1/52 La lave vient des profondeurs
you run your hand thrugh swaying corn, you have to die to be reborn,
your raise your eyes to heavens above, you'll have to come back here
cos' you didn't give love
It's just a matter of not getting caught, Passion, Pendragon
Avez-vous déjà vu la chute hésitante d'une feuille morte ? Elle flotte dans les airs, elle tombe, se redresse, elle oscille, elle pivote, et elle continue ainsi ces circonvolutions jusqu'à finalement heurter ce plancher qui ne lui permet plus que quelques tressautements modérés. Et ce spectacle est l'affaire de l'univers - y avez-vous déjà songé ? Alors, c'est le monde entier qui est sur le sol, c'est le monde entier qui est suspendu à cette danse macabre, et qui ploie tout ensemble sous la loi de la gravité. Y avez-vous déjà songé ? Car tout les sanglots des violons et des plumes ne sont que de la glose sur des feuilles qui tombent. Toute la mélancolie automnale se résume à ce passage impérieux de la branche à la terre, et de la terre au néant.
Ce jour d'octobre précisément, il pleuvait des feuilles mortes le long de la route qu'empruntait notre noble cortège de nobles personnes en vue de sa noble destination. Tous, le visage serré, moi y compris, nous nous rendions avec une lente diligence à ce petit terrain où les hommes plantent des croix qui ne poussent pas et ne donnent pas de fruits. Je regardais mes camarades de voiture et trouvais les traits de leur face sérieusement et précisément arrangés pour y lire le deuil et tous les sentiments qui sont naturels aux honnêtes gens en pareille circonstance. Quant au sous-texte, je le gardais pour moi, au fond de ma gorge, préférant me réfugier dans la compagnie de ces géants bruns dont l'ombre recouvrait cycliquement les pages blanches de mon carnet. Voilà des êtres qui ne jouent pas, pensais-je. Solidement enracinés dans la terre, le tronc droit, la cime haute, ils dissimulaient sous leur écorce le flux de leur vitalité, et pas un souffle ne s'échappait du moindre interstice, rien ne ressortait de leur silhouette impassible - rien sinon cette langueur évanescente que je trouvais dans le jeu du subtil mouvement de leurs branches et des feuilles qui leur restaient, frémissant sous la brise légère. Et je crois que dans toute la mascarade de cette après-midi, la seule vérité se tenait dans le secret de ce bois respirant avec le vent.
Nous ne tardâmes pas à arriver, et les voitures allèrent se garer dans le parking aménagé à côté de notre but, dans un silence et un calme révérencieux visant à ne pas rompre le charme de notre solennité malgré les crachats de nos pots d'échappement et la démonstration de la technologie humaine. Les moteurs s'arrêtèrent les uns après les autres, on entendait des bruits de portières, et des quelques véhicules qui avaient transporté notre groupe sortaient une fanfare de costumes et robes noirs, de noeux-papillons noirs, de chaussures et de talons noirs, et de silhouettes civilisées qui improvisaient chaotiquement une procession imaginaire, très sérieusement, en direction d'une petite surface où ils attendaient que le prêtre entame son babil spirituel. Dans l'air où les anges passaient, il traînait comme une moiteur suffocante qu'on eût pu croire être les relents de la mer d'os et de chair qui étaient à quelques mètres sous nos pieds.
Il y a bien longtemps que j'ai compris que je n'étais pas de ce monde, et aujourd'hui n'y changeait rien. Aujourd'hui n'y apportait aucune preuve, aucun démonstration, mais rien d'autre qu'une insupportable redite. Ni la vanité de la prétention céleste de la cérémonie, ni la superficialité de cet homme en robe blanche qui débitait ces paroles vides, ni la stupidité de cette marée de chair qui n'était peut-être pas moins morte que celle que le sol leur dérobait, rien de tout cela n'avait la moindre forme d'intérêt, et la scène n'était plus même pathétique, mais nulle. Pourquoi tous ces gens étaient synchroniquement habillés et dressés, pourquoi étaient-ils en noir plutôt qu'en rouge ou en bleu, pourquoi avaient-ils décidé que soudain les larmes étaient les bienvenues, pourquoi s'imposaient-ils ces chants platement mélancoliques dont ils ne retiraient sans doute pas plus que moi la moindre goutte d'émotion véritable, tout cela ne constituait que des questions que je laissais au vent. J'avais surtout l'impression que je ne faisais que revivre cette même histoire qui s'était passée de main en main au fil des âges, de revivre une pseudo-tragédie qui n'avait pas d'auteur. Il n'y avait rien de neuf à dire.
Il fallut un certain temps avant que l'on se décidât à enfouir sous la vue des hommes, pour ne plus sérieusement les concerner, ce bocal en marbre de matière organique qui arrachait symboliquement aux marionnettes qui le contemplaient d'un oeil bizarre des pulsations macabres. Sur le portour étaient imprimées, comme on l'aurait fait sur un anneau, des inscriptions ésotériques en une langue que je croyais ne pas savoir lire. Tout ce qui se passait ici n'était que le jeu d'un mystère qu'on feignait de comprendre, ou même qu'on feignait de savoir ne pas comprendre. Je restai immobile à plisser les yeux sur ces hiéroglyphes avant que ceux-ci furent finalement entièrement recouverts de terre, et je continuai alors encore un peu à abandonner mon regard sur le sol. Puis je songeai aux saules pleureurs, enfin je dis saules pleureurs mais en fait c'étaient peut-être des platanes, qui en se courbant subtilement sous la fraîcheur automnale devaient se rire un peu de notre scène, et je me retournai vers l'un de ces arbres. Je devais donner l'air d'être comme ceux autour de moi à chercher un homme entre le ciel et la terre, alors que précisément j'étais en manque de tout sauf les humains.
Petit à petit, les hommes se quittèrent, et en fin de compte je fus laissé ironiquement seul ici. Je soupirai, si tant est que cela signifie quoi que ce soit, et je m'approchai de cette croix où était condensée la mémoire du défunt, plus sans doute que dans cette prison minérale que je devais contourner pour lire. Je croyais toujours ne pas comprendre cette langue, et pourtant, comme malgré moi, je fus amené à déchiffrer l'épitaphe. Une phrase sans intérêt accompagnait un nom et deux dates. C'est là que je découvris soudain que quelque chose clochait. Le nom était bien le mien, mais la date de naissance n'était pas la bonne... Je demeurai interdit pendant un instant, les yeux, dans le vague, et mon esprit soudain capté par la situation. Mais je décidai vite de n'y pas accorder d'importance maintenant. Mes mains tâtèrent l'intérieur de mes poches, et de la gauche je sortis des boules de feuilles blanches que je fis pleuvoir sur la tombe en les accompagnant d'un jet de salive. De la droite, enfin, je lâchai pour tout conclure, cette étincelle emprisonnée dans une allumette qui devait tout ravaler.
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