(1-1) Amour chimérique

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  Au son des shamisens, les poètes s'armèrent des mots flamboyants du Roi d'Amaraï. Son bon peuple ne verserait plus ni larmes ni sang, parce qu'il le promettait, l'alliance qu'il s'était démené à forger résisterait aux épreuves du temps. Tous ceux présents en ce jour en témoigneraient. Le mariage de son fils avec la Princesse des Nomades apporterait une paix durable. Ils allaient marquer l'Histoire, alors place aux réjouissances !


 Danses et chants suivirent, unifiant le pays de ses confins à sa capitale, Lumhika. Elle s'était drapée d'étoffes azurées jusqu'à ses balcons, parfumée d'un mélange d'épices et de sels marins, et réservait encore bien des trésors aux voyageurs venus en masse. La plupart s'amassaient aux portes du palais, cité dominant la cité, où de l'autre côté les courtisans se pressaient dans la cour de temple de l'Amour. La Déesse Créatrice gardait à l'abri de leur impatience les fiancés, heureux élus d'un destin qui mènerait le monde vers une ère prospère.


 À genoux devant l'autel sacré, Rahyel ne croyait pas en toute ces fables. Elles fermaient un chapitre sanglant pour mieux en ouvrir un autre : des créatures impies les forçaient tous à s'unir sur un même front.


 Dans ces circonstances, les sommes folles qu'avait dépensées son souverain pour ce mensonge le mettait mal à l'aise. Parce qu'en tant que soldat, qui s'était confronté plus d'une fois aux horreurs engendrées par la magie, il savait. Rien ne changerait, sinon la couleur de peau de ceux qui tomberaient au combat. Il n'imaginait pas ces peuples habitués aux chaudes contrées tenir sur les champs de batailles du grand Nord, encore moins ceux qui avaient été écrasés sur leur propre terrain. À peine renforceraient-ils les lignes de défenses. Que de vies gâchées... à commencer par la sienne.


 Sous l'immense statue en pierre de la Bienveillante Nanami, Sirène de l'Amour, le Prince se soumit à contrecœur au rituel de purification. Le clapotis des carpes koï des bassins alentours troublait à peine le silence solennel qui s'était installé, alors que les promis trempaient l'index et le majeur dans une coupole d'eau sacrée. Leurs doigts se frôlèrent, chacun s'obstina à ne pas se tourner vers l'autre. Le protocole stipulait qu'ils ne pouvaient se voir avant l'échange des vœux, quand bien même la Grande Prêtresse aurait été la seule témoin à cette entorse.


 Rahyel s'étonna plutôt qu'Ismara n'ait pas fui plus vite ce premier contact. Il aurait pensé qu'il la révulserait mais, du peu qu'il percevait, elle n'affichait aucune nervosité, aucune hostilité, rien. Que de l'indifférence. Pourtant, elle plus que lui devrait se sentir offensée de participer à cette farce après tout ce qu'Amaraï lui avait enlevé. Son assurance le tendit. Sortirait-elle les griffes dès qu'il baisserait sa garde ? Difficile à dire. Pour l'instant, elle jouait le jeu. Elle traça en même temps que lui une ligne verticale de ses lèvres au creux du cou, signant ainsi la fin du rite.


 La religieuse commença à chanter, en rythme avec les clochettes de son instrument de musique, ce qui décrispa un peu le futur marié. Bientôt, il se lèverait, retirait le chapeau tressé qui la séparait de lui par un voile et affinerait enfin son analyse. Avoir vu sa fiancée en portrait ne lui suffisait plus. Le calme dont elle était parée ne pouvait être celui de la femme brisée dont s'était félicité le Roi.


 La Grande Prêtresse se tut. Le moment de vérité était arrivé, impossible de reculer ou de se détourner. Rahyel déglutit. Son regard effleura celui d'Ismara, qui se teintait d'un léger effroi au fil de sa découverte. Bon sang, à quoi s'était-elle attendue ? Un homme charmant ? Elle épousait un ennemi. Désolé pour elle, il manqua de rompre le contact. La curiosité polie, presque incongrue, qui remplaça le choc premier le retint. Sans doute se préoccupait-elle plus que lui de son rôle et de son intérêt dans tous ces arrangements politiques, cependant, un tel revirement éveillait la méfiance.


 La Princesse de Jawiad lui tendit les mains en signe de bonne foi. Caramel, elles contrastaient avec la blancheur des siennes lorsqu'il accepta de s'en saisir. Il s'ancra plus profondément dans ces yeux vert félin, qui eux aussi s'attelaient à cerner les intentions de leurs homologues aigue-marine. Ces derniers étaient complètement exposés, les mèches rebelles qui les masquaient d'ordinaire se fondaient dans la crinière noire tirée en arrière pour le mariage. Les traits de sa compagne s'adoucirent. Qu'il la laisse lire en lui la rassurait, et elle s'efforça de lui rendre la pareille. Il ne réussit pour autant à la percer à jour. La rondeur de son visage, surmonté d'un épais chignon ébène, lui renvoyait l'image une candeur trompeuse. Il raffermit sa posture.


 Bien droit dans son kimono, sur lequel des dragons d'or éclairaient une nuit obscure, le Prince d'Amaraï bomba le torse. Se faisant, il renforça la différence de taille et de gabarit avec sa partenaire. Un détail qui le dérangea. Il se perçut comme un géant à la musculature monstrueuse face à une petite créature frêle. Elle releva le menton avec un air de défi, toute peur l'avait définitivement quittée. Il crut même déceler une pointe d'amusement, qui le vexa tel un enfant alors qu'il avait passé l'âge. À vingt cinq ans, il valait mieux que cela. Il se réfugia dans son texte appris par cœur pour reprendre bonne figure :


 — Moi, Rahyel, fils de Sylvar, je me présente en ce jour devant toi, Ismara, fille de Suali, et te demande de considérer les sentiments que je m'apprête à mettre à nu. Ils se montreront nobles et sincères, la Bienveillante Nanami y veillera.

 — Je t'écoute, Rahyel, fils de Sylvar.

 — Je souhaite devenir ton époux. Si tu le veux, je te promets de t'honorer, de te chérir et de te protéger jusqu'à ce que l'Impartiale Déesse de la Mort vienne récolter mon âme. Pour l'heure, j'aimerais traverser l'océan de la vie à tes côtés. Acceptes-tu de devenir mienne ?

 — J'accepte de devenir tienne. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


 Ismara tendit son bras gauche, Rahyel s'y reprit à deux fois pour attacher le bracelet bleu, en perles de bois de cerisier, qui symbolisait leur engagement. Vraiment, il se serait bien passé de cette cérémonie. Plus encore quand il perçut de la gravité dans les yeux de sa compagne. Savoir que l'on s'enfermait dans un piège n'équivalait pas à le réaliser. Oh non. Elle s'employait à paraître inébranlable dans ce kimono sur lequel dansaient des papillons dans un ciel sans nuage, voire parfaite dans sa façon d'énoncer ses vœux. Cependant, tout cela ne servait que de protection contre un destin qui les dépassait. Sur ce point, il la comprenait.


 — J'accepte de devenir tien, conclut-il non sans regret. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


 Le pincement au cœur s'intensifia lorsqu'il vit son bracelet de mariage rejoindre le premier qu'il portait déjà. La main de sa nouvelle femme se glissa au creux de la sienne par tradition. Elle la serra par soutien. Un geste qu'il apprécia et qu'il retourna, même si, dès que le large ruban bleu fut enroulé autour de leurs poignets unis et que les clochettes résonnèrent de plus belle, la solitude l'étreignit plus fort encore.


 — Bienveillance, Puissance, Générosité, Impartialité ! scanda la Grande Prêtresse. Ô Déesses, j'en appelle à vous. Rejoignez-nous dans la maison de l'Amour, car ce jour est mémorable ! Venez, admirez ces jeunes gens ! Forts et vaillants, ils portent en eux la fierté de leurs ancêtres. Ô Déesses, je vous en prie, protégez-les ! Que joie et prospérité parsèment leur route afin qu'ils continuent d'honorer leur famille et que le fruit de leur amour grandisse en toute sécurité. Ô Déesses, regardez-les ! En cet instant béni par vos soins, ils scellent leur promesse d'avenir.


 Sur ces dernières paroles, Rahyel se pencha vers Ismara. D'abord avec réticence, puis avec retenue, leurs lèvres s'effleurèrent le temps d'un battement de cil. Un acte fort étrange qui, dès qu'il fut fini, le poussa à se replier sur lui-même. Tout sonnait comme un blasphème. Puisse la Grande Nanami les pardonner. Il se mura dans cette pensée jusqu'à ce qu'il quitte les lieux.


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