Chapitre 28

12 minutes de lecture

Une vive douleur poignarda le flanc droit de Reilaa, irradia dans ses poumons et pulsa contre ses côtes. Douce douleur, fantastique reflet de la vie. Malgré ses doigts repliés sur son épicentre pour la contenir, la jeune femme la savoura, la goûta avec une volupté nouvelle, recherchée et maintenant retrouvée. La Harpie l’avait privée d’émotions, de sensations si chères à son pauvre cœur, l’avait contrainte à s’enfoncer au plus profond d’elle-même, à n’être que le fantôme de la vaillante prophétesse de jadis. Le point de côté explosa dans ses muscles, gagna ses fibres nerveuses, incendia son cœur. Elle manqua de hurler, trop occupée à haleter.

Le vent giflait son visage, les pierres pointues déformaient ses fines semelles et le soleil, si puissant, dieu bienfaiteur et dévastateur, craquelait ses lèvres. Reilaa se sentait vivante. Vivante. Le mot chantait dans sa tête. Elle avait une chance de s’en sortir, de sauver les siens d’une guerre trompée, de réparer ses erreurs. Pour cela, il fallait courir et ne jamais s’arrêter, imprimer une cadence dans la gesticulation de ses jambes, dans la contraction de ses cuisses, imposer un rythme soutenu aux battements de son cœur. Dévaler les flancs de la montagne, gravir les sommets et tendre les bras pour toucher le ciel, saluer cet ami si longtemps absent. La peur mortelle, magnifique, effrénée pulsait dans ses jambes, des ailes brisaient la chair de ses talons pour s’étendre.

Courir. A travers l’Arc, s’éloigner de l’empire, de Carcalle, retrouver son peuple et son âme. Cette perspective la réjouissait bien plus qu’elle n’osait l’admettre, l’idée de n’être à nouveau qu’un la ravit, puisa dans ses dernières forces. Les jours s’écoulaient semblables et seul le chiffre changeait. Reilaa dormait, courrait, marchait, comptait. La fuyarde ignorait la douleur, n’écoutait que sa crainte, ne prêtait son oreille qu’au nombre dans sa tête, au murmure du vent qui ressemblait à s’y méprendre à des lointains cris de Harpies, heureusement encore atténués par la distance. Combien de temps à vol d’oiseau entre leur galerie souterraine et le Tiers ? Trop peu.

D’abord un, puis cinq, dix, sept de plus, deux et les Dames toujours invisibles. Elle avait dépassé le temps source d’Histoire, de mystère et de connaissance, si important avant ; elle ne lui avait pas même adressé un regard. Inintéressant. Seule l’urgence comptait.

Sans la chaleur de Cohello, son âme seule et son cœur dépourvue de son amitié, elle grelottait, ramenait contre sa poitrine ses genoux et plus terrassante que la peur, la fatigue l’emportait. Le dur matelas de la pierre la révulsait, elle puisait son seul confort dans les étoiles, retenait ses larmes.

Dernier effort, s’évader à jamais. Habile manipulation de Carcalle : s’assurer du chemin parcouru, ne jamais dévier de la trajectoire, continuer à galoper. Au midi du vingt-troisième jour, alors que la chaleur du Silimen l’accablait, roche d’exhalaisons, cadavre d’une mer jaune putride, Reilaa abandonna avec joie les montagnes. Apportés par le vent, elle entendait les plumes de son tortionnaire bruisser. Reilaa couvrit sa tête de ses châles, s’aventura dans son ancienne demeure, son cœur explosant de joie, d’amour et d’espoir. Au loin, l’éclat brillant du sommet d’une pyramide où dans une autre vie, elle s’y était perchée en compagnie de son âme-sœur déjouer les mystères des constellations, heureuse d’être en vie. Maintenant, le jeune femme se sentait hypocrite de n’avoir été que froideur, orgueils insolent et ne jamais sourire à la vie. Ses lèvres craquelèrent en un rictus, sa peau collée à ses os, jambes trop fines, rotules et maléole roulant sous sa chair, tendons trop saillants et nez en bec d’aigle, se présentant au Tiers telle une mendiante. Avaler ces derniers pas, si peu depuis ceux parcourus depuis une vingtaine de jours. Les noms se pressaient dans sa buche, si nombreux que ses lèvres durent les miment pour les expulser, dont un qui revenait avec bien trop de force ; moitié. Le manque de soi, de son chez-soi, de son identité, de son âme. Le besoin de s’ouvrir telle une fleur sous pluie et soleil à son contact, de l’aspirer en elle, de la dévorer, la faire sienne, l’engloutit et enfin l’épouser. Se mélanger. L’aimer.

L’astre brûlait sa peau.

Enfin, alors qu’elle atteignait les remparts du Tiers, elle revoyait dans les grains de sable virevoltant les fantômes de son peuple, rachitique et aux portes de la mort, se précipiter sous le joug d’une autre, inconscient du danger. Misérables. Reilaa agita els mains tandis que des ombres mouchetaient le bleu trop parfait du ciel. Une nouvelle torture de Carcalle : la happer aux portes de sa renaissance. Le mouvement de ses bras redoubla de vigueur, sa gorge s’irrita sous les cris et les Harpies voletaient au-dessus de sa tête. L’une, la plus petite, fondit sur elle. Ses jambes, fatiguées, retrouvèrent un regain d’énergie. Les portes de la cité s’entrouvrirent dans une grincement de gond. L’ombre de Carcalle épousait son cœur, ailes étendues et la forme projetée sur le sable lui rappela ces magnifiques reptiles volant vivant dans les légendes. Ses bras s’enroulèrent autour de sa taille et poussée par l’élan de la course, roulèrent dans le sable. Ses lèvres effleurèrent sa joue.

— Oiseau de mon cœur.

Sonnée, Reilaa hurla de rage et de désespoir, martela sa poitrine sous des larmes de colère et de frustration.

— Tu es à moi, maintenant et à jamais.

— Tu l’attendais ! Tu l’attendais ! Tu m’aurais donné le double du temps juste pour me faucher ici !

— Qu’inventes-tu là ? Ne te sous-estimes pas, mon ange, tu t’es bien battue. Et ce soir…

Ses griffes dévalèrent son flanc. Au-dessus de son épaule, elle aperçut un soin de ciel où une nuée de Harpies volaient en direction du Tiers. Carcalle s’insinua entre ses cuisses, caressa son ventre.

— N’oublie pas ta promesse.

Alors que ses serres effleurèrent le pli de l’aine, atteignant presque son intimité secrète, i les rétracta. Un harpon traversait son épaule. Grimaçant de douleur, ses griffes dérapèrent et entamèrent la chair de ses cuisses. Comprenant que Reilaa tenait là sa seule chance de salut, elle le repoussa d’un coup de pied, se redressa sur ses jambes avec maladresse et courut vers le Tiers. Partout autour d’elle s’effondraient des volatiles et en plissant les yeux, elle discerna d’énormes machines où des hommes vêtus de pourpre et de mauve plaçaient des flèches. Certains courraient vers elle. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui montra son geôlier briser le harpon logé dans son articulation et battre des ailes pour s’élever au-dessus du sol. Après un énième effort, il fondit sur la jeune femme. Un hurlement de terreur s’échappa de sa bouche, bientôt étouffé par un chiffon placé entre ses lèvres ; un des Fils de Nogaïla avait agrippé sa nuque, pressé contre lui alors que son poignard fourrageait dans le torse de Carcalle. Les yeux écarquillés, le souffle coupé, l’animal s’effondra, porta ses mains à sa blessure pour libérer l’arme. Le garde l’avait déjà essuyé contre son pantalon et pressa Reilaa de s’abriter à l’intérieur des remparts. Après un dernier effort, les genoux de la jeune femme chancelèrent et elle s’écroula, sauve.

Illusion. Elle n’avait échappé à un danger que pour foncer dans la gueule d’un autre. Visage légèrement redressé, corps étendu sur le sable piétiné par des centaines de gardes, elle vit des dizaines de chausses semblables : le cuir souple mais résistant d’hommes côtoyant le Silimen ourlés de breloques d’une riche caste. Les pantalons juraient sur les tuniques des natifs du Tiers. L’un des religieux –qui pouvaient-ils être, armés, sinon eux- écarta les cheveux de ses joues pour dévoiler ses cornes recourbées et puis, tirant violement sa tête en arrière, la redressa. Par réflexe, Reilaa porta les mains à sa nuque, autant pour atténuer la douleur que dans un geste défensif ce qui n’échut qu’à des ricanements. Gorge dévoilée et peau tendue sur les mandibules, yeux entrouverts sur une dizaine d’homme s’amassant autour d’elle, non pas la touchant comme Carcalle mais aux mouvements de lèvres cruels.

— Tu es la dernière. Que s’est-il passé, petite ?

— Lâche-moi.

— Tu lui fais mal, Gorzev. Je veux entendre ce qu’elle a à nous dire.

L’étreinte sur ses cheveux se relâcha.

— Où est Cohello, je dois lui parler.

Son âme cherchait la sienne à tatillons, explorait ruelle et appartements sans le trouver.

— C’est à moi que tu dois rendre des comptes, maintenant.

Reilaa remarqua soudain les armes que maniaient ces belligérants ; rien de celles trouvées dans le désert. Ni de lances, de poignards ou de lance-pierre mais des flamberges à l’acier chatoyant sous le soleil de midi, des masses hérissés de piques, des faux venus d’au-delà des mers et des fléaux.

— Nous sommes partis en petit groupe ordonner aux Harpies de ne plus s’attaquer aux Trois Dames.

— Selon mes souvenirs, les hommes-sables ne vivent pas dans les villes.

— Nous avons rencontré une horde de pillards pendant que nous traversions le Cœur Ardent. Nous n’avions d’autres choix que de chercher refuge ici. Les Harpies nous ont attaqués ici et dans le Silimen.

— Et vous vouliez un droit de passage pour retourner dans le désert.

Un homme s’accroupir près de la prophétesse, une étole orage barrant sa poitrine l’informant de son rang de chef.

— Oui.

Une barbe de trois jours mangeait ses joues et sa langue ne cessait de frotter les cinq éclats d’or fichés dans ses gencives.

— Vous n’êtes pas prêts d’y retourner si j’en crois ce que j’ai vu.

— Où est Cohello ?

— C’est moi qui pose les questions.

Il frôlait la fin de trentaine et, contrairement à Carcalle, ne semblait guère intéressé par son corps.

— Ne pas m’obéir peut vous coûter cher : regardez mes hommes.

D’âges divers, aux origines autant Horziennes que Siliiennes, aux visages soignés ou couverts de cicatrices, Reilaa ne doutait pas qu’ils savaient magner les armes entre leurs mains et celles, plus imposantes, postées devant l’entrée. Trop usée pour puiser dans ses dernières forces ou gâcher sa salive, la jeune femme s’inclina.

— Est-ce que je peux avoir de l’eau ?

L’homme la considéra un instant puis d’une pression de l’index et du majeur inclina sa tête. Se remémorant les traitements infligés par Carcalle, ses muscles se tendirent et Reilaa frémit sous le contact de l’homme.

— Vois soignerez sa balafre après.

Le chef s’écarta, la jaugea encore un instant.

— Vous êtes leur prophétesse, n’est-ce pas ? Votre sœur m’a parlé de vous.

Nouvel éclair dans ses yeux, farouche et indomptable regard, mâchoir grinçante.

— Où est-elle ?

— Ici. Vous la retrouverez bientôt.

Elle dévisagea le chef, les épaules tombantes, vaincue.

— De l’eau, s’il-vous-plaît.

Prier, mendier, c’était devenu si facile avec le temps ; elle préférait ne pas penser à l’époque où les serviteurs des cités humains se pressaient à ses pieds, dans l’attente de combler ses moindres désirs et espérer recevoir la grâce de leurs maîtres pour bon soin prodigués à une étrangère. Une des jeunes gardes, à la tresse si longue qu’elle lui effleurait le bas des reins lui apporta une gourde. L’eau ruisselant sur ses lèvres craquelées lui arracha une grimace.

— Savez-vous pourquoi nous sommes là, Reilaa ?

— Nous convertir.

— Vous délivrer, rectifia-t-il.

— Nous obliger à renoncer à nos croyances n’est pas un acte de charité.

— Et pourtant, c’est exactement ce que nous faisons : parfois, il faut priver un lions de ses crocs et griffes pour lui ôter sa férocité et prouver qu’il peut être tout aussi adorable qu’un chat.

— Les coudre à un cerf ne le rendra pas plus dangereux.

Il haussa les épaules, peu convaincu.

— Ce n’était pas ma meilleure comparaison, je l’admets. Pensez à votre clan : tous ne sont pas aussi magnanimes que je le suis et vous convertir vous faciliterait la vie.

— Faciliter ?

Soudain, il se redressa, l’ignorant et d’un revers de main, désigna ses deux voisins.

— Emmenez-là dans mon appartement.

Sans plus d’ordre, ni sourire, il se détourna, n’attendant même pas que ses soldats s’exécutent : à sa démarche droite, elle devinait que l’idée de refus ne lui effleurait même pas l’esprit. Deux hommes encapuchonnés glissèrent leurs bras sous ses aisselles. Un temps en arrière aurait-elle au moins protesté, prétextant que ses jambes supporteraient son poids mais aujourd’hui, sa volonté et sa fierté malmenée, elle n’était plus que capable d’acquiescer docilement et de laisser ces étrangers la traîner. Leurs ongles s’enfonçaient dans sa peau mais elle préférait mille fois cette douleur que la douceur des plumes de Carcalle. Plus trainée qu’invitée, les hommes suivirent leur chef.

Malgré sa fatigue, Reilaa était frappée par le brouhaha de fond qui régnait dans le Tiers : les échoppes étaient ouvertes, les enfants criaient, ralentissaient le pas devant les Fils aux écharpes de couleurs, signe de haut grade, continuaient à se pourchasser sitôt le visage pointé ailleurs. Certes, les religieux pullulaient, soit patrouillaient le visage sévère et lance à la main soit conversaient dans les tavernes les traits déridés et tous, sans exceptions portaient les doigts à leurs fronts et les éloignaient en guise de salut et de bénédiction au passage de leur chef. Pour Reilaa, ces politesses et mimiques étaient pitoyables : si un homme avait besoin de tant démonstrations de force, il ne tenait guère son pouvoir avec assez de fermeté. Pensée réflexe de sa vie où elle avait été prophétesse. Quelques habitants la reconnurent, couvèrent la misérable créature qu’elle était devenue des yeux, ne pipèrent mot devant sa déchéance. Seuls des humains croisèrent son chemin, les gens de sa tribu semblaient avoir disparu.

— Elle ne fera pas long feu, un homme murmura.

D’un brusque coup sur le bras, on la traîna vers une pièce décorée à la mode Horzienne : beaucoup de tableaux aux couleurs criardes, le sol nu là où les cités du Silimen exposait divers tapies et soieries et où elle prenait plaisir à savourer la texture moelleuse en ôtant ses sandales, un bureau d’appoint, une chaise rappelant un trône rouge face à un ridicule tabouret. Chacun à sa place. Ses jambes se dérobèrent sous son poids plutôt qu’ils ne l’assirent de force et détaillant le tableau qui ne laissait au mur qu’un pauvre centimètre pour respirer, attitude d’homme cultivé qui se voulait important. Le chef conseilla – conseilla ! – à ses amis de plier bagages. Pendant qu’il observait avec une atteinte feinte les choix de couleur de l’artiste, un homme d’âge mur nettoya ses plaies.

— Je n’ai jamais compris pourquoi le peinte a choisi une couleur si sombre pour le ciel.

Débuter avec une mondanité pour exposer sa culture et asseoir son autorité avec un message explicite : rien ne lui échapperait. Elle avait utilisé la même méthode avec les seigneurs humains.

Silence. Se glisser dans son esprit pour se protéger. Constatant qu’elle ne répondrait à aucune de ces réflexions, il changea de tactique, adopta l’air d’un homme las, usé par le système.

— Nous vous avons vu partir avec Cohello et nous pensions sincèrement que les Harpies cesseraient leur grabuge. Et puis le roi est revenu, sans vous, et rien n’avait changé. Puis vous voilà et une horde de ces hommes-oiseaux des montagnes à vos trousses. Que dois-je en pensé ?

— Cohello a dû vous le dire.

— Il a refusé. Voyez-vous, Reilaa, je suis face à un choix : ma mission est de vous montrer le Chemin et je suis tenu d’employer tous les moyens pour parvenir à mes fins. Cohello a refusé ainsi que certains humains d’abdiquer mais la plupart ont su reconnaître des paroles justes quand ils les entendent. Nous leur promettons la sécurité et avons repoussé leurs assauts. Vous l’avez vu vous-même : ces gens ont pu reprendre une vie normale, ne pas craindre pour leurs enfants lorsqu’ils jouent loin de chez eux. Notre système marche.

Qui essayait-il de convaincre ?

— Aucune des vôtres n’a accepté.

— Nous n’avons rien à voir avec vous.

— Nous nous serons attaqué au Silimen un moment ou à un autre. Si vous accepter de vous convertir, je suis persuadée qu’ils vous suivront.

Ce serait infiniment plus simple. Un oui et les voilà retournés dans le désert. Elle hésita : où était Liu-Yella lorsqu’elle avait besoin de son aide ? Carcalle l’avait brisé, pas assez pour cracher la répondre qu’il attendait.

— Non.

— Vous savez ce qu’il vous attend, alors. (Il ouvrit la porte, héla ses gardes). Emmenez-là.

Reilaa se laissa conduire sans opposer de résistance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eclipse-de-lune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0