peuple-sable avait été dubitatif au début ; leurs craintes s’étaient envolés une fois le corps immergé dans l’eau tiède. Reilaa se souvenait des caresses de Swiecza le long de son échine et des gouttes d’eau s’accrochant aux épaules de Filya. Les eaux étaient sombres ponctuées par les reflets brillants des trois lunes et des étoiles et non boueuse comme celle des Harpie : elle vouait à peine ses mains.
Cohello s’approcha d’elle avec un clapotis d’eau, les plumes assombries par la baignade collaient à son torse. La prophétesse se raidit. La figure enfantine de Liekko s’imprima sur ses épaules et elle saisit enfin la portée et les conséquences de son sacrifice. La jeune femme avait pensé avec fierté supporté les tortures que lui infliegeraient les Harpies, les flammes, la douleur physique, les sillons creusées dans la chair… Oui, elle était capable d’endurer cela. Pas d’humiliation. Reilaa aurait pu affronter la mort les yeux dans les yeux, lui cracher au visage et lui hurler que personne ne viendrait à bout d’une femme issue du Silimen. La manipulation de la Harpie se voulait plus perfide : la créature avait réussi à discerner sa plus grosse faiblesse et l’exploiter jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une coquille vide. Oh, il y aurait encore du chemin à parcourir et ce temps se comptait en années, en décennies même. En caressant soi poignet avec toute la délicatesse d’un amant, l’oiseau empruntait la bonne voie.
— Vous ne devriez pas avoir peur de moi, Reilaa.
Ce n’était pas lui qui l’effrayait mais la résistance de son cœur envers ceux qui la méprisaient.
— Je n’ai jamais eu peur de vous.
S’il ne dit rien, il ne sembla pas croire son mensonge. La jeune femme était incapable de dissimuler la réalité sous un déguisement malgré des circonstances atténuantes. Elle ne comprenait pas cette réaction : elle, si fière et orgueilleuse, apte à diriger une tribu, à conseiller, évaluer, trancher était incapable de ravaler son égo et ses connaissances même pour le bien des siens. Se renfermer sur elle-même avant qu’il ne la détruise (elle connaissait la fatale issue de la voie choisie) était l’unique moyen de protection trouvée.
— Ne me touche pas.
Elle avait parlé d’une voix froide et sèche, pas agressive et sans la marque de politesse qu’était le vouvoiement.
— Pas besoin de se toucher pour faire plus ample connaissance. Vous allez vivre avec nous, nous serons votre nouvelle famille – même si nous ne remplacerons la précédente – et ma grotte votre foyer.
Elle n’avait qu’un seul lit, le sable du Silimen, et qu’un seul manteau, la nuit percée de ses lunes et étoiles. Les grottes l’étouffaient.
— Comment un oiseau peut-il vivre entre quatre murs ?
— Vous dîtes cela seulement car vous n’êtes là que depuis peu. Attendez que nos oisillons grandissent et vous constaterez l’étendue de tout ce que ces cavernes peuvent vous offrir.
— Même à moi, une vagabonde qui n’a pour parenté que le ciel et la terre ?
— Les parents adoptifs portent parfois plus d’amour et de sécurité que les géniteurs.
Reilaa creusa la distance entre eux en s’écartant d’un bond, les paroles de Carcalle la hérissaient plus que ne la mettaient en confiance.
— C’est vous qui avez fait ce choix, Reilaa. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même et à votre courage.
Il avait la saugrenue manie de transformer ses atouts en défauts. Il fallait du courage pour le défier, pour prendre des décisions qui pourraient vous coûter la vie mais sauver celles des autres et cette bravoure que la jeune femme tenait pour acquise, il la bafouait.
— Au moins j’ai la certitude que je ne suis pas née en vain sur cette terre. Pouvez-vous dire la même chose avec vos assassinats, vos mensonges et la terreur que vous inspirez ? Ne répondez pas, roi de pacotille, vous m’ulcérez.
Reilaa ne se rendit compte de son erreur que lorsque sa bouche se ferma et que le regard mesquin de Cohello s’assombrit. Sa bouche se tordit, non en un sourire cette fois. Elle constatait déjà que ses manipulations étaient si bien tissées qu’elles portaient déjà leurs fruits ; elle avait déjà craint que ses paroles n’aient dépassé sa pensée, de blesser les autres sans le souhaiter ou d’adopter des mots trop sincères pour s’offrir des alliées, jamais de s’y assujettir. Reilaa frémit lorsqu’il éclata de rire :
— Votre franchise me plait mais prenez garde à votre honnêteté lorsque nous ne serons seuls.
— Tu as peur que ton clan découvre quelle ordure tu es ?
Il ne se laissa pas déstabiliser mais l’éclat dans ses yeux se fit plus noir encore, la mettant au défi de l’insulter une fois de plus. Reilaa pensait s’être fait à l’idée de ne plus revoir ses proches, d’abandonner définitivement l’espoir de serrer un jour Swiecza dans ses bras et ce courroux qu’elle s’obligeait à ravaler lui faisait perdre sa froideur calculée.
En un éclair, il fut devant la jeune femme, la dominant de toute sa hauteur.
— Vous êtes réputés, ceux du désert, à élever vos enfants selon des règles strictes. Je ne peux vous en vouloir de les suivre mais les montagnes ne sont pas le Silimen et pour rester avec nous, vous devrez vous montrer plus docile et reconnaissante envers moi. Vous êtes mienne, Reilaa. Personne ne vous fera du mal si je l’interdis. Ne me donnez pas de raison de revenir sur ma parole.
Salop. Encore uen preuve : la pensée et non la formulation. Jadis, comme si ce temps remontait à une éternité, elle aurait regardé les hommes de haut mettant ces paroles sur le compte de l’idiotie, leur cupidité, l’ignorance aussi mais face à Carcalle, Reilaa ne pouvait que se taire. Elle chercha même à éviter son regard.
— Demandez à l’une de mes Harpies où se trouve ma chambre : je vous y attendrai une fois que vous aurez fini de vous laver.
La prophétesse aurait aimé lui répliquer que jamais elle ne viendrait ; ravaler ces mots lui demanda un effort car elle savait qu’il était impossible de se soustraire à ces négociations. Où était Liu-Yella ? Sa déesse ne l’avait abandonné que de rares fois pourtant, elle tardait à lui envoyer des signes. Reilaa rejetait la faute sur sa divinité : il était plus aisé de critiquer une forme éthérée de croyance plutôt que chercher l’origine de ce manque là où il était le plus évident.
D’un leste bond, le nouveau chef des Harpies sauta hors de la cuve et Reilaa s’immergea de telle sorte à ce que seul son visage soit visible. Elle souhaitait couvrir le frémissement des ailes de Carcalle par les lapements de l’eau contre ses oreilles, étouffa les voix dans sa tête lui susurrant mille plans irréalisable. Reilaa ferma les yeux, souhaitait dormir.
— Vous m’êtes trop précieuse pour dormir dans un frusque nid, expliqua Carcalle en lui présentant son nouveau lit : un matelas élimé loin de la douceur des riches palais du Silimen, toujours plus agréable que sol rocailleux de la grotte.
— Pourquoi ?
— Vous êtes ma sécurité. Tant que mon peuple croit que vous êtes ma maîtresse, il ne tentera rien contre moi.
— Votre putain…
— Vous les faîtes fantasmer, Reilaa. Ils n’ont vu que des humains jusqu’à maintenant, effrayées et terriblement fragiles. Elles étaient fades, brunes de peau et de cheveux, mères et fugitives. Vous, vous êtes un plaisir pour l’œil.
La jeune femme savait qu’il ne faisait pas allusion à sa beauté mais à son exoticité : sa peau tachetée qui hésitait entre l’orange, le jaune, le brun, à l’image du Silimen, ses cornes de boucs, ses dreadlocks d’un bleu céruléen. Tout en elle était objet de convoitise. Les humains agissaient aussi de la sorte, avec plus de respect toutefois, après tout : elle était l’un des membres les plus importants du clan.
— Est-ce de moi qu’ils ont envie ou de ma supposée relation avec toi ?
— Est-ce nécessairement supposée ?
Carcalle effleura son épaule de son torse ?
— Même si je le souhaitais, nous sommes trop différents.
Elle l’énonçait comme un constat, un fait : elle, femelle-sable, lui plus bête qu’homme.
— Ne dîtes-vous pas que le cœur est plus important que les apparences ? Tant que je suis chef, Reilaa, vous aurez une place privilégiée à mes côtés mais si l’un des miens me tue, il pourra faire de vous ce qu’il voudra.
— Comme toi ? Tu me retiens ici contre mon gré.
— Vous déformez vos propres paroles : je suis habilité à faire ce que je veux de vous tant que je laisse votre peuple hors de dangers. Ma promesse. Mon successeur n’aura pas tant d’égards.
— Bien. Que veux-tu que je fasse ?
Toujours ce dangereux regard, ces promesses cachées, les mystères demeurés secrets…
— Je veux que tu te comportes comme si tu étais ma dame de compagnie.
— Un chien, tu veux dire ?
— Non. Faites dans l’excentricité, le voyeurisme ; c’est ce qu’ils veulent.
— Ils veulent d’un objet à se moquer.
— Alors donnez-le-leur.
La jeune femme soupira.
— Je n’ai jamais été capable de jouer la comédie.
Ses griffes coururent le long de son avant-bras avant de tapoter l’intérieur de son poignet. Un frisson dévala son échine alors qu’il se retint de retirer sa main.
— Que comptez-vous faire de Cohello ?
— Pourquoi parlez de lui ? Son avenir n’est en rien le vôtre.
Mais il me parait bien plus viable. Réfréner son aversion lui coûta lorsqu’il caressa le dos de sa main et l’entraîna sur le matelas. Reilaa se raidit, se préparant au pire.
— Croyez-vous vraiment que je vais vous violer ?
— Comment puis-je avoir la certitude que tu ne le feras pas ? Répliqua-t-elle en lui rendant son regard acéré.
— Si vous ne m’aidez pas à conserver mon trône, je ne vous toucherai pas.
Elle ne croyait pas ses promesses mais quel autre choix avait-elle que se fier à sa parole ?
— Comment puis-je en être sûre ?
— Je n’ai pas besoin de ça pour que vous soyez à mes pieds. Pour utiliser la manière douce, je dirais que nous sommes tous les deux gagnants à coopérer. Vous danserez avec moi, Reilaa, soyez-en sûre.
Elle détestait ce verbe et la manière dont il l’employait. Danser équivalait à être la marionnette aux membres articulées, sautant lorsqu’il donnait une secousse sur le fil, rampant quand il le décidait. La jeune femme devenait sa chose.
— Quelle bonne transition pour vous annoncer que vous m’accompagnerez pour la première danse demain.
— Première danse ?
— Pour qu’une société prospère, il lui faut des éléments communs. Les souvenirs peuvent en être un. Quoi de mieux que des orgies ?
— Ce n’est pas une stupide fête de qui les empêchera de vous assassiner, maugréa-t-elle.
— L’honneur impose au chef de se choisir une compagne, continua-t-il sans s’interrompre, vous serez la mienne.
— Pour représenter l’alliance entre nos deux peuples, railla-t-elle, là où seul le vôtre pourra nous voir.
Sa griffe s’enroula autour du coude de la prophétesse (il adorait suivre la courbe de ses tâches), puis sa main entière l’étreignit avec une telle force qu’elle s’étonna que son humérus ne se brise pas.
— J’y serai, suffoqua-t-elle.
— N’oubliez pas, Reilaa. Manière douce ou forte.
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