Chapitre 29

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Au moins la nourrissaient-ils bien : deux repas par jour avec viande et divers légumes assaisonnés à la mode du Tiers et deux gourdes d’eau. Avec un soudain appétit, des forces lui revinrent rapidement. Beaucoup des siens étaient enfermés dans les geôles au centre de la ville, place stratégique pour que tous puissent voir la honte et la déchéance –ou la fierté selon quel côté on se situait des barreaux. Peu d’humains comme voisins, toute sa tribu était là, pitoyables retrouvailles. Le soleil était leur nouveau martyr, dardant de ses cruels rayons aux heures les plus chaudes sur les prisonniers, brûlant leur peau et bouillant l’eau de leurs corps. Habitués, les hommes-sables ne rechignaient pas, les humains suppliaient et les jours passant, avec leur force, conviction et volonté diminuaient. Les geôles se libéraient.

Lilirh, sa voisine de cellule, attrapa sa main : l’espace entre les barreaux était assez large pour y glisser jusqu’à l’avant-bras.

— Comment va ta sœur ?

Enfermée dans une cellule à l’autre bout de la prison, Filya n’était visible de Reilaa et si Lilirh n’était pas sa mère, elle ne l’avait pas moins porté trois mois dans son ventre.

— Comme nous : elle survit.

La jeune femme ne s’inquiétait pas pour sa cadette : elle était résistante et avec assez et de nourriture, ils survivraient tous. Elle craignait surtout le moment où les gardes lui retirerait ce privilège.

— Qui est cet homme pour toi ?

Lilirh ne pouvait songer qu’à Cohello, roi misérable qui conversait maintenant avec les rats, celui qui broyait sa poitrine, qui l’avait marqué au fer. Il était sien et elle lui appartenait. A quelques cellules de lui, Reilaa endurait la souffrance d’un corps trop faible, murmurait quelques mots inefficaces pour lui rappeler de s’accrocher à leur lien, de le sauver. Elle sentait presque l’odeur de son dos brûlé. Elle avait passé ses journées entières, le visage pressé contre les barreaux humides de ses larmes à le supplier de ne pas abandonner la lutte, de ne pas l’abandonner elle. Sa présence lui était nécessaire et son absence, au lieu de briser le lien, ne l’avait que renforcé, creusait son cœur d’un manque insatiable. Enrouler ses doigts autour du métal, le serrer si fermement jusqu’à s’en engourdir les bras rien que pour le voir souffrir. Douleur plus atroce lorsqu’elle l’endurait sans le regarder. N’abandonne pas.

Reilaa s’était déjà posée cette questions dans la première partie du voyage alors que l’orgueil l’étouffait. Aujourd’hui, elle se sentait misérable. Quels étaient ces réels dons ? Incapable de chasser, de se battre, refusait de porter la descendance de sa tribu, n’apportait rien, ne sacrifiat rien. Inutile.

— J’ai besoin de lui.

Inutile de préciser en quoi mais le ton désespéré de sa voix devant les lèvres retroussées et les paupières plissées de douleur eut raison de lui.

— Tu es notre prophétesse, Reilaa, tu n’as pas le droit de lier à un humain.

Ce n’était pas mon choix, pensa-t-elle au même instant qu’elle rétorqua :

— Je ne suis plus prophétesse, cracha-t-elle avec colère.

Depuis la funeste attaque des brigands, ils avaient emprunté un chemin om il était impossible de faire demi-tour : ils étaient contraints d’évoluer ou d’offrir leur peau.

— Ne raconte pas de bêtises.

La jeune femme avait envie de hurler, de pleurer et de rire à la fois.

— Je t’ouvre les yeux : c’est la guerre dehors.

Silence. Les phalanges de Lilirh desserrèrent leur étreinte.

— Tu dramatises.

— Les Fils sont de plus en plus nombreux dans les cités et ce pour nous avilir.

— Nous ne nous rendrons pas, Reilaa.

— Il ne s’agit pas de se rendre ou non.

Elle rechignait de lui transmettre les dernières informations apprises auprès des Harpies : les Fils de Nogaïla, dont le but avait de toujours été de convertir le plus grand nombre, et, après les résultats infructueux de leurs missionnaires, avaient décidé de passé à l’offensive. Elle n’en savait plus. Carcalle se désintéressait des divers régimes politiques et autres problèmes hors de ses montagnes.

— Il s’agit de vivre, murmura-t-elle.

Reilaa avait tant à perdre dans cette bataille : ses proches, son identité, ce qu’elle aimait le plus. Lilirh la secoua.

— Que s’est-il passé là-bas ?

Sa mâchoire se contracta et de rage, deux larmes jumelles roulèrent sous ses joues avant qu’elle ne puisse les chasser d’un battement de cils. La jeune femme frotta énergiquement son avant-bras contre ses paupières.

— Ils m’ont montré que je ne valais rien.

— C’est faux et tu le sais.

Elle la couvait d’un regard attendri, typiquement maternel.

— Il m’a forcé à parader dans des vêtements de putes, m’a obligé à m’asseoir sur ses genoux, à le servir, à lui préparer son bain, à le savonner. Si je refusais, il me menaçait. Il disait que faire de moi sa maîtresse l’aiderait à conserver son pouvoir. Il m’a touché, Lilirh, et presque violée.

Elle ne se remémorait que trop bien des griffes sur ses hanches, son corps couvert de plumes glisser entre ses cuisses. Les muscles de son dos se tendirent.

— Quand je suis entrée dans sa grotte, j’étais prophétesse et assez naïve pour penser que cela le tiendrait en respect. Je n’étais rien d’autre qu’un objet de curiosité. A quoi me sert ce surnom de prophétesse s’il ne protège personne ? Les Harpies m’ont eu et les Fils m’ont jetée aux cachots. A quoi cela ma-t-il servi ?

Son ton vibrait de haine et de désespoir. Contre ses mensonges dont elle s’était bercée, contre cette immobilité, ces rires lorsqu’elle dévoilait sa profession.

— Tais-toi !

S’attendant à des consolations et non à des réprimances, elle leva les yeux, perplexe.

— C’est ton droit de ne plus y croire mais eux, (elle désigna les autres membres de leur clan), croient en toi. Tu as vécu des choses horribles, comme nous tous, mais tu n’as pas baissé les bras dans le Cœur Ardent, alors ne les lâche pas maintenant.

— Je…

— Reilaa, qui que soit cette Harpie, elle ne peut t’atteindre ici.

Tout se mélangeait dans son esprit : les ombres d’une guerre terrible qui se préparait, de multiples camps et la possibilité que sa rencontre avec Cohello ne fût pas fortuite.

— Nous ferions mieux de trouver un moyen de sortir d’ici.

La jeune femme n’avait d’autre choix que d’acquiescer.

— Celle-là

Les gonds de la porte de sa cellule grincèrent et deux gardes aux armes invisibles pénétrèrent dans la cage. Pressée contre le mur, les bras enroulés autour de ses jambes et le visage enfoui dans ses genoux, Reilaa paraissait encore plus échevelée. Ses cheveux pendaient autour de sa figure, dreadlocks sales et gras. Depuis combien de temps n’avait-elle pris soin de sa coiffure ? Les deux hommes, à la mâchoire dissimulés par le voile blanc, s’approchèrent et la redressèrent avec brutalité sur ses jambes. Quelques hommes-sables protestèrent mais ils ne leur accordèrent qu’un regard indifférent. Serait-ce un signe de tête que Lilirh adressa à l’un deux ?

— Celui-ci.

Le garde le plus musclé pressa Reilaa contre son torse, enroula son bras autour de sa nuque et sa seule main reteint les deux poignets dans son dos.

— Les deux chefs, expliqua le garde à l’autre qui extirpa un Cohello proche du coma de sa cellule.

Sa peau avait pris la couleur sombre des habitants des cités humaines du Silimen, si mate et dure qu’elle ressemblait à de l’écorce. Des ridules encadraient son front et sa bouche. Reilaa n’avait guère besoin de lien pour savoir qu’il n’aurait tenu un moi de plus. Les humains partaient assez rapidement d’ici pour les plus honteux avec de nouveaux dieux et pour ceux qui refusaient de céder leurs droits, les pieds devant. Sans aucun doute, Cohello aurait appartenu à la seconde caste. Elle admirait sa force autant qu’elle avait envie de le frapper ; qu’il soit amical, fraternel ou même passionnel, elle l’aimait d’un amour si profond et sincère qu’elle était incapable de vivre sans lui. Reilaa tendit son esprit vers le sien autant que le religieux, elle l’aidait à avancer.

Traverser les cachots et les mains tendues à travers les barreaux dans l’espoir de toucher ses jambes ou sa vieille tunique de gueuse, supporter les pleurs de Filya et le silence obstiné de Lilirh lui coûta. La peur creusa un trou dans sa poitrine, s’y nicha. Ses genoux tremblaient alors qu’ils progressaient vers l’entrée de la prison.

Toute une suite d’événements qui conduisaient à cet instant précis, comme si l’univers se riait d’eux et qu’une fois en sécurité, il inventait une nouvelle épreuve à surmonter. Reilaa n’avait plus même l’énergie de demander où ils les emmenaient et pourquoi. Cohello n’était plus qu’un prisonnier, destitué de con titre de maître et Reilaa, putain de Carcalle, avait renié le sien. Dans le Tiers, ils n’étaient plus que des étrangers.

La porte en osier frémit sous les coups de clé du garde de Cohello. La jeune femme trouvait la plaisanterie hilarante : les enfermer à triple tour dans une cellule, les considérer comme des pestiférés mais les offrir à la vue de tous et les barricader derrière de vulgaires troncs d’osier. D’une pression entre ses clavicules, le religieux inclina son buste.

— Si vous nous tuez, ricana-t-elle, personne ne survivra.

Sa voix tremblait sous ses gloussements : elle ne pouvait réfréner ses éclats de rire tant la situation lui semblait cocasse. Liu-Yella, le destin, l’univers, tous ses grands Dieux, ironisa-t-elle, pour être contre conduits comme des moutons à l’abattoir.

— Silence, gamine.

— Quelle mauvaise foi !

Après le silence comme moyen de protection, elle découvrait l’humour. Le Fils de Cohello lui jeta un regard noir, que voulait-il cet effronté ?

— Où nous emmenez-vous ? Si vous comptez nous griller, ne me mangez pas après. Les Harpies ont dit que les hommes-sables ont mauvais goût.

Nouvelle œillade, révélatrice cette fois et cet humour morbide définitivement perdu.

— Avez-vous vraiment préparé le bûcher ?

— Avance.

Autre tape dans le dos. L’effroi accéléra les battements de son cœur et ses yeux furetèrent discrètement à la recherche d’une échappatoire. Tenter le tout. Pas ici : trop de monde. Où alors ? Et soudain, elle comprit : ils cherchaient des aveux ! Quant à savoir si le bûcher était vraiment dressé… Autrefois, elle ne se serait pas débattue et aurait rencontré la mort avec dignité et pour assurance de serrer Liu-Yella dans ses bras, de l’embrasser mais cette Reilaa était morte. Mentalement, la jeune femme appela Cohello qui remua faiblement.

Aussi bourru qu’il était, son garde suivait celui de Carcalle, probablement plus haut gradé. C’était ainsi que fonctionnait les humains : avec les rangs que distribuaient la société et lorsque celle-ci était corrompue, de véritables fous siégeaient aux postes les plus importants. Ils traversèrent immeubles et jardins jusqu’à la clôture. D’autres hommes en blanc surveillaient les palissades, lances, et arcs en main, l’arbalète géante déjà chargée. Plus loin, deux planches jointes en leur milieu par des clous et une épaisse corde.

— L’un de chaque côté, grommela celui qui entravait ses mains.

Il traîna la jeune femme qui planta fermement ses talons dans le sol, contracta ses muscles et rua, les dents serrés.

— Va chier en Enfer, sale chien. Tu ne me brûleras pas.

Reilaa avait beau battre des jambes, le garde la maîtrisa rapidement, libérant ses bras et la rejetant sur son épaule. Elle martela son dos de ses poings, se contorsionna pour crever ses yeux mais elle n’était qu’une frêle femelle face à un colosse. Il la plaqua sans difficulté contre les planches, pressa son flanc contre son ventre, poitrine et cuisse pour l’immobiliser et attacha d’abord ses poignets puis ses chevilles. Son poids révulsa Reilaa, la ramena quelques semaines en arrière ou un homme-oiseau de frottait contre elle, espérant réveiller en elle des sensations interdites. Par réflexe, elle se rétracta, s’immobilisa, tourna son visage pour qu’il ne puisse lire sa honte. Réflexe de se terrer dans son esprit, lapin acculé par un renard.

Cohello se laissa ficeler avec plus d’aisance, la tête renversée sur son épaule, étrangement satisfait ; la douleur physique persistait mais celle de l’esprit se tranquillisa.

— Quand nous brûlerez-vous ?

— D’abord, vous souffrirez.

Les religieux, ceux censés aider les plus faibles, leur tournèrent le dos.

Reilaa soutenait Cohello autant qu’elle le pouvait : le voir aussi misérable la déchirait. A chaque battement, son cœur semblait hésiter à se contracter. Elle agrippait ses doigts malgré la brûlure de la corde contre sa peau, malgré le tonnerre de leurs âmes s’entremêlant.

— Reste avec moi, supplia-t-elle.

Qu’importe qu’ils soient amis ou frères, qu’importe le nom qui les désignait, l’amour qu’ils se portaient ne se résumaient en mot, trop faibles et frivoles. C’était un sacrifice d’aimer de toute l’entièreté de son âme, de sentir son sang pulser dans ses veines, d’éprouver ce cœur qui battait, de partager la souffrance de chaque muscle tendu, de dévoiler son intimité secrète, les expériences qui façonnaient l’identité. C’était cruel aussi de ressasser les souvenirs, de raviver par les flammes une plaie purulente. Entre eux, une inébranlable compréhension de l’autre, des limites à ne jamais franchir, des larmes arrachées, des sourires étirées. Presser sa tête contre ses temps, redécouvrir des lignes déjà siennes, ne pas avoir besoin d’entrouvrir la bouche car un seul frémissement dévoilait toutes les arrière-pensées.

Le soleil rougeoya, globe incandescent, teinta le ciel d’or et de feux, le céruléen se transforma en améthyste et l’éclat des diamants perça le ciel. Le grincement des planches au-dessus d’eux, le piétinement des gardes abandonnant leur poste à la relève pour se restaurer et l’un des hommes s’approcha vers eux en catimini un doigt en travers du voile lui barrant le visage. Avec un rapide coup d’œil aux religieux qui semblaient ne pas leur prêter une grande attention, par habitude des curieux qui s’approchaient, l’homme se glissa auprès d’eux, dénuda sa mâchoire. Reilaa réprima un hoquet. Arslan trancha l’une des cordes à son poignet, bonheur de sentir le vent sur sa peau à vif, lui glissa la lame sous leurs liens et les libéra.

Cohello tomba à quatre pattes sous le sable et une pluie de flèches, de carreaux et de lances dont l’une pénétra la cuisse de la jeune femme. Elle mugit de douleur, s’effondra et l’ancien roi avec elle. Par réflexe, elle porta ses doigts à son membre, comprima la plaie malgré les filets de sang nimbant ses doigts. Arslan, non loin d’eux, frappait des planches de coups de pieds et un craquement sonore retentir ; à deux mains et avec un rugissement, il empoigna la seconde et la brisa d’un coup sec. Puis les voyants à terre, il accourut.

La douleur explosa dans le creux de ses reins mais à tâtons, ses phalanges ne rencontrèrent aucun carreau contrairement à Cohello qui s’écroula au sol, les yeux clos et le souffle coupé. D’un mouvement sec, Reilaa brisa l’arme, et alors qu’elle tendit la main pour débarrasser son âme-sœur de la flèche, le projectile d’un lance-pierre heurta sa paume. Reilaa entendit ses carpes se briser, des larmes piquèrent ses yeux tandis qu’un cri enrailla ses cordes vocales.

— Vous mourrez ! Je promets que je vous tuerai et vous allez souffrir, fils de pute !

Très peu entendirent les mots entre les cris aigus et les hoquets. Une mains s’enroula autour de son bras, l’attira vers le trou dans la palissade.

— Venez.

Reilaa saisit la main de Cohello et le sol trembla sous ses pieds.

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