(3-1) Charmantes créatures
Les marches d'un escalier pourrissant craquèrent sous leur poids. L'une d'elle manqua de se briser sous le pied de Rahyel et lui de jurer. Il poursuivit sa descente. En bas empestait une odeur de poussière et d'humidité. Rien d'alarmant pour l'instant. Il inspecta avec son assistant le cadre de la porte en quête de gravures maléfiques. Toujours rien, un bon signe. La torche d'un éclaireur offrit la seule lumière à la pièce. Elyas ne perdit pas de temps. Il se laissa guider par son flair, marqua une hésitation avant de se diriger à sa droite, vers un fatras encore couvert par les ténèbres. Quelque chose continuait à le perturber...
Soudain, à mi-chemin, il s'arrêta net. Sa tête tourna vers la table du fond. Encombrée, à peine éclairée, elle était couverte d'une nappe miteuse qui touchait le sol et menaçait de tomber à tout instant. Un nouveau reniflement. Le goupil découvrit ses crocs et son poil se hérissa. Il se tenait prêt à bondir.
Derrière lui, les trois hommes se tinrent sur leurs gardes. Une main sur la poignée de son arme, Rahyel ordonna de l'autre au soldat qui venait de descendre après lui d'interdire toute nouvelle arrivée : la cave ne leur permettait pas de se battre à plusieurs, inutile de risquer plus de vies. Les deux éclaireurs suffiraient. Ils avaient déjà dépassé Elyas et s'avançaient vers la table. Un regard entendu et celui de droite souleva brusquement la nappe.
— Sortez de là ! vociféra-t-il.
Ils renforcèrent leur posture défensive. Une erreur suffisait pour rejoindre l'Impartiale.
Une main gracile apparut, paume en l'air en signe de paix. La tension augmenta alors que lentement, très lentement, une jeune femme sortit de sa cachette, le bras toujours en évidence mais pas l'autre. Elle dissimulait quelque chose ! L'homme voulut lui saisir le poignet. Trop tard. Elle lui jeta au visage ce qu'elle tenait. Le soldat hurla, hurla encore tel un dément. Il se frotta les yeux pour s'extraire à ses maux, ce qui empira son cas. Des débris de verre rejoignirent leurs semblables au sol, ainsi que son arme. Le tout dans un vacarme assourdissant.
De son côté, le deuxième éclaireur comptait bien reprendre l'avantage en usant de la longueur de son katana. Il l'attaqua, tout en maintenant une distance de sécurité. Malheureusement, un coup bas interrompit sa manœuvre : une deuxième suspecte lui entailla profondément le genou depuis sa cachette à l'aide d'un poignard. Il grogna, vacilla, mais réussit à s'écarter à temps pour éviter un second assaut.
Bien que fébrile, la première fille profita du chaos pour s'emparer de la seconde lame encore attachée à la taille du soldat touché aux yeux. Elle recula d'un pas, avant de se lancer sur ce dernier, qui était incapable de se défendre. Pourtant, son geste fut interrompu. Elle cria. Frappée de douleur, elle se rendit enfin compte qu'Elyas lui mordait le bras gauche, de toutes ses forces, afin de la tirer vers lui. Dès qu'elle perdit l'équilibre, il lâcha prise puis bondit vers l'autre assaillante. La première ne comprit pas la parade et garda les yeux rivés lui.
Grossière erreur.
— Non ! cria la deuxième fille, qui était à moitié cachée sous la table.
L’Assoiffée transperça de part en part la gorge de son amie et ressortit aussi vite qu'elle était entrée. Sa victime lâcha le sabre dans une tentative désespérée d'arrêter l'hémorragie. Malheureusement pour elle, ses suffocations annonçaient sa fin prochaine. Elle s'écroula, encore parcourue de spasmes. Rahyel ne s'attarda pas sur elle plus que de raison. Il fit glisser hors de portée de la table l'arme volée, avant de pointer sa lame ensanglantée en direction de la seconde suspecte.
— Sois maudit, maugréa cette dernière. Sois maudit...
Les larmes commençaient à lui monter aux yeux sans que sa colère ne s'évapore. Le Prince ne s'apitoya pas sur son sort. Il avait seulement craint pour son assistant, qui avait réagi avant lui. Heureusement, celui-ci semblait gérer la situation ; la deuxième suspecte était traînée hors de sa cachette. Malgré le poignet ensanglanté à cause de la morsure, sa main restait furieusement agrippée au poignard.
— Il y en a une troisième ! les prévint Elyas.
Le goupil recula d'un pas, cette fois prêt à dégainer si la situation l'exigeait. Sa priorité restait de protéger son collègue blessé au genou, qui tenait encore debout – non sans quelques grognements – et continuait d'assurer un soutien non négligeable. La fille au poignard profita de l'attention centrée sur sa complice. Le sous-lieutenant la vit sans pouvoir réagir : il devait rester focalisé sur la dernière. En un clin d'œil, l'attaquante se mit debout. Elle se rua sur le Prince dans un râle enragé, persuadée de pouvoir le toucher. Le jeune homme ne sourcilla pas. Il l'attendit de pied ferme. Elle arrivait sur lui, arme en l'air. Il se décala au dernier moment, fit un croc-en-jambe et la fille s'étala de tout son long. Toujours animée d'une envie pressante d'en découdre, elle en oublia ses douleurs et commença à s'aider de ses bras pour se relever. Une lame noire pointée sur sa gorge la dissuada de poursuivre son action.
— Rendez-vous, lui conseilla Rahyel.
Il n'obtint en réponse qu'un regard mauvais. Elle n'acceptait pas le meurtre de son amie. Pourtant, l'égorgée avait fait son choix et demeurait l'unique responsable de son sort : tenir une arme impliquait de potentiellement perdre la vie. Le Prince assumait son geste. Jamais il n'hésiterait à éliminer toute menace envers ses subordonnés.
L'attitude toujours hostile de la fille agaça le troisième soldat, resté en retrait près de l'escalier. D'un coup de botte dans le dos, il l'écrasa au sol et la maintint dans cette position pour lui cracher :
— Montre un peu plus de respect à Son Altesse, gamine !
Choquée d'apprendre à qui elle tenait tête, elle tourna la tête vers le fils du Roi. Il regarda les traits de son visage passés de la frustration à l'abandon.
— Doucement, soldat, le calma Rahyel.
Il ne tenait pas à tuer une deuxième de ces filles. Elle détenait sûrement de précieuses informations, sans compter que son heure viendrait bien assez tôt tant les suspicions s'accumulaient.
— Relevez-la et attachez-la.
L'homme arracha le poignard de la main de l'interpellée, le jeta hors de portée et exécuta les ordres.
— Votre Altesse ! s'écria Där depuis l'arrière-boutique, inquiète. Tout va-t-il bien pour vous ? Par toutes les Déesses, j'espère que vous n'avez rien !
En haut, la prêtresse et les tuniques noires avaient suivi les échanges sans intervenir, de peur de gêner leur supérieur. Celui-ci se tourna vers la troisième suspecte. En pleurs, elle était sortie de sous la table, non armée, et se faisait maîtriser sans représenter le moindre danger. Au moins cela de régler.
D'un mouvement ample, le Prince débarrassa son akehime du sang qui la souillait avant de la rengainer. Il comptait bien obtenir des confidences sur ce qui se tramait dans cette cave. Une demi-douzaine de sous-officiers supplémentaires le rejoignit pour mettre de l'ordre alors que les soldats blessés furent évacués.
— Assurez-vous qu'ils soient correctement dédommagés, exigea Rahyel en scrutant la scène.
— Évidemment, répondit Där en se postant à côté de lui.
Un ultime acquiescement et les deux jeunes gens se tournèrent vers la gauche, vers les responsables de ce drame. Bien gardées, assises de force et les mains attachées dans le dos de sorte qu'aucun doigt ne se touche, les deux suspectes avaient été bâillonnées. Elles pleuraient en silence le cadavre de leur amie étendu devant elles. Il avait été déplacé pour pouvoir inspecter la table et ses alentours plus facilement.
— Des sorcières, vous croyez ?
Son supérieur demeura silencieux. Il observa d'un œil critique ces adolescentes, toutes vêtues de kimonos en bon état. Leurs ceintures arboraient de rares fantaisies, signe que leurs finances permettaient ce genre de petit luxe. À première vue, elles ne souffraient pas de la faim ni d'un manque de soins. Des filles banales, en somme. Elles ne devaient pas avoir plus de quinze ou seize ans. Celle qu'il avait tuée paraissait à peine plus âgée. Cependant, leur jeunesse n'empêchait pas la pratique de rites interdits. Un fait que tous ici gardaient bien à l'esprit. Entre les mensonges de l'herboriste et le comportement agressif qu'elles avaient montré à leur égard, les doutes s'envolaient les uns après les autres.
— Nous ne tarderons pas à le savoir, finit-il par souffler.
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