Chapitre 26

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Ce rassemblement ne portait de fêtes ou de danse que le nom ; ni le battement grotesque des tambours ni les cris gutturaux ou les amples mouvements d’ailes s’apparentant à de graciles révérences. Les chorégraphies étaient décousues, brutales, sans harmonie. Assise sur les genoux de Carcalle, elle piochait distraitement quelques fruits dans une corbeille qu’une Harpie tenait au-dessus de ses épaules, la griffe de leur chef explorant le creux de ses reins. De nouveau cette comédie, cette mise en scène pour susciter leur intérêt et sa stratégie fonctionnait : nombreux étaient les regards scrutateurs.

— Passez votre bras derrière ma taille.

Si au début de la soirée, elle se raidit, le dos arrondi et les cheveux sur son visage, elle présentait maintenant l’élégante courbe de jambes féminines, pressait sa poitrine contre le flanc de la Harpies sous le regard furieux de Cohello. Colère, non pas de jalousie mais d’humiliation Il assistait en tant qu’hôte, coincé entre ses trois gardes, ne tournant vers Reilaa que brièvement la tête et lorsque leurs regards se croisèrent, elle n’y lut que la répulsion envers les actes de la Harpie. Il avait transformé une femme fière et respectable en pantin, en jouet sexuel qu’il prenait plaisir à exhiber. Et Reilaa n’avait d’autre choix que s’exécuter. Ainsi se poursuivait la nuit : lui souhaitant, elle obéissant. Carcalle la désirait, timide au début puis répondant à ses caresses et enfin docile comme un chat, ronronnant lorsqu’il susurrait ses ordres à l’oreille. Il voulait qu’il glousse, rit, qu’elle soit l’objet de toutes les attentions.

La fête s’étirait en longueur et plus les heures filaient, plus il devenait difficile pour la jeune femme de masquer l’évidente humiliation subie. Reilaa mourrait d’envie de crier de frustration : subir les attouchements, les parades de Carcalle ou se sauver et déclencher le courroux de la Harpie. Une question brûlait son cœur : « combien de temps résisterai-je ? » Et alors que sa joue s’irritait de se frotter contre les plumes de la Harpie, Cohello se redressa soudain, se fraya un chemin à travers la foule hurlante d’hommes-oiseaux pour planter ses yeux dans le regard de Carcalle.

— M’autorisez-vous à lui parler quelques minutes ?

Ils ne s’étaient vu que trop brièvement depuis que Reilaa avait été emportée de force par les Harpies, à peine quelques instant pour esquisser l’ombre d’un salut, guère pour parler. La jeune femme se redressa, accepta à nouveau le lien renié depuis quelques jours. La présence du roi du Tiers, si forte, si puissante l’ébranla.

— Nous allons bientôt partir, je souhaite seulement lui dire au-revoir.

— Etes-vous amis, maintenant ? S’amusa Carcalle.

A défaut d’autres termes, celui-ci définissait au mieux ce qu’ils étaient l’un pour l’autre.

En ces temps ou d’autres plus anciens, ils avaient toujours tenu l’un à l’autre : leur affection naissait des racines même de leur esprit dans un recoin où les souvenirs de mondes passés se mêlaient, se brouillaient jusqu’à n’être plus que de vagues images, des pensées perdues ressurgies de l’abime de l’inconscient par hasard. La chair qui les constituait était-elle-même un obstacle : exister était la pire des punitions. Son cœur menaça d’éclater. Elle voulait sentir la moitié de son âme combler la sienne, palpiter dans son sein, ressentir l’extase d’être enfin complète. Sa quête prendrait fin après des années d’errance.

— Depuis combien de temps vous connaissez-vous ?

Depuis quelques siècles et un mois et demi.

— Longtemps, répliqua le roi.

La patte de la Harpie s’enroula autour de sa taille pour l’attirer plus encore contre lui, sa bouche pendante effleura l’hélix.

— Revenez auprès de moi, nous leur devons une danse.

Reilaa se contenta d’un modeste « oui » trop heureuse de quitter ses genoux et suivre Cohello à travers la foule. Malgré les mouvements saccadés que les Harpies baptisaient danse, la majorité remarqua son absence ; elle était certaine que Carcalle avait planifié tel divertissement.

La jeune femme tendit son esprit vers le sien, frôla son âme, savoura la façon dont elles s’accueillirent. Elle sut à la subite raideur dans les épaules de Cohello qu’il ressentait son appel.

— Pourquoi m’ignorer ? Demanda-t-elle une fois à l’écart.

— Ils doivent déjà en avoir, soupira-t-elle en s’adossant à la paroi de la grotte.

Ses jambes chancelaient sous le poids des responsabilités et jamais elle n’avait senti ses épaules si frêles. Elle aurait voulu lui dire tant de chose, même simplement se jeter sans ses bras pour sentir la chaleur de son étreinte, la force de ses bras mais sa langue s’emmêla. Au lieu de lui avouer ses réels sentiments pour lui, Reilaa ferma les yeux.

— Je serai incapable de supporter ce qu’il me fait subir si tu n’es pas là.

Comment dénicherait-elle la force pour résister à la Harpie munie seulement d’une moitié d’âme ?

— Je ne te laisserai pas, Reilaa.

Cette fois, elle le fixa et sut que jamais la femelle-roche n’aimerait l’humain, pourtant dans ses yeux, son âme reconnut un peu de la force qui animait le guerrier qu’il avait un jour été. Elle se remémora une époque lointaine où ses iris avaient eu la couleur de l’ambre.

— Tu le dois. Ma ville et mon peuple comptent sur toi.

— Arslan ira à ma place.

— Carcalle le saura, il est bien plus intelligent qu’il en a l’air.

C’était même l’être le plus sage qu’elle eut rencontrée.

— Je t’en prie, le supplia-t-elle. Au moins je serai en paix lorsque tu seras en sécurité.

Elle dut paraître désespérée car, si Cohello n’en convenait pas, au moins ne riposta-t-il pas. Son visage demeurait toujours ferme et froid. Il pressa index et pouce aux coins de ses yeux et soupira. Un curieux mélange d’amour et de tristesse, d’espoir et de résolution, la jeune femme enroula ses doigts autour de sa paume, porta sa main à ses lèvres pour baiser ses phalanges. Elle voulait voir son visage, la courbe chagrine de sa bouche, la douleur dans ses yeux marron, son souffle saccadé. Cet homme était à la fois Cohello et une partie d’elle-même. Elle ne doutait pas qu’il voyait en elle un miroir.

— Et moi ? Suis-je censé retourner auprès des miens en te laissant ici ?

Son destin était le plus difficile, le plus exigeant car les dieux, l’univers ou quelque soit la force qui s’amusait à les séparer savait qu’il avait hérité plus de force et de ressource. Reilaa aurait été incapable de s’en aller sachant quels affres il subirait de la part des Harpies, quelles humiliations le briseraient petit à petit, toujours si savamment dosés comment seuls les plus ingénieux savent le faire. Il était plus facile d’endosser le rôle de la victime que celle qui abandonnait.

— Tu es roi.

— Tu n’en démordras pas, n’est-ce pas ?

Il esquissa l’ombre d’un sourire. Partir sans elle, c’était s’enfoncer dans les ténèbres, chercher en vain un compagnon que l’on sentait souffrir. S’il ne l’oublierait pas, Reilaa avait assez foi en lui pour être certaine qu’il trouverait la lumière.

— Tu vivras, aimeras, gouverneras pour deux. Dans une autre vie, dans un siècle ou deux, nous nous retrouverons et peut-être pourrons-nous à nouveau n’être qu’un.

Reilaa décrispa ses doigts, rompit mentalement le lien entre leurs deux âmes et un sans un regard en arrière, malgré le vide qui régnait dans son cœur, s’enfuit dans la foule. Carcalle siégeait toujours sur son trône infâme, aux accoudoirs sculptés dans des crânes répugnants. Dès qu’il la vit, il accueillit son visage entre ses mains.

— Vous adieux ont-ils été si mélodramatiques ? Ironisa la Harpie.

— Une amitié touche à sa fin.

Il inclina la tête, caressa ses pommettes du bout d’une griffe, titilla une paupière inférieure.

— Non, pas une amitié.

Reilaa se retenait de pleurer, autant pour conserver le minimum de fierté qu’il lui restait que pour forcer son âme à oublier Cohello. Les larmes marquaient sa chair au fer rouge de la perte subie. La jeune femme se refusait à sangloter, à susciter la compassion de Carcalle et à raviver la douleur de l’abandon par ses soupirs.

— Vous yeux sont humides, oiseau de mon cœur. Une amitié serait-elle si forte pour verser des larmes ?

— Que sais-tu de l’amitié ? Tu crains que tes sujets ne te plantent un couteau dans le dos au moindre faux pas.

— J’en sais assez pour comprendre que quelque chose vous turlupine.

— Ne jamais revoir ma famille.

Carcalle l’attira contre lui, ses jambes autour de sa taille et sa laide tunique négligemment relevé sur ses cuisses.

— Tu m’écœures avec tes petits jeux.

— Chut, chut, mon doux oiseau. Pas ici. Ote ce vilain air de ton visage ou…

Une de ses pattes griffa l’arrière de sa nuque, signe d’avertissement de sa conduite trop audacieuse. Au moins abandonna-t-il le sujet. Reilaa frémit, se contorsionna pour que sa robe recouvre quelques centimètres de peau de plus ; ses gesticulations durent plaire à la Harpie car cette mimique lascive réapparut sur sa figure.

— Tu leur plais, murmura-t-il alors qu’elle s’arc-boutait pour échapper à l’étreinte brûlante de son regard.

Cette fois, des larmes vinrent piquer ses yeux. Surprise, elle s’immobilisa et papillota des paupières sans pour autant parvenir à chasser la désagréable sensation de brûlures dans ses canaux lacrymaux. Son cœur semblait palpiter dans sa paume. La prophétesse esquissa un geste pour s’éloigner, glissa une jambe sous elle mais Carcalle plaqua sa patte au creux de ses reins, la couvrit de ses ailes. A l’abri des regards, immergés dans une sorte de bulle, son geôlier la réprimanda :

— Je n’aurai pas dû vous octroyer tant de liberté car tu ne sais pas remercier ces présents à sa juste valeur.

Elle lui renvoya un regard chargé de haine, retroussa ses lèvres comme un animal.

— Excusez-vous.

Sa bouche demeura close. Son orgueil, sa fierté, piétinait tout ce dont elle s’était targuée, la réduisait à néant.

— Tout de suite.

— Désolée, cracha-t-elle.

— Mettez plus d’ardeur à la tâche et il sera peut-être possible d’oublier cet incident.

Ses ailes se rabattirent tandis qu’un courant d’air rencontra ses joues empourprées.

— Je mettrai cet écart sur le départ de votre ami ; voilà l’occasion de remonter dans mon estime.

Le rythme des tambours ralentit et d’une légère pression sur les hanches, Carcalle la repoussa. Ses griffes piquèrent son épaule. Sous le regard de plusieurs dizaines de Harpies, ils se frayèrent un chemin jusqu’au centre de la grotte où le chef, d’un mouvement furtif couvrit ses yeux de son aile.

— Vous n’avez qu’à me suivre.

Ses pattes descendirent le long de sa nuque, de ses épaules jsuqu’à ses poignets. Reilaa ne put retenir un frémissement d’horreur lorsqu’il se plaqua contre son dos, et l’encouragea à lever les mains paumes tendues vers le ciel. Ses serres glissèrent entre ses seins, suivirent la courbe de son ventre pour se loger à la jonction entre son torse et ses cuisses et cette fois, la prophétesse, dans un mouvement de protestation, fléchit les genoux pour que ses mains s’éloignent de son intimité. Ce n’est que de la chair, un corps façonné par d’autres. Jamais il n’aura ton esprit. Pas si elle le protégeait suffisamment, pas si elle détachait sa raison de l’enveloppe charnelle qui l’habitait.

Elle érigea une muraille autour de son esprit où Carcalle, malgré toutes ces intrusions, ne put s’immiscer. Bien que pour les Harpies, ces gesticulations étaient une danse, pour Reilaa, Carcalle l’humiliait, la violentait, la violait et lui dérobait même le droit de pleurer. Elle n’était entre ses mains qu’un corps dénudé de conscience et d’âme pirouettant lorsqu’il l’ordonnait, l’embrassait lorsqu’il le commandait, s’assit même à califourchon sur lui, robe retroussée jusqu’à ses fesses pour entendre les acclamations de ses compères. Détachée de son corps, Reilaa ne ressentir rien, n’éprouvait rien. Mieux valait être une coquille vide incapable de se souvenir des attouchements de Carcalle plutôt que d’endurer la souffrance psychique de la profanation de son intimité.

La Harpie était partout : sur son corps, derrière ses paupières, même sa langue s’était habituée à son goût. Et alors qu’il rampait sur elle, il lui chuchota la plus cruelle des demandes :

— Vous trichez, Reilaa. Votre esprit doit être en phase avec votre corps.

D’abord, elle ne l’entendit pas puis ces paroles sadiques traversèrent sa barrière mentale. Reilaa perdit de son sang-froid et tressauta, refoulant ses larmes et tenta de le frapper mais la Harpie l’étouffa si bien que les créatures perçurent ses cris comme des gémissements de plaisirs.

— Arrête ! Je t’en supplie, arrête cette torture.

— Je ne vous ai forcé en rien, Reilaa, vous êtes seule fautive. Je veux plus de passion dans vos gestes.

La jeune femme ne pouvait lui offrir ce qu’elle voulait : si son esprit réintégrait son corps, il se briserait.

— Où sont passés vos fiers regard et vos mots enflammés ?

Un sanglot serra sa gorge.

— J’obtiendrai ce que je veux, Reilaa. N’oubliez pas ma promesse.

Une moitié de son âme lui avait été confisqué et maintenant Carcalle désignait broyer ce qu’il lui restait d’identité. Avec un semblant de hargne, Reilaa le repoussa et galvanisée par cette soudaine fougue, la Harpie la remit sur ses jambes, effleura ses hanches avec une douceur qui contrastait avec la brutalité de leur étreinte antérieure.

Reilaa ondula contre son torse, s’enroula langoureusement auprès de lui, s’accrocha aux plumes de sa poitrine et avec hardiesse saisit sa tête pour dévoiler son cou. Il la voulait brûlante, il l’aurait ardente. Son collier pendant son contre son menton, appel tentateur à la libération. Zvant qu’elle ne puisse se décider, Carcalle tira sur la chaine et la couva d’un regard incandescent.

— Très sensuel, commenta-t-il.

Après une démonstration très appréciées d’après les ovations du public, les acteurs se retirèrent, Carcalle protégeant toujours Reilaa de sa haute stature. Il s’assit sur le trône, son visage éclairé par une grimace obscène.

— Vous étiez parfaite sur cette seconde danse.

— J’ai sauvé ma peau.

— Alors je tâcherai de vous menacer plus souvent pour voir vous démener autant, ricana-t-il.

Avec discrétion, elle lui montra son majeur et sans attendre de réponse s’assit sur la première marche, à ses pieds. Elle préférait souffrir de la froidure des planches de bois plutôt que grimper sur ses genoux une nouvelle fois. Reilaa entoura ses genoux de ses bras lorsqu’une Harpie au plumage clairsemé s’agenouilla devant eux, devant Carcalle.

— Que veux-tu ? S’impatienta son geôlier.

Le nouveau venu s’exprima dans cette langue qui n’appartenait ni aux humains ni aux oiseaux, ni même à n’importe quel autre être vivant. Il causait avec une voix effroyable, très aigüe, ponctué par des exclamations. Excédé, Carcalle le coupa :

— Il veut vous examiner.

La jeune femme haussa ses sourcils. On examinait des livres, des peintures, de curieux phénomènes… ce qu’elle était à leurs yeux, se rendit-elle compte.

— C’est à vous de choisir.

L’autre Harpie redressa enfin sa tête du sol pour la dévisager d’un regard scrutateur : il ne la déshabillait pas du regard comme le faisait un humain attiré par la chair mais comme un scientifique intrigué par couche sous-jacente à sa peau.

— Qui est-il ?

— Une sorte de guérisseur.

— Non.

Ne comprenant pas sa réticente, la Harpie tendit la main et plus elle s’approchait de Reilaa, plus la jeune femme se dérobait.

— Non, répéta-t-elle.

Ces yeux si durs, si intéressés la mettaient mal à l’aise encore plus que ceux de Carcalle. Ce dernier observa la scène, amusé. La Harpie effleura son genou malgré ses rebuffades. Elle lança une œillade désespérée à la Harpie.

— Aidez-moi. Je ne veux pas qu’il me touche, l’implora-t-elle.

Satisfait, Carcalle attrapa le bras du guérisseur pour le fusiller du regard. Les clameurs se turent autour d’eux. Après quelques mots, la Harpie grisonnante repartit, les épaules basses, évitant de croiser le regard d’autres hommes-oiseaux.

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