LE PIQUE-NIQUE
Ayant vérifié que le puits était condamné de façon parfaitement sûre, le cantonnier s’apprêtait à quitter les lieux. Tout à coup, il remarqua une petite fille assise sur l’herbe. L’enfant devait avoir six ou sept ans. Elle portait avec grâce une petite robe immaculée. Un chapeau de paille fleuri portait une ombre apaisante sur son visage illuminé par de magnifiques yeux noisette, d’une beauté renversante.
— Oh ! Petite… Tu es avec tes parents ? Où ils sont ?
La gamine se leva et montra du doigt un groupe de personnes qui semblaient terminer un pique-nique. L’homme s’adressa à elle sur un ton rassurant :
— Donne-moi la main, je vais te ramener. Comment tu t’appelles ?
— Victoire.
— C’est un joli prénom ! Allez, viens avec moi.
— J’ai trouvé quelque chose, dit la petite, je peux le garder ?
— Fais voir… Qu’est-ce que c’est ? Interrogea Maurice Évian.
— Je sais pas c’est quoi… Victoire exhiba sa trouvaille.
— Ah oui, je vois ce que c’est... Eh bien, oui, garde-la...
Ils s’approchèrent tous deux du groupe que la fillette avait désigné. Le cantonnier demanda à la ronde :
— Je crois que cette petite fille est de votre famille. Du moins, c’est ce qu’elle prétend. Je vous la laisse. Prenez-en soin. Bonne journée m’sieurs-dames.
Puis il empoigna sa brouette et repartit à ses travaux.
— Merci monsieur ! S’entendit-il répondre.
Sur un ton faussement sévère, la maman de la petite lui reprocha de s’être éloignée seule, sans prévenir quiconque.
— Victoire ! Tu sais qu’on se demandait où tu étais passée ?
— Maman, regarde ce que j’ai trouvé là-bas… La gamine indiqua le puits, distant d’une cinquantaine de mètres.
— Montre-moi ça… Eh bien, ça, c’est une tour Eiffel… Qu’est-ce que tu en penses, Gaspard ? Va faire voir ça à ton père !
— En effet Luna, c’est bien une tour Eiffel ! Enfin, sa représentation miniature.
— C’est quoi une tour Eiffel tonton ? Demanda Malo.
Malo, le neveu de Gaspard, était sensiblement du même âge que sa cousine Victoire. Les deux enfants se ressemblaient beaucoup, à la différence que la fillette avait les cheveux châtains, mi-longs et coupés en carré, alors que le petit garçon était tout blond, le cheveu ras. Comme tous ses congénères, il était vêtu d’une simple tunique blanche. A l'instar de sa cousine, ses pieds étaient chaussés de spartiates à semelles de corde. De son papa Bill Hawkins, il avait reçu l’étrange regard, bleu foncé entouré de paillettes d’or. Il avait déjà lui aussi, l’allure d’un intellectuel un peu absorbé.
— Alors, Malo… C’est quoi une tour Eiffel ? … C’est une drôle d’histoire… Expliqua Gaspard :
Ça a débuté comme ça… En 1889, s’est tenue à Paris une grande exposition universelle. Pour l’occasion Gustave Eiffel… C’était un ingénieur qui bâtissait des ponts en fer, donc Eiffel, avait construit une tour métallique de plus de trois cents mètres de hauteur. Les gens, étaient très impressionnés, ils pouvaient grimper tout en haut pour regarder Paris, il y avait même un ascenseur, je crois… Parfois, des fous se jetaient du deuxième étage pour apprendre à voler, mais ils n’y arrivaient jamais… Désormais, on ne peut plus la voir, c’est bien dommage.
— Et pourquoi on peut plus la voir ? S’enquit le petit Malo.
— Elle a été démontée en 1915.
— Pourquoi ? Demanda Victoire.
— Pour récupérer le métal avec lequel elle avait été construite. La guerre mondiale venait de commencer. On avait énormément besoin d’acier pour faire des canons et des obus ! On démontait tout ce qui était en fer…
— Et c’est qui qui a gagné la guerre mondiale ? Interrogea Malo.
— Eh bien…
— Personne ! Coupa son grand-père, Félix Lechat. Personne n’a été en mesure de gagner cette guerre épouvantable. Il y a eu des centaines de millions de morts… Encore plus de blessés, civils et militaires… Si bien qu’après dix ans de massacres, les états qui se faisaient la guerre, un beau jour, ont décidé d’arrêter de se battre. Tout le monde a déposé les armes, ensuite, on a créé l’organisation des états pacifiés, l’OEP… Et puis la guerre a été interdite. Les dirigeants de tous les pays du monde ont signé des accords interdisant définitivement les conflits armés.
— C’est bien la première chose intelligente que l’humanité ait décrétée ! Souligna l’épouse de Félix ; puis continuant sur sa lancée, elle ajouta : on a également décidé la destruction et l’interdiction de la fabrication des armes à feu ! Bonne idée aussi !
Marcel Legrand, le père des jumelles, ainsi que sa femme, Jeanne-Marie, approuvèrent l’intervention de Mireille. Les animaux qui broutaient dans le parc, approuvèrent également. L’interdiction des armes de chasse, ordonnée à la même époque leur permit de vivre sereinement sans crainte d’être pris pour cible. Contrairement à ce qu’on avait imaginé, les animaux sauvages ne proliférèrent jamais. Ils régulèrent eux-mêmes leur population, rapidement imités par les humains, soucieux en fin de compte, de préserver leur qualité de vie.
Marcel et Jeanne-Marie formaient un couple d’avocats sans histoire. Mariés depuis la fin de leurs études de droit, ils eurent des jumelles, Luna et Sélène, qu’ils élevèrent aussi bien que possible. Les filles étaient débrouillardes et ne demandèrent que peu d’attentions. Les parents, très pris par leur profession, n’eurent jamais beaucoup de temps à leur consacrer, pourtant les jumelles n’en pâtirent aucunement. Elles firent de brillantes études, chacune dans sa spécialité. Sélène termina sa maîtrise de gestion à la Sorbonne où elle fit la connaissance de Bill Hawkins, un jeune professeur de physique qui venait de publier une thèse sur les multivers. Ils se marièrent et donnèrent naissance à un beau petit garçon qu’ils prénommèrent Malo.
Luna, quant à elle, étudia l’histoire de l’art, devint professeur puis chercheur en archéologie. À force de traîner dans les salles de lectures, elle finit par rencontrer Gaspard, un authentique rat de bibliothèque. Ils eurent une petite fille : Victoire. Elle ressemblait trait pour trait à sa mère et bien sûr, à sa tante Sélène.
Félix et Mireille, tenaient une petite librairie, rue Lepic. Ils la destinaient à leur fils qui avait de bonnes dispositions pour la littérature. A quinze ans, il avait écrit un premier livre, qui obtint le prix des « Jeunes auteurs ». Encouragé par un écrivain très médiatisé, Bernard-Marie Vesly, Gaspard publia encore quelques romans, dont « Le chat », qui connut un certain succès. Luna, particulièrement fière de son écrivain de mari, distribuait ses livres partout où elle allait…
Le pique-nique soigneusement remballé, Marcel proposa de se rendre sur la place Blanche pour prendre le café et offrir des glaces aux enfants. Il n’y avait que cinq cents mètres à parcourir, mais ils décidèrent de prendre un fiaxi. C’était un véhicule hippomobile très prisé grâce au confort dû à ses roues à pneus. De plus, le prix des courses était très modique. Soudain, au moment où le cheval allait se mettre en route, Victoire se dressa dans la voiture et s’écria :
— Attendez ! Voilà parrain !
Gaspard fit stopper le fiaxi et interpella l’arrivant :
— Hé ! Adrien ! Tu nous rejoins ? On va sur la place Blanche !
— D’accord ! On se retrouve en bas ! Répondit Adrien, puis il fit tourner son cheval pour suivre le fiacre.
Les deux hommes s'étaient connus des années auparavant, sur les bancs de la fac, s’en suivit une amitié indéfectible. Dès la sixième, Adrien Leriche fut élu chef de classe, il se passionna alors pour la politique. Il parcourut brillamment toutes les étapes nécessaires pour atteindre de hautes responsabilités. C’est ainsi qu’il accéda à la fonction de maire d’arrondissement. Il y fut fort apprécié pour ses compétences. En 1942, quand les véhicules thermiques furent bannis des routes de Paris, puis des routes de France, on créa la compagnie des transport hippomobiles Parisiens. Adrien en prit la responsabilité en 1964 et fit fusionner cette compagnie avec la STV, la société des transports à vapeur sans foyer*. Ainsi naquit la compagnie des transports hippomobiles à vapeur, plus couramment appelée : « la cheval-vapeur ».
A suivre.
* : https://fr.wikipedia.org/wiki/Locomotive_sans_foyer
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