(2-2) Indésirables
Au seul son d'une mélodie déchirante, il poursuivit son petit-déjeuner. Le manque d'interaction conduisit son esprit vers un autre terrain, plus agréable, celui du dojo. La cérémonie l'avait accaparé tout entier ces dernières semaines, il voulait à tout prix se rattraper. Cependant, son absence avait indubitablement causé du retard dans sa gestion des affaires courantes de la capitale. Il le savait. Se résolut à en faire sa priorité. Combattit encore quelques furieuses envies de n'obéir qu'à ses pulsions...
— Quelque chose vous a-t-il contrarié, Votre Altesse ? lança soudain sa première femme sur le ton doucereux d'une conversation anodine.
Elle garda les yeux baissés sur son instrument. Néanmoins, il savait que derrière le masque d'indifférence qu'elle aimait afficher, elle scrutait la moindre de ses réactions pour y dénicher une faille. Rahyel se retint de soupirer. Il voyait très bien où elle voulait en venir et aucune envie de discuter ne l'animait. Pas maintenant. Pas sur ce sujet, et pas avec elle. Surtout pas avec elle. Avec personne, en fait. Alors il se contenta de répondre :
— Non, rien.
Chance ou malchance, il ne subit pas d'autres questions. Des bruits de griffes les interrompirent. Trop vives à son goût, elles claquèrent sur le plancher extérieur. Elles n'auguraient rien de bon et anéantirent ses derniers bastions de rêveries. Il n'irait sans doute pas au dojo ce matin... La déception inéluctable, il se retourna tout de même vers la porte et découvrit son assistant, haletant. Ce dernier reprit son souffle, puis s'exclama :
— Votre Altesse ! Il faut absolument que...
— Bonjour à toi aussi, Elyas.
— Ah ! Pardonnez-moi !
Le goupil s'empressa de s'incliner devant le Prince et son épouse.
D'un roux automnal, la fourrure du nouvel arrivant se ponctuait de noir à chaque extrémité, de la pointe des oreilles au bout de la queue, en passant par le museau et les pattes. Une touche de blancheur hivernale contrastait l'ensemble. Elle s'appropriait en partie les joues, descendait le long de la gorge et poursuivait son avancée jusque sous la tunique couleur charbon. Sertie d'un sabre court, la ceinture rouge des officiers attestait du grade de sous-lieutenant de son porteur, dont l'allure enfantine due à son jeune âge pouvait surprendre. Enfin, ni bottes ni pantalon ne complétaient l'ensemble, comme tous les membres de son espèce. De tels accessoires les gênaient pour courir ou se tenir correctement debout.
Depuis l'époque de la Création, où la Bienveillante Nanami avait donné vie à une foule de créatures à partir de ses écailles, les cycles de réincarnation avaient fini par façonner en partie le monde actuel. Il en était ressortit deux espèces dotées de la parole et de l'intelligence : les Humains et les Goupils. En Amaraï, la cohabitation se passait relativement bien, les siècles aidant. La société toute entière s'était bâtie sur cette collaboration. L'on parlait même souvent du Peuple Uni – dont dérivait le terme peupléen – pour désigner humains et goupils sans distinction d'espèce. Chacun veillait les uns sur les autres, en frères unis face à l'adversité.
Cette union était d'ailleurs particulièrement bénéfique pour l'armée. Les goupils qui choisissaient de s'enrôler devenaient souvent de très bons éléments, des combattants hors pair qui ne faillaient pas à leur réputation. Agiles et rapides, ils accomplissaient des prouesses au corps à corps. Ils en devenaient presque insaisissables grâce à leur petite taille.
Debout côte à côte, Elyas arrivait à hauteur de hanches de son supérieur hiérarchique. Ce qui ne se voyait pas en cet instant, puisque ce dernier n'éprouvait aucune envie de se lever.
— Que t'arrive-t-il ? demanda Rahyel, toujours aussi las.
La journée débutait à peine et il pressentait déjà que les ennuis s'accumuleraient.
— Des sorcières, s'exprima enfin Elyas. Des sorcières auraient été repérées en ville !
Le Prince accusa le coup. Il n'aimait décidément pas la tournure des événements. Le choc passé, il s'interrogea sur le ton employé par son assistant. Des fausses alertes leur parvenaient régulièrement, à cause d'imbéciles qui s'amusaient à accuser des femmes à tort pour espérer toucher une récompense. Alors pourquoi paniquer cette fois-ci ? Quel élément changeait la donne ? Il exigea plus de détails.
— Je n'en sais pas plus. Apparemment, on soupçonnerait une herboriste de les abriter.
— Et ?
À première vue, rien ne sortait de l'ordinaire. Alors encore une fois, pourquoi une telle agitation ?
L'air grave, le goupil déclara :
— L'un des peupléens du Général Hastern est déjà parti enquêter sur place.
Le Prince se raidit. Cette annonce ne lui plaisait guère. Le Général... ! Par les Déesses, comment avait-il eu accès à cette information avant lui ? Le Roi lui avait récemment confié les affaires supposées en lien avec la magie au sein de la capitale et de ses alentours. Alors de quel droit ? De quel droit Hastern osait-il encore interférer dans sa mission... ? Non. Cela attendrait. Il devait d'abord s'assurer de la véracité de ces propos. Des rumeurs, il ne pouvait s'agir que de fausses rumeurs. Il s'accrocha à cette idée pour calmer ses nerfs.
Le haut-gradé n'aurait cependant pas envoyé quelqu'un si la menace n'était pas fondée... Bon sang !
— Je vais m'y rendre également, décréta-t-il en se levant de table. Je veux savoir ce qu'il en est et voir comment les soldats se comportent sur place.
— Que... Quoi ? Ne préférez-vous pas envoyer quelqu'un pour vous représenter ?
— Non. Prépare les chevaux.
— Mais enfin... tenta de protester le goupil. Je ne crois pas que ce soit très raisonnable, vous devriez plutôt parler au Général en attendant un rapport du...
Rahyel le fit taire d'un geste de la main. Sa décision était prise. Les milices de la capitale manquaient encore d'expérience pour identifier certaines pratiques de la sorcellerie. Vérifier par lui-même lui apporterait un gain de temps considérable. Et une tranquillité d'esprit...
— Sa Majesté risque de ne pas apprécier votre témérité.
Touché. Céleste l'avait arrêté net dans son élan. La veille, le monarque avait bien rappelé aux nouveaux mariés ce qu'il attendait d'eux : des héritiers. Pourtant, on exigeait aussi de lui des preuves de ses compétences militaires. Un Prince d'Amaraï ne se dérobait pas à son devoir. Il mettait sa vie au service du royaume, au mépris de tout danger. En cela, il ne jouissait pas de privilèges et combattait sur le terrain aux côtés des soldats sous son commandement. Réussir ou mourir ; il n'y avait pas de place pour les faibles dans la lignée royale.
Il ne faillirait pas.
Décidé, Rahyel asséna encore une fois :
— Prépare les chevaux.
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