(1-3) Amour chimérique
Les parures tombèrent. Rahyel glissa les doigts dans ses cheveux pour les remettre en désordre. Là, il se reconnaissait. Désormais vêtu d'un simple pantalon et un haut entrouvert, il n'en demeura pas moins nerveux. La perspective de cette première nuit le poussait presque à regretter la foule. Une inspiration, et il quitta le miroir pour la table basse. Il y attendit que les ombres dansant derrière un paravent se muèrent en un corps de chair.
Ismara garda les bras croisés sur sa poitrine. Ses cheveux détachés dépassaient à peine sa tunique en soie rose qui la couvrait jusqu'à mi-cuisse. Ses jambes nues collées l'une contre l'autre, elle faisait peine à voir. Le Prince l'invita à prendre place face à lui. Mieux cachée à sa vue lorsqu'elle s'assit sur les coussins, elle se ragaillardit et empoigna la bouteille de saké à leur disposition.
— Je n'aime pas l'alcool, l'informa-t-il de but en blanc.
Elle le servait comme une bonne épouse et il préférait passer pour un goujat que de la remercier. Il ne s'expliquait pas pourquoi. Sa frustration avait parlé pour lui, sûrement : il avait jusque là réussi à esquiver tous les entrechocs des verres qu'on lui avait proposé, même ceux initiés par son frère aîné. Cela relevait d'un bel exploit, à souligner, et le gâcher avait de quoi contrarier.
— J'ai cru le remarquer, répondit-elle sans animosité. Je crains toutefois que ni vous ni moi n'ayons guère le choix cette fois-ci encore. Courage.
Hélas, elle disait vrai. Selon la tradition, cette liqueur à base de fleurs de cerisier devait leur apporter la fertilité. Rahyel ne se voyaient pas s'y opposer, alors il se résigna.
— Cela est fort, la prévint-il une fois le verre en main.
— Je suis prête ! assura-t-elle. À cette ère nouvelle. Puisse-t-elle nous apporter la paix promise.
— Puisse-t-elle nous apporter la paix promise, répéta-t-il sans conviction avant de trinquer.
Rahyel but la liqueur cul sec et grimaça sous la brûlante morsure. Ismara l'imita, puis toussa violemment. Elle n'était pas prête ! Elle se rua sur une cruche d'eau et s'en servit une grande rasade qu'elle engloutit d'un trait. Il ne commenta pas la scène, mais ne se priva pas de laisser transparaître son amusement.
— Ne vous moquez pas ! feignit-elle de s'offusquer entre deux gorgées.
— Première fois ? demanda-t-il pour s'empêcher de rire.
Ses lèvres continuèrent toutefois à s'étirer. La jeune femme s'en aperçut. Sans perdre de sa bonne humeur, elle commença à lister toutes les occasions manquées de goûter de l'alcool. Elle parlait l'amarin – la langue d'Amaraï – sans aucun accent. Rahyel s'en rendit compte à ce moment-là, elle n'avait pas lésiné sur les efforts pour s'intégrer à sa nouvelle patrie. Pendant qu'il l'écoutait, il versa de l'eau dans deux tasses en cristal. Ils avaient bien mérité ce petit réconfort.
— Qu'est-ce ? s'interrompit-elle en le voyant piocher dans un bol rempli de grosses billes végétales.
— Des fleurs de thé. Vous allez voir...
Ploc, la boule s'ouvrit, s'épaissit et se développa, jusqu'à ce que sur cette base se dressent deux tiges couvertes de petites étoiles blanches. Du jasmin.
— Divin... susurra-t-elle émerveillée.
— N'exagérons rien... modéra-t-il le propos bien qu'il était satisfait de son effet. Mais allez-y, essayez. Il en existe plusieurs variétés.
— Ah ? se réjouit-elle. Je croise les doigts pour que je ne tombe pas sur la même que vous, Votre Altesse !
Elle agissait avec un tel naturel qu'elle le troublait. Ou le questionnait. Le fascinait ? Il ne se pensait sensible à son charme, mais il devait admettre qu'il préférait cette personne à celle qu'il avait rencontré devant l'autel. Elle lui jeta un coup d'œil, puis s'excusa d'un sourire de s'emballer alors qu'il ne lui en voulait nullement. Il la vit ensuite s'impatienter quant à la métamorphose de la boule de thé. Elle demanda en la fixant :
— Puis-je espérer demain une journée aussi agréable que ce soir ?
— Euh... En partie, oui. Je suppose...
Contrairement à eux, les invités festoyaient et le continueraient jusqu'au petit matin. Personne ne viendrait les déranger avant le milieu de l'après-midi.
— Nous pourrons donc dormir tard, releva-t-elle avec plaisir alors que sa tasse s'ambrait.
— Certes...
Toutefois, pendant ce moment de tranquillité, la Princesse visiteraient la propriété et s'installerait dans ses nouveaux appartements. Ensuite, avec de la chance, tous deux profiteraient d'un peu de temps libre avant de se préparer pour un repas de fête plus intimiste avec le Roi et son entourage proche. S'ensuivraient enfin deux jours de repos bien mérités, avant de clôturer pour de bon les célébrations du mariage avec un défilé en ville. Beaucoup des sujets de Sa Majesté désiraient apercevoir les jeunes mariés, surtout avec tout le tapage qu'avait engendré cette union.
— Oh, elle se révèle, indiqua Ismara avec moins d'entrain que prévu.
Se formait devant elle une couronne de soucis surmontée d'une sombre amarante rouge. L'air se chargea soudain de peur et de colère refoulées. Avant d'accéder à la douceur des jours prochains, il fallait en passer par la nuit de noces. Les tasses furent vidées en silence et, même après, les deux jeunes gens n'échangèrent pas un mot. Ismara garda la tête baissée et Rahyel la main pressant le cristal. Il voulait se débarrasser de cette étape au plus vite, sans pour autant imposer son désir. Devenir ce genre d'homme le dégoûtait plus encore que son inaction.
— Vais-je avoir mal ? chuchota-t-elle du bout des lèvres. Ma dame d'honneur m'a montré des images.
— Nous ne sommes pas obligés de...
— Si, le mariage doit être consommé ce soir.
Elle avait raison. Tout retarder ne leur apporterait rien sinon plus de pression. L'entendre exprimer le même point de vue que lui sur la question le rassura, sans pour autant le convaincre de bouger. Partager sa couche avec une inconnue ne l'excitait guère. Le fond du récipient l'intéressait plus.
Ismara se redressa d'un bond. Rahyel pensa la voir gravir avec panache les deux marches qui les séparaient de l'espace à coucher, elle ne bougea pas d'un pouce. Son élan de courage appartenait déjà au passé, l'appréhension ravagea son regard. Elle manqua de se rasseoir, jusqu'à ce qu'elle se mette en tête d'éteindre les bougies pour sauver la face.
Dans la lumière mourante, le Prince rassembla les derniers morceaux de sa volonté. Se lever lui coûta, tellement. Il persévéra néanmoins, jusqu'à gagner le bout du lit. Il ne faillirait pas à son devoir. Sa femme ne pouvait décemment pas souffler toutes les flammes. À court d'option, elle resta statufiée dans la semi-pénombre pendant qu'il s'évertuait à calmer son cœur. Quand le matelas s'affaissa à côté lui, le silence régna à nouveau en maître.
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