SYLVESTRE LE CHAT
1968. Un soir Gaspard rentra du travail avec une surprise pour Sélène. Il ouvrit la porte de l’appartement et poussa un petit chat noir devant lui. Précédant son futur maître, l’animal pénétra timidement dans le salon. Sélène était déjà rentrée et regardait « L’homme du Picardie » à la télévision, elle était confortablement installée sur le canapé d’angle que le couple venait de s’offrir. Le chat s’approcha d’elle en miaulant doucement. Quand elle l’aperçut, elle cria de surprise :
—Oh ! Un petit chaton ! Gaspard ! Regarde, il y a un chaton !
—Ben oui ma chérie, il m’a suivi dans les égouts jusqu’à la sortie. Depuis, il me colle aux basques, alors je me suis dit qu’il voulait peut-être m’adopter. Je vais le laver… On peut le garder ?
—Oh oui ! Mais bien sûr que oui ! Comment on va l’appeler ? S’enthousiasma Sélène en battant des mains comme une petite fille.
—Je sais pas… J’avais pensé à Sylvestre… Comme « Sylvestre le chat ». Tu sais dans « Titi et gros minet »…
—Ah oui, bonne idée. Sylvestre ! Bienvenue dans la famille Lechat, petit minet !
Ce petit chat noir devrait partager leur vie pendant une quinzaine d’années.
Sélène, qui avait envie d’essayer la Floride décapotable qu’elle venait d’acheter, décida d’aller passer un week-end à Honfleur dans le manoir de ses beaux-parents. Gaspard était resté à Paris pour cause d’assemblée syndicale. En rentrant de sa réunion, comme il avait un peu de temps libre, il fit un détour par le Père-Lachaise. Quand il arriva près de l’entrée principale, il eut la surprise de voir Sélène sortir tranquillement du cimetière, vêtue d’une salopette en jean et d’un maillot rayé bleu et blanc, alors que le matin, elle portait une petite robe rouge assortie à sa voiture ; elle avait dû se changer entre temps et pour une raison ou pour une autre, elle avait modifié son emploi du temps. La Floride avait peut-être eu une panne et elle était revenue à Paris… Mais qu’était-elle donc venue faire au cimetière ? Gaspard lui courut après, mais elle avait déjà disparu, probablement avalée par un autobus.
Intrigué par cet événement, Gaspard renonça à visiter ses chers disparus et rentra à la maison, pensant y retrouver Sélène. Dans l’appartement, il ne trouva que Sylvestre paisiblement endormi sur le canapé. Les heures passaient et point de nouvelle de Sélène. Il se fit réchauffer une soupe préparée la veille et l’avala distraitement en regardant la télévision. Sa jeune femme ne rentrant toujours pas, il téléphona à ses parents pour leur demander s’ils avaient eu des nouvelles de leur belle-fille. Ce fut Mireille qui répondit au téléphone : « Il n’y a pas de soucis mon chéri, Sélène est avec nous depuis midi, je vais la chercher, elle est dans le petit salon avec ton père ! ».
Il était complétement impossible que Sélène se trouvât à deux endroits simultanément, pensa Gaspard. Il admit alors qu’il avait été abusé par la parfaite ressemblance d’un sosie de sa femme. Pourtant, il aurait mis sa main au feu que c’était bien elle qu’il avait aperçue ! Les mêmes cheveux châtains, la même coupe en carré, la même frange au ras des yeux… La même silhouette gracieuse, la même démarche vive de danseuse… Pour lui, c’était bien elle… Il ne pouvait en être autrement. Il se posa la question qui l’avait taraudé quelques années auparavant. Il se souvint alors que dans son dernier « voyage » Luna lui avait dit qu’elle avait la capacité de remonter en surface et de s’affranchir de l’espace et du temps. Et si c’était elle qui lui était apparue ? Était-il retombé dans ses phases hallucinatoires ? Sa raison recommença à vaciller... Gaspard se dit qu’il devait peut-être bien prendre rendez-vous avec un psychiatre. Déjà, lors de leur mariage, Catherine avait amusé tout le monde en racontant avoir vu Sélène à deux endroits simultanément. Après tout, il était peut-être possible que ces phénomènes paranormaux se produisent réellement… Gaspard en aurait le cœur net ! Dès le lendemain, il se rendit devant le mausolée de Luna et se concentra pour tenter de s’enfoncer sous la terre comme il le faisait jadis.
Il pénétra dans le sépulcre et parvint facilement à quitter la surface. Il s’enfonça dans le sol aussi aisément qu’il le faisait pendant les fastidieuses messes de son enfance. Il regretta aussitôt d’avoir choisi un cimetière pour descendre sous la terre, il y fit immédiatement des rencontres absolument terrifiantes. Des cadavres à peine décomposés grouillants de vers s’échappaient de leurs cercueils éventrés, des macchabées complétement momifiés gisaient çà et là dans des postures tout à fait grotesques. Son rayon lumineux s’étant réactivé, notre égoutier progressa prestement entre des amoncellements de squelettes portant encore le costume dont on les avait revêtus pour leur inhumation. Il buta sur la dépouille hideuse d’une fille de joie du dix-neuvième siècle, assassinée vraisemblablement à la hache au coin d’une rue… Horrifié par cet étalage de tragédies atroces, Gaspard s’enfouit illico de plusieurs dizaines de mètres.
Il arriva dans une immense grotte où s’affairaient une foule de gens. Il s’approcha d’un groupe de personnes et leur demanda ce qu’ils faisaient là. On lui dit qu’il était dans une communauté d’intellectuels et d’artistes descendus là directement du cimetière. Il y avait un atelier d’écriture, présidé par Alfred de Musset, un cercle de poésie animé par Guillaume Apollinaire, tout un aréopage de mathématiciens réunis par François Arago, plus loin résonnaient des chansons, c’était une sorte de cabaret où des artistes se donnaient en spectacle. La chanteuse Edith Piaf interprétait sa propre chanson : « Milord » accompagnée au piano par Frédéric Chopin lui-même. Mais Gaspard avait autre chose à faire… En quittant les lieux, il se promit d’y revenir plus tard et d’y rester plus longtemps.
Il errait depuis plus d’une heure dans les galeries de calcaire à la recherche de la communauté dont faisaient partie Luna et Marcel. Il se souvint qu’il fallait passer par le métro… Il retrouva la vieille porte de fer avec son levier métallique au plafond ; il tira vivement dessus et la porte se débloqua. Enfin, il pénétra dans le grand hall. Il avisa la tenture pourpre et s’aventura derrière. Il y avait toujours ce cénacle de personnes studieuses concentrées sur leurs tâches… Il retrouva sans peine le petit logement de Marcel, hésita un moment avant de toquer sur les planches disjointes de la porte. Il n’y eut aucune réponse. Il demanda aux personnes qui logeaient à côté s’ils savaient où étaient Marcel et Luna. Ils lui apprirent que Marcel avait disparu, définitivement oublié, mais que sa fille vivait encore là. Gaspard entra dans le petit logis et attendit.
Quand la sœur jumelle de Sélène fit son apparition, le cœur de Gaspard faillit cesser de battre. Elle avait quelques années de plus, mais elle était toujours merveilleusement belle, son regard malicieux n’avait pas changé et son sourire sur ses lèvres délicatement ourlées aurait renversé n’importe quelle statue de marbre.
—Oh Gaspard ! Tu es revenu ! Comment tu as fait ? Tu peux revenir ici comme tu veux ?
—Eh bien oui Luna… Parfois, j’y arrive. Comme toi tu peux monter te promener là-haut… Je t’ai aperçue hier après-midi près du Père-Lachaise. Je peux te serrer dans mes bras ? Je pense à toi tout le temps... Tu me manques tellement.
—Toi aussi, tu me manques Gaspard, infiniment…
Ils s’embrassèrent pudiquement comme deux adolescents. Leurs bouches se joignirent et leurs larmes chaudes se mêlèrent sur leurs lèvres tremblantes.
—Mais tu sais que je suis morte Gaspard ?
—Pas tout à fait morte, rectifia son ami, j’ai appris pour ton papa… Je suis désolé. Sincèrement désolé. J’aurais bien voulu pouvoir mieux le connaître.
—Parle-moi de Sélène, comment va-t-elle ?
—Elle va mieux. Sans s’en rendre compte, elle culpabilisait énormément depuis ta chute dans le puits. On l’avait accusée de t’avoir poussée alors que c’était accidentel… Sous hypnose, elle a fini par retrouver la mémoire qui lui avait fait défaut pour se défendre.
—Et toi ? Tu as retrouvé la mémoire Gaspard ? Tu as compris que c’était toi le petit garçon qui avait essayé de me retenir ? C’était à ça que faisait allusion mon père quand il t’avait félicité pour avoir tenté de me sauver…
—Oui Luna, j’ai appris tout ça, dans les mêmes conditions… Sous hypnose également. Ça va mieux aussi pour moi aussi.
—J’ai su que vous vous êtes mariés… J’aurais bien aimé être à la place de Sélène ! Le taquina Luna, tu ne m’en voudras pas… Mais je me suis invitée à votre mariage, c’était super bien ! J’ai même dansé sur Rock around the clock !
—Je sais Luna, on t’a remarquée ! Sans vouloir y croire, je me suis un peu douté que c’était toi qui étais venue faire un tour ! Quelques personnes ont admiré la faculté de Sélène à se dédoubler sur la piste de dance ! Plaisanta Gaspard, le visage éclairé d’un généreux sourire.
—Tu sais, il ne faut pas que tu restes ici, ce n’est pas ta place… Pas encore… Moi, je ne remonterai plus là-haut avant très longtemps. Mais un jour, je remonterai… Prends bien soin de ma sœur Gaspard.
—D’accord Luna. Je t’ai comprise. Tu peux compter sur moi.
Il la serra dans ses bras une dernière fois et s’en retourna vers la surface. Mais cette fois, il prit le métro. Il voulait absolument éviter de remonter par le cimetière et son théâtre épouvantable.
Lorsqu’il rentra à la maison, Sélène était revenue de Honfleur. Elle était heureuse de son week-end et satisfaite de sa voiture, qui roulait très bien pour une Renault. En parlant de voiture, le lendemain-matin Gaspard ne trouva pas la sienne dans la rue. Il l’avait pourtant garée correctement le long du trottoir tout près de leur immeuble, mais elle n’était plus là… Il était passablement contrarié par la disparition de sa 2cv, on avait dû la voler durant la nuit. Qui pouvait avoir envie de voler une 2cv ? Il alla porter plainte au commissariat en espérant qu’on la retrouve en bon état, puis il se rendit à son travail en autobus.
Pour l’avoir retrouvée, ah ! Ça, on l’a retrouvée la pauvre deudeuche, aplatie sous un camion sur la nationale treize, à la hauteur d’Orgeval. À part la petite tour Eiffel porte-bonheur, il n’y avait plus rien de récupérable dans le sanguinolent tas de ferraille tordue ! Gaspard eut une pensée navrée pour le conducteur et son passager qui étaient passés de vie à trépas cette nuit-là… Dans une 2cv en plus, ils auraient pu voler au moins une Alfa-Roméo, ça aurait eu plus de classe. Il regarda tristement la petite tour Eiffel et la remit au fond de sa poche.
Luna lui avait clairement demandé de prendre soin de sa sœur, Gaspard avait conscience qu’il s’employait à cela depuis qu’il l’avait rencontrée. Il savait au fond de lui que cela allait durer le reste de leur vie. Une vie simple d’ouvrier municipal pour lui, une vie plus attrayante (de son point de vue) pour Sélène. Elle sortait beaucoup le soir dans les dîners d’affaires, on l’invitait régulièrement à des expositions ou à des séminaires. Cette différence de statut social à l’intérieur de leur couple n’influença pas son équilibre et puisque la question de la grossesse avait été définitivement éludée, leur vie se déroula sans le moindre heurt.
Les années passèrent, ils achetèrent une maison en Normandie, là où ils envisageaient de passer leurs vieux jours. En attendant, ils s’y retrouvaient pour passer des week-ends festifs avec Catherine et Edmond. Adrien, qui faisait désormais partie des proches, venait régulièrement lui aussi, Félix et Mireille qui n’étaient pas bien loin, ne manquaient pas de se joindre à eux dès qu’ils le pouvaient. Et puis un jour à l’âge vénérable de dix-sept ans, le chat Sylvestre finit par disparaître sans laisser de traces, il fut remplacé par un autre chat : Sylvestre II qui vécut comme un roi une bonne quinzaine d’années avant de disparaître mystérieusement lui aussi. Gaspard arpentait toujours les égouts parisiens avec une conscience professionnelle stimulée par ses promotions successives. Bien que nommé chef d’équipe puis responsable de secteur, notre égoutier tenait à continuer d’épauler ses hommes dans les étroits boyaux souterrains. En réalité, il ne se voyait pas passer le reste de sa vie, coincé dans un bureau.
1990, l’heure de la retraite sonna pour Gaspard, Sélène ayant déjà soldé tous ses trimestres de cotisation et Sylvestre II n’étant plus là, le couple déménagea avec armes et bagages dans la maison de campagne. Ils s’employèrent à refaire la décoration de fond en comble. Comme Sélène voulait donner un style très moderne à son habitation (elle avait peur des fantômes dans les vieilles bâtisses), ils firent appel à un architecte réputé qui réussit à marier un agencement intérieur contemporain avec l’aspect traditionnel de la maison. Le couple sacrifia beaucoup de son temps pour aider Félix et Mireille devenus trop vieux pour gérer correctement la pension de retraite. Ils durent se résoudre à vendre le manoir, qui fut transformé en EHPAD quatre étoiles. À la suite de ça, les parents de Gaspard achetèrent une villa de plain-pied pour y finir leurs jours tranquillement.
En Normandie, le temps passe plus lentement qu’à Paris. Gaspard et Sélène voyaient de moins en moins de monde, « C’est comme ça quand on vieillit » pensaient-ils un peu amers. Vieillir sans enfant, c’est la promesse de vieillir dans la solitude. Ils adoptèrent donc un petit chat noir qui passait son temps à se prélasser sur leurs appuis de fenêtres. Contrairement à ses prédécesseurs, le minou ne perpétua pas la dynastie des « Sylvestre ». On l’appela simplement « Le Chat ». Les villageois qui passaient devant la maison aux volets verts toujours le saluaient ainsi : « Bonjour Le chat ».
La mort de son père, puis celle de sa mère, moins d’un an après, plongèrent Gaspard dans une profonde dépression. Certes, c’était dans l’ordre des choses bien sûr, mais le vide laissé par Félix et Mireille aggrava la sensation de solitude et d’abandon que ressentait le couple depuis quelques années. La morosité s’installa définitivement chez eux. Seul le chat sembla s’accommoder de l’atmosphère pesante qui régnait désormais dans la demeure.
Quand, après déjeuner, Gaspard sortait pour faire sa promenade dans la campagne, le petit félin sautait de sa fenêtre et lui emboîtait le pas. Il le suivait comme ça quelques centaines de mètres puis il s’arrêtait pour attendre son retour. Pendant ce temps-là, Sélène derrière l’écran de son ordinateur, flânait de page en page sur Internet. Elle avait pris cette habitude depuis l’arrivée du câble dans le village. Elle aimait bien se connecter pour discuter avec ses copines restées à Paris ou pour passer des commandes d’objets divers, souvent inutiles. Contrairement à sa femme, Gaspard se renfermait sur lui-même, indifférent aux échos lointains de la ville. Son médecin traitant s’inquiétait pour lui et le mettait régulièrement en garde : « Faites attention à bien prendre votre traitement M. Lechat ! Votre cœur ne va pas très bien… » À chaque fois, le docteur lui faisait une lettre pour un cardiologue de Rouen, le retraité la jetait systématiquement à la poubelle.
Quand elle se trouvait seule dans la maison, Sélène était mal à l’aise. Elle essayait de se distraire pour dissiper la sourde angoisse qui l’empoignait à chaque fois que Gaspard partait se promener, surtout en fin d’après-midi, quand le temps assombrissait la campagne environnante. Sans oser en parler, elle avait envie de retourner vivre dans la capitale, bien que la vie y soit désormais plus difficile. Elle approchait de soixante-dix ans, mais par chance, le temps avait épargné sa beauté. C’était maintenant une exquise septuagénaire, très agréable à côtoyer. En tout cas, Gaspard ne s’en lassait pas. Jamais elle ne changea son style de coiffure. Elle avait depuis longtemps renoncé à teindre ses cheveux devenus gris. Il y avait belle lurette qu’elle avait abandonné les petits tailleurs bcbg que lui avait imposé son emploi à la mairie de Paris, au profit de vêtements plus décontractés comme les jeans ou les joggings.
Par un sombre et rigoureux soir de janvier, vers dix-sept heures, un sinistre grincement se fit entendre dans une des chambres, au premier étage. Surprise et se sachant seule dans la maison, Sélène, fut alors saisie d’effroi. Le chat étant près d’elle, n’était assurément pour rien dans la production du bruit… Armée d’un redoutable rouleau à pâtisserie, elle osa quand même monter voir de quoi il retournait… Peut-être un malfaiteur qui se serait introduit dans la maison par la terrasse ? Elle poussa prudemment la porte de la chambre d’où le bruit semblait être sorti. La pièce était vide, mais il y tournait un courant d’air glacial, comme si la fenêtre était ouverte en grand. Pourtant, elle était bien fermée… En frissonnant, elle inspecta les autres pièces de l’étage sans rien déceler de particulier. Alors, elle redescendit dans le salon où elle se pelotonna au fond de son fauteuil, en espérant le retour rapide de Gaspard. Mais ce dernier tardait bien trop à revenir… Le chat lui, n’était plus dans la pièce, ni dans la maison d’ailleurs... Comme à l’accoutumée, il était probablement parti attendre le retour de Gaspard au bord de la route. Sélène était morte d’angoisse, une peur panique l’empoigna. Pour tromper sa frayeur, elle alluma son ordinateur et se connecta sur son réseau social habituel. Tout à coup, un message hallucinant apparut sur son fil d’actualité.
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