(1-1) Amour chimérique

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 Dans un silence solennel, alors que le geste lui était interdit, Rahyel frôla les doigts d'Ismara. Plus grave encore, il les aperçut. Il manqua de pester. Le protocole stipulait qu'il ne pouvait la voir avant l'échange des vœux et il venait de l'enfreindre de la plus bête des manières... Il aurait dû la laisser tremper l'index et le majeur dans la coupole d'eau sacrée en premier plutôt que de se précipiter. Quel imbécile ! Chaque détail comptait, l'erreur était indigne d'un Prince.


 Furieux contre lui-même, il s'obstina à garder la tête baissée. Même si l'assemblée ne se composait que de trois personnes, lui inclut, il se jura que plus aucune imperfection n'entacherait cette journée qui se voulait parfaite, pas même la brève vision de cette peau caramel qui contrastait avec la blancheur de la sienne.


 Reprendre son calme, respirer, rester de marbre. La Princesse de Jawiad, elle, n'avait manifesté aucune gêne. Il l'avait senti à son contact. Sans doute se souciait-elle peu des règles d'Amaraï. Il devrait s'en offenser, mais il s'en inquiétait. Elle était entrée dans le temple d'un pas conquérant alors qu'elle n'avait pas plus choisi que lui de se retrouver à genoux devant l'autel sacré. Son assurance le rendait nerveux. Préparait-elle un coup d'éclat ? Difficile à dire. Pour l'instant, elle jouait le jeu. Elle traça en même temps que lui une ligne verticale de ses lèvres au creux du cou, signant ainsi la fin du rituel de purification.


 S'éleva un chant solitaire sous l'immense statue de la Sirène Nanami, Déesse de l'Amour et de la Création. Rahyel se décrispa un peu. Il n'aurait bientôt plus à se méfier de ses propres yeux. Toute cette mascarade s'arrêterait en même temps que les clochettes de l'instrument de musique qui s'harmonisaient avec la douce mélodie de l'eau dans les bassins des carpes koï. Il avait déjà vu sa fiancée, en portrait, et ne pas la rencontrer en chair et os alors qu'elle se tenait à côté de lui le rendait fou. Il voulait savoir avec quelle genre de personne il partagerait le reste de sa vie, parce qu'elle ne semblait pas être la femme brisée dont s'était félicité le Roi.


 Enfin, la Grande Prêtresse se tut.


 Le voile bleu qui ornait le chapeau tressé de la future mariée, et qui empêchait jusque-là le jeune homme de la voir, tomba. Impossible de reculer ou de se détourner. Un regard s'échangea, leur tout premier. Tout s'y joua. Le choc qui la traversa le poussa à rompre le contact. Bon sang, à quoi s'était-elle attendue ? Un homme charmant ? Elle épousait un ennemi. Et lui ? Qu'avait-il espéré ? Il n'inspirait que du dégoût.


 Il était désolé pour elle, sincèrement, mais il aurait préféré subir sa colère que son rejet. Et ce, même s'il n'avait pas participé à cette guerre qui les unissait en ce jour. Elle devait le savoir. À sa grande surprise, lorsqu'il releva la tête, les émotions négatives qu'il avait suscité furent remplacées en un clin d'œil par une curiosité polie. Presque incongrue. Sans doute se préoccupait-elle plus que lui de son rôle et de son intérêt dans tous ces arrangements politiques, cependant, un tel revirement éveillait la méfiance.


 Rahyel ne lâcha plus Ismara du regard. Sous l'épais chignon ébène, la rondeur de son visage lui octroyait une candeur trompeuse. Ses yeux vert félin s'attelaient à cerner les intentions de leurs homologues azurés. Ceux-ci étaient complètement exposés. Les mèches rebelles, qui les masquaient d'ordinaire, avaient été sagement rangées en arrière pour le mariage et se fondaient dans la cascade d'encre noire qui couvrait sa nuque. Le jeune homme s'accommoda de ce changement. S'il montrait patte blanche, peut-être gagnerait-il sa confiance... Les traits de sa compagne s'adoucirent. Pourquoi, si vite ? Décidément, il ne la comprenait pas. Jouait-elle avec lui ? Il raffermit sa posture.


 Le dos bien droit, comme tout bon soldat, le Prince d'Amaraï et second fils du Roi s'imposa de se montrer à la hauteur des dragons d'or qui éclairaient la nuit obscure de son kimono. Se faisant, il renforçait la différence de taille et de gabarit avec sa partenaire. Un détail qui le dérangea. Il se percevait comme un géant à la musculature monstrueuse face à une petite créature frêle. Elle releva le menton comme pour le défier, toute peur l'avait définitivement quittée. Il crut même déceler une pointe d'amusement, qui le vexa tel un enfant alors qu'il avait passé l'âge. À vingt cinq ans, il valait mieux que cela. Il se réfugia dans son texte appris par cœur pour reprendre bonne figure :


 — Moi, Rahyel, fils de Sylvar, je me présente en ce jour devant toi, Ismara, fille de Suali, et te demande de considérer les sentiments que je m'apprête à mettre à nu. Ils se montreront nobles et sincères, la Bienveillante Nanami y veillera.

 — Je t'écoute, Rahyel, fils de Sylvar.

 — Je souhaite devenir ton époux. Si tu le veux, je te promets de t'honorer, de te chérir et de te protéger jusqu'à ce que l'Impartiale Déesse de la Mort vienne récolter mon âme. Pour l'heure, j'aimerais traverser l'océan de la vie à tes côtés. Acceptes-tu de devenir mienne ?

 — J'accepte de devenir tienne. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


 Ismara tendit son bras gauche, Rahyel s'y reprit à deux fois pour attacher le bracelet en perles de cerisier, symbole de leur engagement. Vraiment, il se serait bien passé de cette cérémonie. Plus encore quand il perçut dans les yeux de sa compagne qu'elle aussi prenait conscience du piège dans lequel elle s'enfermait. Même si elle s'employait à paraître aussi inébranlable dans ses intentions que les glaciers de son kimono, où dansaient des papillons sombres comme la nuit, elle n'en demeurait pas moins la victime d'un destin plus grand qu'elle. La perfection qu'elle affichait et avec laquelle elle énonçait ses vœux ne servait que de protection. Sur ce point, il la comprenait.


 — J'accepte de devenir tien, conclut-il non sans regret. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


 Le pincement au cœur s'intensifia lorsqu'il vit son bracelet de mariage rejoindre le premier qu'il portait déjà. La main de sa nouvelle femme se glissa au creux de la sienne par tradition. Elle la serra par soutien. Un geste qu'il apprécia et qu'il retourna, même si, dès que le large ruban bleu fut enroulé autour de leurs poignets unis et que les clochettes résonnèrent de plus belle, la solitude l'étreignit plus fort encore.


 — Bienveillance, Puissance, Générosité, Impartialité ! scanda la Grande Prêtresse. Ô Déesses, j'en appelle à vous. Rejoignez-nous dans la maison de l'Amour, car ce jour est mémorable ! Venez, admirez ces jeunes gens ! Forts et vaillants, ils portent en eux la fierté de leurs ancêtres. Ô Déesses, je vous en prie, protégez-les ! Que joie et prospérité parsèment leur route afin qu'ils continuent d'honorer leur famille et que le fruit de leur amour grandisse en toute sécurité. Ô Déesses, regardez-les ! En cet instant béni par vos soins, ils scellent leur promesse d'avenir.


 Sur ces dernières paroles, Rahyel se pencha vers Ismara. D'abord avec réticence, puis avec retenue, leurs lèvres s'effleurèrent le temps d'un battement de cil. Un acte fort étrange qui, dès qu'il fut fini, le poussa à se replier sur lui-même. Tout sonnait comme un blasphème. Puisse la Grande Nanami les pardonner. Il se mura dans cette pensée jusqu'à ce qu'il quitte les lieux.


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