Chapitre 27

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Les jours s’écoulaient, longs et douloureux, pénibles et meurtriers, sans fins et insoutenables. Il adorait qu’elle le serve vêtue d’apparats minimes, aux sous-vêtements parfois si petits qu’ils en devenaient ridicules et le reste de son corps dissimulés derrière l’illusion de foulards ; seuls pieds et yeux étaient visibles. Reilaa ignorait d’où il tenait ces habits de courtisane, ne voulait le savoir. Carcalle était apparu un matin avec trois nouvelles frusques pour remplacer la friperie qui l’habillait. S’il l’avait un jour considéré comme robe de cérémonie, elle avait perdu tout intérêt lorsqu’il lui présenta, sa voix vibrant d’un intérêt nouveau pour les chiffons, ses nouveaux atours.

— La blanche pour les cérémonies, lui avait-il susurré, la bleue pour vos promenades, la rouge pour nos soirées.

Le tissu de l’effet pourpre lui semblait presque plus opaque que les autres mais une fois mise, la robe se dévoila, se montra aussi révélatrice que les autres. Si la longue jupe de la blanche n’offrait qu’une fente, la rouge deux aux cuisses et seuls deux pans grossiers rattachés aux fermoirs des chevilles imitaient grossièrement un pantalon sur la bleue, la partie supérieure était identique aux trois : un bustier où s’entrecroisaient divers foulards. Carcalle tenait à ce que le sommet de son crâne, sa bouche et son nez soient couverts. Ne restait de visible que ses yeux.

— Vous êtes ravissante.

Oui, les divers foulards couvraient ses défauts : son nez en bec d’aigle, ses membres trop secs, ses clavicules trop prononcées, les veines de ses avant-bras trop prononcées… Sa griffe s’insinua sous le vêtement autant pour palper la résistance du tissu que pour effleurer la peau délicate du haut de son ventre. Quelques semaines en arrière, elle aurait frémi, se serait débattue pour échapper à son éteinte mais, maintenant, la jeune femme avait compris que Carcalle renchérissait selon la virulence de ses protestations. Pour chaque mot supplémentaire, il l’humiliait davantage jusqu’à ce qu’elle en vienne à le supplier. Il adorait ses adjurations, la forçait à s’agenouiller et à presser ses paumes sur son cœur en guise de bonne foi. Néanmoins, la Harpie haïssait les larmes, les yeux humides, la lipe tremblante ; il restait à Reilaa quelques fragments de son ancienne fierté pour ne pas (trop) faillir à son éducation.

— Les Empiriennes ont un goût vestimentaire sûr.

Reilaa ne moufta pas, releva simplement la tête pour admirer sa tête voilée.

Elles dissimulent la totalité de leurs visages sous des foulards mais il serait si dommage de couvrir vos yeux.

Bien qu’il abusait d’elle comme on habille une poupée, Reilaa n’y trouva rien à redire. Son mutisme était autant une défense qu’une arme.

— Pourquoi changes-tu mes habits ?

— Ces vieux chiffons ? Ils ne sont pas à votre hauteur. Je rêve pour nous de choses grandioses, je veux bâtir le plus étonnants des royaumes, construire d’autres nids…

— Le tiers des nids ne sont pas occupés…

— Il ne s’agit pas de manque de place mais de créer des… comment appelez-vous ça… des avant-postes ? Bref, pour étendre notre colonie.

— Je ne comprends pas. Les relations sont bonnes avec l’empire.

Plus qu’une fille de ferme sans éducation, il appréciait son raisonnement déductif et sa capacité à trancher. Elle lui servait d’esclave autant que de conseillère. A son regard pétillant, la jeune femme sut qu’elle avait trouvé le chemin de son cœur.

— Pour leur rappeler que les montagnes sont à nous.

— Un émissaire ne suffit-il pas ?

Pourquoi tant de précautions alors qu’il leur avait suffi de quelques morts au Tiers pour les plier à leur volonté ?

— Oiseau de mon cœur, vous n’avez jamais rencontré les Sheyennes. Ils sont portés sur des arts bien plus occultes que les nôtres : corbeaux à trois têtes, le sang-cercle, les redoutables alchimistes qui ensemble se font appeler les Chaînes et avec des anneaux dans chaque cité importante. Je suis plus prudent de ce côté des montagnes que de l’autre.

Nous n’avons rien de tels : rien que des croyances sur la pureté de l’âme, l’amour et la justice. Rien de plus que culte inoffensifs. Rien qui ne puisse les tenir en respect. Moi, je n’ai plus rien. Les Harpies ne priaient pas, n’accordaient leur confiance à aucune force supérieure et à l’inverse des hommes du Tiers, rejeté leurs croyances en démolissant statues, rites et oubliant les prières. Les hommes-oiseaux ne portaient leur dévotion qu’à leur chef.

— Je t’emmènerai une fois. Ne voudriez-vous pas voir la fontaine aux sept lions de Bisance ?

Carcalle évoquait des noms qui lui restaient étrangers et même s’il lui avait un jour expliqué la géographie, les capitales et cités importantes, Reilaa n’avait écouté que d’une oreille distraite. La Harpie lui mentait : jamais plus elle ne quitterait les montagnes, la grotte était devenue sa dernière demeure.

— Peut6être.

Son histoire était ridicule : une ville entourée d’onze fontaines était aussi utopique qu’irréaliste.

— Vous ai-je déjà parlé des Fergos ?

— Je crois.

Il se lança dans un monologue sur la richesse de ses habitants, de leur divinité qui, selon leur religion, se réincarnait en homme du peuple pour les juger et que par crainte d’une mort prématurée et douloureuse, les gueux étaient les vrais seigneurs de la ville.

— Des mensonges lancés par les manants eux-même. Mais s’il y n’y a pas d’oreilles pour les écouter, personne ne les suivraient, n’est-ce pas, oiseau de mon cœur ?

— Oui.

— Pas trop loquace aujourd’hui. Ces robes ne vous plaisent-elle pas ?

— Si, elles sont très belles.

Là était la force des manipulateurs : s’introduire dans les pensées d’une personne, les corrompre et remplacer ses convictions par divers hypothèses erronées que la victime s’échinait à relier par pointillés dans l’attente d’une image grandiose pour ne découvrir qu’un gribouillage enfantin. Là encore, une personne avec un minimum de cohésion mentale aurait pu porter des soupçons, le martyr, lui, comprendrait cet œuvre d’art, y verrait ce que son tortionnaire lui enseignait et si Reilaa n’en n’était pas encore à ce stade, elle avait dépassé l’étape où le désir était incompréhensible. Au fond de son esprit, elle sentait toujours son ire muselé.

— Oui, elles le sont mais c’est le modèle qui rend beau le vêtement.

Des compliments ou des menaces et ces premiers sonnaient comme les seconds. Si Cohello avait été là, elle aurait trouvé la force de se battre mais une fois parti, abandonnée à son sort malgré sa promesse et ses tentatives pour la raisonner, Reilaa sût que prisonnière était sa condition. Attends-moi, lui avait-il dit, ou je reviendrai. Aussi je dois d’abord penser à ma ville et à ton clan. Seule cette phrase avait eu l’effet escompté : elle lui souhaita bonne fortune, promit de prier pour lui et s’en fut.

— Peut-être, répéta-t-elle.

— Reilaa, susurra-t-il son souffle caressant sa nuque, devenz ma maîtresse.

Un frisson glacé dévala son échine et si elle ne put bouger, la jeune femme puisa ses dernières forces pour refuser.

— Non.

— Vous succomberez. Peut-être pas aujourd’hui ni demain, mais vous viendrez à moi, avec dignité ou en rampant.

— Je ne viendrai jamais vers toi.

Ses griffes s’enroulèrent autour de sa gorge, mordirent sa chair, comprimèrent sa trahcée.

— Je ne te laisse pas le choix, oiseau de mon cœur. Tu m’obéiras et tu m’aimeras comme je l’ordonne pour protéger ta patrie et tes sœurs.

— Ils ne seront plus là. Cohello les a avertis de notre pacte : ils seront repartis dans le désert.

Elle s’attendait à une moue dubitative, pas à un éclat de rire si puissant qu’il résonna contre les parois de la grotte.

— Pensiez-vous que je m’abaisserai à ça ? Vous qui avez passé le plus de temps à mes côtés, à m’écouter. Mes gars apprécient vos villes et même si je suis chef, je ne peux leur interdire de piller vos cités. Etes-vous sotte ou juste ignare ?

Le monde de Reilaa s’effondra. Tout n’était qu’illusion : la sécurité des siens, le marché, la souffrance endurée, sa force et fierté piétinée puis jetée aux orties. Rien n’était rée.

— Tu mens.

Qu’espérait-elle vraiment ? Qu’il s’exclame en riant qu’il lui jouait un mauvais tour et que cette misérable vie de servitude reprenne ?

— Je ne vous pensais pas aussi naïve, Reilaa, je m’attaque aux vôtres parce que ça me plait, ça me plaît de vous voir ramper pour combler mes désirs. Et ça me plait plus encore de vous infliger ça.

— Monstre !

— Il parait, oui. Ces robes, pensais-tu vraiment que je les ais quémandées ? Ils nous craignent autant que vous.

Reilaa se força à retrouver son calme, à ordonner ses pensées et dissiper le brouillard qui encombrait son esprit.

Se ressaisir et réfléchir.

— Tu as besoin de moi et si notre pacte n’a jamais eu lieu, tu ne peux m’obliger à rester.

— Besoin n’est pas le mot idéal. Je vous veux en tant que reine des délices, ma courtisane et ma maîtresse.

— Alors, nous voulons tous les deux quelque chose…

Il plaqua une serre sur ses lèvres, la réduisant au silence.

— J’admire votre courage mais aucun chef ne s’agenouillerait devant une esclave, surtout pas moi ! Mon frère, peut-être… Je n’ai jamais eu l’intention de pactiser avec le Tiers. Tu ne connais rien de notre histoire, de notre passé, de nos blessures pansées mais toujours purulentes : nous haïssons ces vauriens qui nous ont forcé à nous retirer dans nos montagnes.

— Mon peuple n’a rien à voir avec ça.

Son regard fléchit. Il la considéra avec un œil nouveau, la pression de sa griffe diminuant sur ses lèvres, hésitant.

— Je ne vois pas en quoi tu veux t’échapper : ton amant les aura avertis et ils se seront enfuis dans leur désert. Tu n’es plus rien pour eux.

— Ma sœur ne partira pas sans moi.

— Tu ne crois pas toi-même à tes mensonges, oiseau de mon cœur ; tu savais très bien que tu risquais de ne pas revenir. Tu as néanmoins raison sur un point : ta sœur est toujours là-bas. Les religieux ont pris les commandes de la ville et s’ils sont incapables de nous chasser, ils oppriment ceux qui leur résistent et sont persuadés qu’en forçant un peu, les irréductibles grandiront bientôt leurs rangs. Les humains sont malléables, oscille d’un côté et de l’autre selon ce qui est le moins…. Handicapant. Mais vos gens ! Trop arrogants pour plier et prêter une oreille attentive à leurs sornettes. Même après les restrictions alimentaires et les coups de fouet, ils prient toujours votre déesse-serpent. Ils sont fascinants.

L’horreur se peignait sur le visage de Reilaa à mesure qu’il évoquait la trahison de ces fils de chien de religieux et des tortures endurées par son peuple. Son dernier repas menaça de grimper son œsophage. Elle, qui s’était éloignée de son clan pour supporter les humiliations de Carcalle s’était trompée de guerre.

— Laissez-moi les aider.

— Non.

Qu’aurait-elle pu faire, elle, victime brisée du chantage, des manipulations d’un sociopathe ? Mais elle devait essayer.

— De quoi auras-tu l’air si je clame à tous que je ne suis qu’une mascarade ?

— Ils ne te croiront pas.

— Le doute sera semé et la confiance totale qu’ils te portent fissurée.

— Tu ne comprends rien !

— Je les ai assez compris pour savoir qu’ils t’ôteront ton titre si cette rumeur s’ébruite.

Quelques heures en arrière, ils auraient joué sur le choix de ce mot en lui proposant de le rayer de son vocabulaire, de lui en attribuer un autre plus adéquat, maintenant il la considérait seulement avec un regard étrange.

— Comment comptes-tu me contraindre au silence ?

Le bâillon, les menaces, arracher sa langue, la mutiler… Il y avait, selon l’imagination du tortionnaire, mille et une manière de fermer ses lèvres or, Reilaa savait qu’elle lui avait ôté ce qu’il souhaitait le plus : son consentement. Même en étant aphasique et apathique, en se pliant à sa volonté, en se pliant à sa volonté, la jeune femme ne lui aurait jamais donné l’autorisation de la baiser.

Terrain glissant que cette question.

— Par un jeu.

— Un jeu, répéta-t-elle perplexe et soupçonneuse.

Jamais il n’abandonner aussi aisément ce qu’il considérait comme acquis.

— Combien de jours mes émissaires vous ont-ils donné pour m’atteindre ?

— Quarante-six.

Trente-quatre leur avait suffi pour rencontrer les Harpies ; elle ne comptait les quelques jours supplémentaires pour parcourir ce que les hommes-oiseaux volaient.

— Je vous laisse vingt-trois jours pour prévenir vos proches.

— Sinon.

Un jeu. Une pièce lancée qui oscillerait dans l’air avant de se fracasser avec un tintement sur le sol. Coup de chance ou destin funeste.

— Au bout de vingt-trois jours, oiseau de mon cœur, je prendrai la tête de mes meilleures Harpies, volerai jusqu’à vous pour vous emporter à nouveau dans cette chambre en tant que courtisane officielle et consentante. Mes gars raseront votre ville stupide.

— Qu’est-ce qui vous plait autant dans la torture ? Chuchota-t-elle, perdue mais avec un regain d’espoir pour sauver les siens.

Jamais il ne renoncerait à elle, au pouvoir qu’il usait sur elle, à sa domination.

— Ne vous méprenez pas. Ce n’est pas la torture qui m’excite mais vous : votre bonté d’âme, nos liens de parenté… tout.

— Nous n’avons pas de liens de sang.

— Mais nous ne sommes pas humains. Comprenez bien, mon ange, ma belle prophétesse, chuchota-t-il en lui caressant la joue et écartant une mèche de ses cheveux bleus derrière l’oreille, que pour vous, la fin sera la même en toute circonstance. Soit vous atteignez le Tiers, sous ne l’atteignez pas.

— Je ne serai pas votre femme, Carcalle.

Il eut un raclement de gorge qui ressembla à un rire.

— Mon doux oiseau, j’ai déjà une femelle mais ne craignez rien : elle n’aura jamais autant de pouvoir que vous sur mon cœur. D’ici-là, vous feriez mieux de courir, le premier jour verra bientôt son crépuscule.

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