Agathe
A peine rentrée du charbon que je ressentis le besoin inestimable de souffler un peu pour oublier toutes les horreurs que j’avais vu lors de cette horrible journée. J’avais l’impression qu’elle ferait partie de ces moments qu’on ne pouvait oublier dans une vie, même des années plus tard. Il ne restait que les meilleurs et les pires souvenirs dans nos mémoires. Je branchais ma console à mon propre corps en y plaçant les différentes électrodes et partie rejoindre un univers virtuel où toute violence n’était qu’éphémère. Où tout se rétablissait en faisant le simple signe « stop » qui consistait à lever deux doigts vers le ciel.
-Salut A9a53-xo ! Ca faisait longtemps qu’on ne t’avait pas vu dans les parages, lui balança Tiago avec ironie.
En vérité, je ne passais jamais plus de vingt quatre heures loin de ce monde qui n’appartenait qu’à nous.
-La ferme killerduty ! Je pourrais te retourner la réflexion : tu es toujours là lorsque je me connecte !
Dès que je plaçais correctement mes lentilles de connexions sur mes yeux, le paysage apparut. Autour de nous, il y avait un village délabré, presque complètement détruit par les guerres qui avaient déjà eu lieu précédemment entre les différents clans du jeu. Je pris grand soin de choisir mon arme, plus que ma tenue. J’optais, en effet, pour un personnage masculin, comme la plupart du temps. Je m’y sentais plus à l’aise, davantage moi-même, un peu comme si la nature s’était trompée en choisissant mon genre féminin lors de ma conception. Un jour, peut être que plus rien ne serait difficile et que j’opterais pour un changement de sexe définitif, même dans la réalité. Mais le projet était loin d’être ma préoccupation première actuellement.
Je choisis le personnage le plus baraqué parmi ceux proposés. J’y installais derrière mon dos deux grandes lames en X et acheta une arme à feu qui me permettait de faire jaillir de l’acide sur mes adversaires. Cette dernière représentait mon arme préférée. Bien que cruelle, j’aimais voir la vie d’autrui s’enfuir peu à peu de leurs yeux tandis qu’ils savaient ce qu’il adviendrait d’eux quelques instants plus tard. Il y avait quelque chose qui se passait tandis qu’on savait que notre dernière heure arrivait.
La scène à laquelle j’avais assisté tout à l’heure dans l’amphithéâtre n’était finalement pas si différente des parties de jeux de guerre auxquelles je jouais pour me détendre. Je pouvais comprendre la cruauté lorsqu’elle n’était pas réelle car j’avais moi-même besoin de me défouler pour ne pas faire du mal aux personnes m’entourant. Pourtant la réalité me rendait malade. Mon pauvre cœur endurcit pleurait de chaudes larmes tandis que je revoyais encore l’image de Valentin, inerte.
-Bon, tu fais quoi là ? demanda Tiago tandis que je n’avais pas encore bougé d’une semelle depuis tout à l’heure. On va finir par se faire repérer.
A cet appel, je commençai à me mettre à courir dans le désert de sable. J’imaginais presque mes pieds s’enfoncer dans le sol granuleux et la chaleur d’un soleil brûlant sans artifice. Je me retrouvais complètement ensevelie dans ce monde virtuel dans lequel j’oubliais peu à peu celui dans lequel j’avais grandi. Devant moi, j’aperçus une foule d’autres hommes qui courraient en poussant d’affreux cris de guerre dignes d’animaux. Leurs enjambées rapides ne me firent pas peur. Ni une ni deux, je levai mon arme et les visa un à un sans aucun scrupule. Ils furent tous décimés jusqu’aux derniers avant qu’ils n’aient pu dire « ouf ».
-Ha ha ha ha ! s’exclama Tiago. J’adore ton arme. Regarde comment son visage s’évapore pour ne devenir qu’une chair sanguinolente ! Dès que j’ai assez de pièces, je m’achète la même !
-Ce ne sera jamais le cas, lui répondis-je sagement car je le connaissais vraiment bien. Tu dépenses tout dès qu’il y a une nouvelle mise à jour dans la boutique.
-Oui mais regarde-moi ! Au moins, je suis beau dans cette tenue ! dit-il en tournant sur lui -même. C’est de leur faute s’ils me tentent avec d’aussi belles choses capables de me mettre en valeur.
Je me moquai gentiment :
-Je serais ravie de voir à quoi tu ressembles en vrai. Et aussi la tête qu’a ton dressing !
-Tu tomberais immédiatement amoureuse de moi !
-Tu sais très bien que ça n’est pas possible.
Un long silence s’installa après ça. Ce n’était pas la première fois que Tiago faisait ouvertement des avances. Mais je ne pouvais me résoudre à lui faire croire en des sentiments que je n’éprouvais pas sous prétexte que la distance qui nous séparait était si grande que j’étais sûre de ne jamais le voir en chair et en os. J’essayais d’être le plus honnête possible avec moi-même, et même si ça n’était pas facile, j’essayais aussi de l’être avec autrui. Même si ça les amenait à me détester par la suite. Je ne voulais pas dire à Tiago ce qu’il voulait entendre alors que le soir-même, lorsque je me coucherais, je me toucherais ardemment le sexe en pensant à une autre tierce personne.
-Tu m’aimes plutôt bien pourtant, remarqua le jeune homme. Que je sois une fille ou un garçon, qu’est-ce que ça change si l’amour est présent ?
Je remarquais combien il était innocent, presque comme un enfant. Tout semblait si simple alors que ça ne l’avait jamais été pour moi. Pas faute d’avoir essayé. Je m’étais déjà laissé prendre par Nicolas dans les toilettes de la bibliothèque. Le fait demeurait que j’avais détesté ça.
-Je ne suis pas ici pour que tu me prennes la tête. Si c’est ainsi, je préfère partir.
Tiago me retînt :
-Non, non. Reste ! Excuse-moi. Tu as passé une mauvaise journée ?
-Affreuse. Tu n’imagines même pas.
Et je commençais à lui narrer mes aventures, assis comme dans une bulle sur ces cadavres en voie de désintégration comme banc.
-Ca ne m’étonne même pas, remarqua mon ami. T’as pas entendu hier à la télé ? Ils refusent dorénavant les rassemblements religieux. Ils font en sorte de supprimer les religions pour ne croire qu’en eux et leurs stupides valeurs.
-Je ne comprends pas. Pourquoi toute cette haine ? Ca change quoi que les gens croient ou non en Dieu ?
-C’est très simple. Qui te dit que le but de la vie, c’est de procréer ? Qui te dit que la contraception est un péché ? C’est Dieu et les hommes de Dieu ! Et nous sommes dans une période ardue où les ressources s’épuisent de plus en plus rapidement. Un jour viendra dans un futur proche où nous n’en aurons plus assez. Il faut donc qu’il y ait moins de monde sur Terre.
-Mais enfin Tiago ! Les femmes ne servent pas qu’à procréer ! nous défendis-je. Le but de la vie, c’est d’être heureux. Et ça n’est sûrement pas de se lever cinq fois par nuits, laver des culs ni nettoyer la morve des gamins qui rend heureux ! En tout cas, ceux qui pensent le contraire sont des gens stupides.
-Toi tu penses ainsi. Mais balade-toi dans une église lors d’un prêche ou assiste à un mariage juif ultra-orthodoxe. Tu verras qu’ils n’auront pas le même discours que toi. Avoir un bébé, c’est une bénédiction. Peu importe si tu as de quoi le faire vivre ou non.
-D’où tu connais tout ça, toi ?
-Ma famille est très catholique. Je vais à la messe tous les dimanches. Je ne sais pas si je crois vraiment en Dieu mais ça m’aide à mettre une limite entre ce que je juge bien ou mal. Ca m’aide à être quelqu’un de bien.
-C’est une facette que je ne connaissais pas chez toi, remarquai-je
-Tu ne m’as jamais posé la question non plus, me répondit-il. De toute manière, quoiqu’il en soit, je peux t’affirmer que nous sommes de plus en plus persécutés et je me demande si ça ne va pas aboutir à de nouveaux massacres de masse.
Je revis défiler dans mon esprit les images de films que j’avais vu sur la troisième guerre mondiale qui s’était déroulée en 2068. Il y avait eu un ras le bol contre les étrangers si bien que même des gens qui avaient pour faute d’être un peu trop bronzé qu’un français de pure souche s’étaient vu lâchement assassinés par d’autres à qui on avait complètement retourné le cerveau. Ils n’avaient rien retenu des leçons du passé. Et si ça n’était toujours pas le cas ? Se pouvait-il de voir de nouveau le mal et la haine régner dans ce pays ?
-Je ne crois pas que ce soit possible, finis-je par conclure. Ma mère travaille à l’assemblée, elle aurait vu quelque chose. Elle ne laisserait pas ça se reproduire.
-Ne me crois pas si tu le souhaites mais tu verras à l’avenir que ce qui se prépare n’est pas forcément quelque chose de positif pour nous.
Le soir même, en me couchant, je songeais de nouveau à cet échange très particulier. Finalement, moi qui pensais oublier tous mes problèmes en assassinant des êtres non faits de chair, je m’étais vue préoccuper davantage par des soucis que je ne pouvais surpasser ni même résoudre mais dont je serais victime malgré tout. Je me retournais dans mon lit depuis plus de deux heures quand je me décidai de me relever.
La maison était plongée dans l’obscurité. Je n’avais même pas croisée ma mère de la journée. Cette relation si distante entre nous m’attristait beaucoup même si j’étais bien trop fière pour l’avouer de vive voix. Les robots qui s’occupaient du ménage formaient une ligne contre le mur du salon, attendant les prochaines directives comme de bons petits soldats. Les yeux perdus dans le vide, ils étaient éteints pour une durée indéterminée.
-Lumière, ordonnai-je
Aussitôt la pièce fut baignée par une douce lumière qui faisait penser aux halos lumineux des premières lueurs du jour Même si je n’étais jamais vraiment seule, j’avais toujours eu l’impression qu’autre chose de plus grand et d’incontrôlable pouvait se tapir dans les recoins que cachait l’obscurité. Du haut de ma vingtaine d’années, j’avais encore peur du noir comme une enfant.
Je m’installais à table après m’être servie un grand verre de soda. Même si ça ne m’aiderait pas pour autant à trouver le sommeil, sentir les bulles pétillantes sur ma langue me consola un petit peu. Comme à mon habitude, je fouinais dans le tiroir qui se trouvait sous le four. C’était là que ma mère rangeait ses effets personnels, ses journaux intimes, et ses papiers importants sur lesquels je n’étais pas censée tomber.
Dès le plus jeune âge de mon adolescence, j’avais commencé à connaître ma mère par ce biais. Cette dernière ne laissait rien paraitre de sa vie, ni de sa personnalité, pas même à moi alors que j’étais sa fille. Nous étions deux inconnues et nous ne nous connaissions pas du tout bien que nous vivions sous le même toit. J’avais appris à la connaitre en lisant les pages de son journal intime le long de mes nuits d’insomnies. Elle était davantage un personnage romanesque qu’une maman à mes yeux.
Cette nuit-là, je fis tomber de son journal une lettre dactylographiée. La curiosité l’emporta : je la lus immédiatement.
Madame Decrespin,
Par lettre en date du 6 novembre 2120, nous vous avons adressé une convocation à un entretien préalable en vue d’examiner la mesure de licenciement que nous envisagions à votre égard.
Au cours de cet entretien, nous vous avons exposé les motifs de cet éventuel licenciement et nous avons bien pris note de vos observations mais elles ne se sont toutefois pas révélées suffisantes.
Ainsi, nous entendons par la présente lettre vous notifier votre licenciement. Nous vous rappelons les raisons qui nous conduisent à appliquer cette mesure : votre baptême prouvant votre appartenance à une communauté religieuse ; vos croyances qui sont bannies de notre pays depuis la loi du 20 novembre 2120 ; vos mœurs décalées qui ne sont plus en cohésion avec notre organisme et notre pays …. »
-Tu ne dors pas ? demanda sa mère qui venait de descendre les escaliers.
Je sursautais en sortant le nez de ses papiers. Au lieu d’être gênée d’être prise en flagrant délit, j’éprouvais une sorte de colère face à l’injustice qui se déroulait de nouveau. Les larmes coulaient malgré moi le long de mes joues empourprées. Ma mère avait les cheveux en bataille et un verre de vin entre ses doigts. Cette nouvelle habitude s’était installée depuis peu.
-Tu es virée juste parce que tu es baptisée ? demandai-je la gorge serrée bien que je connaissais la réponse.
Je ne pris même pas la peine de cacher mes méfaits et ma curiosité.
-Je te promets que tout finira par s’arranger, lui dit sa mère.
Promesse qu’elle fit en croisant les doigts derrière son dos. Rien n’était moins sûr.
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