(2-1) Indésirables
« Il est encore temps de fuir, Rahyel ! »
Le jeune homme se réveilla brusquement. Le froid le tétanisait, tout entier, jusque dans ses muscles, jusque dans sa cage thoracique, où son souffle, devenu anarchique, lui lacérait la poitrine à chaque inspiration, à chaque expiration, il le sentait, et il avait l'impression tenace de... il avait l'impression de... de...
Au bord de l'asphyxie au milieu de son propre lit, il jeta un œil nerveux à la place à ses côtés. Elle était vide. La panique se saisit de lui plus brutalement encore. Il retourna les derniers événements dans sa tête, les saccagea, chercha désespérément à comprendre le pourquoi du comment, avant que l'évidence ne le frappe.
Ah oui, elle était partie après le thé...
Face à cette révélation, il se sentit aussi stupide que soulagé. Ismara ne le verrait pas dans cet état. Cela ne devait jamais arriver. Il se força à relâcher sa respiration. Une première fois, puis une deuxième... Il passa instinctivement les mains sur son visage, avant de les laisser glisser vers ses cheveux trempés de sueur, dans une tentative de ralentir les battements de son cœur.
Et les prémices d'une migraine se manifestaient déjà aux portes de son esprit... Misère.
Il s'obligea à se concentrer uniquement sur le moment présent, à se visualiser sur un îlot de paix au sein d'un océan de tourments... À force d'inspirations, une vague de sérénité commença à le gagner. Rahyel se tourna alors par habitude vers une fenêtre. Il distingua les premiers rayons auroraux à travers les volets fermés et s'en réjouit. Il avait réussi à dormir une bonne partie de la nuit. Bien. Cela lui donnerait le temps d'aller se défouler au dojo et de remettre de l'ordre dans ses idées. Il en ressentait le besoin viscéral, plus encore quand il posa les yeux sur un coin particulier de la chambre menaçait.
Derrière les paravents, pourtant discret, se dissimulaient des richesses dont il se serait bien passé : les affaires de la Princesse Ismara. Pour son confort, puisqu'elle bénéficiait d'appartements privés, le strict nécessaire avait été installé, à peine quelques affaires. Mais rien à faire, cette vision le dérangeait. Elle impliquait de nouvelles responsabilités, alors qu'il croulait déjà sous tant d'autres, et qu'ils revivraient le supplice de leur première nuit, encore et encore, jusqu'à la fin de leurs vies.
Respirer. Encore. Dès que l'impression d'étouffer se desserra, Rahyel s'extirpa des draps et ordonna qu'on lui apporte une bassine. Il voulait se débarrasser de toutes les impressions de la nuit qui lui collaient à la peau, même s'il se laverait après sa séance d'entraînement. Le contact avec l'eau froide lui fit un bien fou. Une fois propre, il hésita sur la tenue avant d'opter pour son uniforme. Il ne pensait pas être dérangé de si bonne heure, mais si Ismara s'était levée plus tôt qu'elle avait espéré, il serait présentable.
Il enfila un haut blanc à longues et larges manches puis, par-dessus, une tunique ajustée. Bleu saphir, en l'honneur de la Grande Nanami ajusté, elle s'accompagnait d'une ceinture dorée. Ce duo de couleurs n'était porté que par les princes, afin qu'ils se distinguent des autres militaires. Un pantalon noir complétait l'ensemble. Quant au hautes bottes de cuir, il les enfilerait une fois hors de la chambre. Un dernier coup de brosse rapide dans sa crinière d'ébène et son image dans le miroir le satisfit. Il reporta son attention sur le sabre suspendu au mur.
Semblable à un katana, l'akehime – ou Princesse écarlate – s'en distinguait par sa seule composition : elle avait été forgée comme tant d'autres dans les restes d'un démon. Réputée tant pour son indestructibilité que sa somptuosité, elle attendait sagement son heure dans son fourreau. Le vernis de celui-ci, couleur carbone, égalait la brillance des fines dorures qui gravaient à la verticale un nom : l'Assoiffée.
Sans plus de cérémonie, son maître l'empoigna, l'attacha à sa taille et quitta les lieux sans plus tarder. Avant le dojo, il fit un détour par le petit salon privé pour un bref petit-déjeuner. Il hésita cependant à franchir les portes dès qu'il perçut les notes mélancoliques d'un koto. Pourquoi était-elle là ? Il se décida à entrer afin de le découvrir. La musicienne s'interrompit à contrecœur, le temps d'une révérence aussi parfaite que son apparence. Elle avait coiffé ses cheveux d'or en un chignon traditionnel, assorti d'une frange droite et de deux mèches qui encadraient son long visage de porcelaine. Le jeune homme frissonna dès que ces yeux bleus empreints d'une beauté froide se posèrent sur lui. L'effet n'insuffla aucune réaction aux lèvres rosées qui récitèrent comme chaque jour :
— Bonjour, Votre Altesse. Avez-vous bien dormi ?
Rahyel la salua en retour d'un hochement de tête, peiné et embarrassé de voir sa première épouse là, dans cet état, de si bon matin de surcroît. Il ignora la question et demanda :
— Ne deviez-vous pas rester chez vos parents jusqu'au défilé ?
— Je suis ici chez moi, rétorqua la Princesse Céleste sans émotion apparente.
Elle lissa les plis de son kimono aux couleurs d'un cerisier, rehaussées par le blanc d'une montagne et le turquoise d'une rivière foisonnante de vie, puis se rassit sur les coussins avec une redoutable élégance. Ses doigts se remirent à parcourir les cordes du long instrument en bois. Les cris d'agonie s'y succédèrent. Le jeune homme préféra se taire.
À la place, il coulissa l'une des portes qui donnaient sur le jardin intérieur. Une brise exceptionnellement douce en ce début de printemps lui caressa le visage. La somptueuse fontaine aux sirènes, qui reflétait la grâce orangée des cieux, ne lui apporta aucun réconfort. Alors il s'en détourna et abandonna ses bottes au pied d'une marche qui surélevait une partie de la pièce. Sur les tatamis trônait une table basse garnie d'un bouquet de fleurs, de victuailles et du meilleur lot de consolation : une théière. Enfin un peu de bonheur. Sa boisson servie, il en huma le parfum, souffla légèrement dessus et se risqua à goûter. Il grimaça aussi sec : trop chaud ! Il recommença la manœuvre, sans plus de succès. Obligé de patienter, il osa s'adresser à nouveau à Céleste :
— Comment comptez-vous occuper votre journée ?
Il la voyait mal se joindre à lui pour faire visiter la demeure à Ismara.
— À prier. Le temple est libre désormais, répondit-elle sur le ton de l'évidence.
Bien conscient qu'il n'obtiendrait pas un mot de plus de sa compagne, il préféra avaler d'un trait son thé encore brûlant que de pousser plus avant ses interrogations. Sa langue ne l'en remercia pas. Son ego non plus.
Ismara porterait ses enfants, que cela leur plaise ou non. Le ventre de Céleste n'avait réussi à retenir la vie au cours de ces huit dernières années de mariage, le Roi s'était servi du prétexte des négociations pour remédier à ce problème. Il ne pouvait se permettre que l'un de ses deux seuls héritiers ne perpétuent pas leur lignée. Ce qui impliquait de traiter son fils comme un vulgaire étalon que l'on accouplait à la première pouliche prometteuse...
Rahyel réprima sa douleur en mordant une boulette de riz.
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