(3-3) Charmantes créatures

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 De l'autre côté du pont, Solawari dominait Lumhika du haut de sa falaise et s'apparentait à une petite cité privilégiée capable de s'autogérer. Le bâtiment principal, celui du Roi, se distinguait de ses semblables chapeautés de toitures incurvées par sa seule grandeur. Puisqu'il s'élevait au-dessus des tuiles sombres, la clarté de son bois ainsi que la finesse de ses dorures faisaient d'autant plus ressortir son architecture trop riche. Un fait qui renforçait son symbole de pouvoir ; il détenait en son sein le destin de tout un chacun.


 Une fois les portes titanesques dépassées, Rahyel traversa de vastes jardins puis le quartier des courtisans où il croisa de nombreux groupes d'invités qui allaient se coucher. La voie se dégagea à mesure qu'il s'approchait de son lieu de résidence. Avec son assistant, il soupesa l'option de retarder son entrevue avec le Roi. Il avait besoin de plus de temps pour se calmer et réfléchir à la façon dont il annoncerait la mauvaise nouvelle.


 — Je comprends, répondit Elyas à ses côtés. Moi aussi je n'y crois toujours pas. Je pensais, ou j'espérais, qu'elles n'étaient que des escroqueuses.


 Rien d'étonnant. Tous avaient souhaité le même dénouement. Pourquoi ces filles s'étaient montrées si imprudentes, alors qu'elles savaient pertinemment que le feu les attendaient au bout de leur obscur chemin ? Cela n'avait aucun sens, même pour des débutantes.


 Le jeune homme ressassa en boucle les images des fouilles et de l'attaque, en quête d'un indice qui contredirait cette conclusion. Il n'en repéra aucun. Ou seulement un détail sans lien direct avec les suspectes. Il revit son assistant les tirer hors de leur cachette, sans aucune protection. Le jet de la fiole ne lui avait-il pas suffit comme avertissement ? Quel inconscient ! Il aurait pu subir le même sort que l'autre soldat ! Rahyel ne pouvait pas laisser passer une telle conduite à risque.


 — Au fait, Elyas...

 — Oui, Altesse ?

 — Dois-je vraiment te rappeler la dangerosité des sorcières ? Ce n'est pas parce que nous avons quitté le Nord que tu dois manquer de prudence. Je ne veux plus te voir les affronter au corps-à-corps. Suis-je bien clair ? Tu as un sabre, alors sers-t'en la prochaine fois !


 Le goupil, à peine affecté par la réprimande, resta un temps songeur. Puis il chercha à se justifier :


 — Je ne sais pas. Sur le moment, les mordre m'a paru la parade la plus adaptée pour ne faire aucune victime. J'ai agi à l'instinct. Je n'ai pas vraiment réfléchi.

 — Cela est bien ce que je te reproche...


 Gêné, Elyas sourit de tous ses crocs. Le Prince soupira. Certaines choses ne changeraient jamais... Pour conserver un semblant de sérieux, il lui demanda plutôt d'aller chercher deux des membres de son équipe qui logeaient à la caserne. Leur permission était terminée, il avait besoin d'eux. Quant au troisième, qui s'était occupé des affaires courantes en son absence, il l'avait déjà croisé avant son départ pour Lumhika dans le bureau commun de sa résidence. Ils l'y rejoindraient pour élaborer ensemble un premier plan d'action, avant d'envisager un quelconque entretien avec le Général Hastern ou Sa Majesté.


 Le goupil parti, Rahyel continua en direction du quartier princier. Il espéra profiter du peu de temps dont il disposait avant l'arrivée de ses peupléens pour rendre visite à ses épouses. S'il manquait cette occasion, la surcharge de travail qui lui incombait l'empêcherait de les voir avant le lendemain matin, dans le meilleur des cas. Aussi, bien qu'il fît confiance à Céleste pour respecter les codes de la bienséance, il tenait à s'assurer par lui-même que la Princesse Ismara ne manquait de rien afin de garder l'esprit tranquille sur cet aspect de sa vie.


 Les sabots claquèrent plus vite sur les pavés, autant que les maux dans sa cervelle. À l'horizon, des toits s'élevaient au-dessus du mur d'enceinte. Il passa le poste de garde, chevaucha encore et arriva devant la porte principale. Bon sang, rien à faire ! Ses ressentis en pagaille commençait à souffler sur les braises de la colère, ce qu'en tant qu'époux il refusait que ses femmes remarquent. Il devait affronter ses états d'âme seul.


 Le jeune homme les masqua grossièrement sous son impassibilité, descendit de sa monture et s'apprêta à entrer quand on l'interpella :


 — Mon frère ! Quel plaisir de te voir par ces temps mémorables !


Oh non, pitié, pas lui ! Il ne voulait pas l'entendre !


 Poings serrés, Rahyel fit face à la silhouette svelte et altière qui se détachait du décor. Juché sur une jument blanche, le Prince héritier avançait au trot vers lui. Ses cheveux lisses, d'un noir aussi intense que le plumage d'un corbeau, voletaient sous la caresse du vent. Ils avaient été attachés en une haute demi-queue de cheval, sertie d'un pic décoratif et d'un anneau métallique surplombé d'un hibou, et couvraient le haut de sa tunique saphir qui n’arborait pas les usuelles longues et larges manches. Au contraire, très courtes et étroites, elles laissaient à nu celles plus moulantes d'un fin vêtement ébène. Cette tenue, idéale pour le port de l'armure, ne convenait absolument pas à son aîné : il ne revêtait que rarement ce genre d'attirail, puisqu'il préférait manier les mots au sabre.


 Areth n'était vraiment qu'apparences... Il se permettait en plus de le regarder de haut, alors que s'il descendait de selle, il dépasserait un goupil d'une courte tête, et encore.


 — Je dois avouer que je suis quelque peu intrigué, poursuivit son aîné en ignorant le mépris à son encontre. Je t'aperçois, au loin, le cœur vaillant, te hâter vers ton foyer. Chercherais-tu déjà du réconfort auprès de ta nouvelle épouse ? Notre devoir nous appelle en ces heures sombres de notre Histoire et tu préfères oublier dans les bras d'une femme...


 Rahyel, qui prenait sur lui, se figea à la dernière boutade. Areth avait-il déjà été informé de la présence confirmée des sorcières ? Non... Pourtant, l'hypothèse s'avérait probable : les filles avaient été arrêtées quelques heures plus tôt, Hastern lui avait sûrement envoyé un message entre temps. Quelle malchance... Pourtant, le cadet décelait un sous-entendu qu'il ne parvenait pas à saisir. Il tenta sa chance au milieu du flot de paroles :


 — De quoi parles-tu ?


 Amusé par la question, son frère rebondit aussitôt dessus :


 — Mais enfin... d'amour, Rahyel ! Si tu savais comme je suis heureux de constater que vous vous êtes trouvés ! J'avais peur que tu ne l'acceptes jamais...

 — Areth ! rugit le cadet, excédé par tous ces sarcasmes.


 Le Prince héritier sourit, ravi d'entendre son nom résonner avec une telle hargne. Ne cesserait-il donc jamais de l'irriter ? Le second fils du Roi attendait avec impatience le jour où un autre que lui verrait au travers des illusions créées par cette incarnation de l'hypocrisie.


 Charmeur, Areth savait comment briller en société. Tellement qu'il en obtenait toujours toutes les faveurs, même lorsqu'il se jouait d'elle. Une réalité incontestable. Doté de traits féminins, preuves de son innocente beauté selon les plus naïfs, et d'un charisme naturel, il n'hésitait pas à s'en servir pour arriver à ses fins, quand il ne l'employait pas tout simplement pour s'amuser aux dépends de ses interlocuteurs. Un jeu. Tout n'était qu'un jeu à ses yeux. Si Rahyel ne doutait pas de l'empathie sincère que son frère dissimulait de main de maître, il ne supportait absolument pas sa langue perverse qui usait de mots traîtres pour toucher en plein cœur. Surtout qu'il pouvait s'en abstenir.


 — Que cherches-tu à me dire ? insista le cadet.


 La colère suintait de chacune de ses paroles, mais il avait tout de même réussi à se contenir. Un excellent point. Il ne se laisserait pas moquer plus longtemps. Son aîné devait le savoir, puisqu'il guettait les moindres de ses réactions avec son regard perçant, aussi bleu que le sien. Un temps silencieux, ce dernier considéra enfin sa demande avant de lancer :


 — Ne fuirais-tu pas notre Père ?


 Pris en faute, Rahyel baissa les yeux.


 — Cela est bien ce qui me semblait, poursuivit Areth avec plus de dureté. Et je ne m'en étonne guère. Rappelle-moi... quand, pour la dernière fois, avons-nous vu des sorcières se promener en toute liberté à Lumhika ?


 Pas de réponse. Son interlocuteur n'en attendait de toute façon aucune et asséna :


 — Ou pire, à Solawari ?


 Cette fois, le plus jeune des frères releva brusquement la tête. C'était injuste ! Cette affaire n'avait rien à voir avec...


 Areth profita de l'inattention de son frère pour lui asséner le coup de grâce :


 — Je te conseille de ne pas trop traîner. Père et le Conseil attendent ton rapport dans les plus brefs délais.


 Le cadet, pris de court, ne put que bafouiller sous la gifle magistrale. Le temps qu'il avait espérer gagner lui glissait entre les doigts. Sa Majesté le convoquait d'urgence dans la salle du Conseil pour qu'il s'explique.


 Une tension dans son bras le força à fermer le poing. Maudit soit Areth ! Il savait déjà que se tiendrait cette réunion exceptionnelle avant même qu'il ne l'interpelle. Ne pouvait-il pas le lui annoncer d'entrée de jeu au lieu de tourner autour du pot ?


 En dépit de sa volonté d'en découdre, Rahyel s'efforça de maîtriser sa colère. Rien n'y fit. Il préféra fuir que de commettre l'irréparable. Alors, après avoir confié au portier un bref message à l'attention de ses épouses, il remonta en selle. Areth ne manqua rien de la scène. Ses lèvres s'étirèrent de suffisance.


 — Je ne te savais si impatient de rapporter tes exploits, petit frère... Hey, attends-moi !

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