(4-1) Le Conseil du Roi
À l'horizon s'élevait le palais royal. Avec ses toits incurvés à tous les étages, sa silhouette rappelait celle d'un sapin bien fourni. Les Princes seraient à son pied dans quelques instants. Les détails des sculptures murales, en métaux précieux, se précisaient ; faune et flore maritimes habitaient toute la structure. Pourtant, la route qui y menait parut au cadet beaucoup plus longue que d'ordinaire. Très longue. Trop longue. La faute à qui ? La faute à son imbécile de frère, évidemment ! Il ne supportait plus de l'entendre parler ! Ses femmes ceci, ses filles cela... Par les Déesses, il ne suffisait que d'un mot, un seul mot de plus, et il se délecterait de sentir le délicat petit crâne de cet abruti pressé entre ses mains !
En dépit de ses fantasmes malsains, les prières de Rahyel furent exaucées. Les babillages cessèrent enfin à la vue du Général Rowan, qui arrivait en même temps qu'eux devant les piliers de l'entrée aux gravures dorées.
— Ah ! Vos Altesses ! les salua-t-il en descendant à son tour de cheval. Vous me voyez ravi de vous voir, je me pensais en retard.
— Remerciez mon frère, répondit Areth. Cela est de son fait si nous nous rencontrons.
Le Commandant des Armées du Sud ignora les piques habituelles de son beau-fils pour adresser à Rahyel un sourire de soutien. Dans cette épreuve comme dans celle qui viendrait. L'homme paraissait encore plus fatigué que lui. Son visage était plus creusé que d'ordinaire, ses cheveux roux en ressorts ne le cachait même plus.
— Qui m'aime me suive ! les pressa le Prince héritier qui montait déjà les marches.
Ils traversèrent le grand hall, où les bouquets de mariage s'ajoutaient au usuelles tapisseries à l'effigie de la Grande Nanami, puis ils s'engouffrèrent dans un labyrinthe de couloirs. Vite oublié, pour son plus grand bonheur, le second fils du Roi se contenta d'écouter ses aînés. Rowan, à l'origine d'un bon nombre d'avancées diplomatiques avec les Nomades, revint sur l'organisation de la visite prochaine de la porte-parole de ces peuples. Sans doute serait-elle reportée si la présence des sorcières se confirmait.
— Un mal pour un bien, je suppose, se désola Areth. Cela m'offrira un temps supplémentaire pour éduquer nos savants peupléens. J'aimerais qu'ils connaissent au moins les principaux titres et appellations. La plupart ignorent les nombreuses différences ethniques et culturelles entre les peuplades et s'en enorgueillissent, alors que ne pas savoir distinguer ne serait-ce que celles des montagnes de celles du désert est une aberration. Ne sont-ils pas censés représenter l'élite de notre nation ? Si vous saviez à quel point leur manque de perspicacité m'atterre. Vous en parler suffit à me fatiguer.
— Allons, mon Prince. Vous qui aimez les défis, ne me dites pas que celui-ci vous effraie ! Je ne vous reconnaîtrais plus !
— Haha, ne vous inquiétez donc pas ! Je pense seulement à anticiper les maladresses de certains. Je m'en voudrais qu'une bévue entache les négociations.
— Ne perdez pas votre temps, Votre Altesse, persifla une voix aigrie qui s'immisça dans la conversation. Cela ne changerait rien. Qu'importe la façon dont nous le nommons, un cancrelat reste un cafard.
Appuyé sur une canne, un vieux goupil avec un air renfrogné à jamais gravé sur le visage s'avança vers eux. Il s'agissait de Greavr, le Haut-Gouverneur de Solawari, qui assurait le bon fonctionnement du palais royal. Visiblement, il n'avait pas apprécié les propos perçus par son ouïe fine.
— Quel plaisir de vous voir, Haut-Gouverneur. Je pensais justement à vous, reprit Areth sans se défaire de sa répartie. Puisque vous m'avez entendu, souhaiteriez-vous rédiger avec moi une note à l'attention des convives ? Je suis convaincu que votre avis éclairé m'aiderait à ne froisser personne.
— Vous m'honorez, Votre Altesse. Je serai heureux de vous apporter mon humble contribution. D'ailleurs, si je peux me permettre de vous donner sans tarder un conseil, ce serait de ne pas accorder trop d'importance aux coutumes de ces barbares de Nomades. Ils devront bien se conformer aux nôtres quand nous les enverrons affronter les démons. Autant qu'ils s'y habituent dès leur arrivée.
L'homme aux traits fins s'accorda un temps de réflexion, faisant mine de considérer les inquiétudes de son interlocuteur. En confiance, celui-ci maugréa entre ses crocs un avis critique sur le récent mariage royal qui, selon lui, souillait la noble image d'un Prince. Il s'empressa de s'adresser au premier concerné pour appuyer ses dires.
Pris de court, Rahyel ne lui renvoya qu'un regard teinté de confusion. Que dire pour éviter de s'embourber dans ce dialogue de sourds ? En aucun cas, il ne souhaitait être mêlé à leurs histoires, et encore moins donner son opinion sur la question. Que dire ? Mais que dire ? Avant qu'il n'entrevoit une option, un miracle survint. Areth répliqua sournoisement, comme à son habitude :
— Haut-Gouverneur... Remettriez-vous en doute la volonté de Sa Majesté ?
L'accusation décontenança le vieux goupil. Après tout, qui était-il pour discuter les ambitions du monarque, qui avait lui-même ordonné cette union, dépensé des sommes folles pour que la nouvelle se répande dans tout le royaume et par-delà les frontières, et qui attendait désormais avec impatience son retour sur investissement ? L'impudent ne sut que bredouiller.
Satisfait, le maître parleur le laissa encore un peu s'emmêler dans ses excuses, avant d'y couper court :
— Je plaisante, Haut-Gouverneur. Détendez-vous. Je connais votre loyauté envers Sa Majesté. Et puis... soyons sérieux. Vous imaginez-vous vraiment imposer nos bonnes mœurs à Bora Léara par la force ? Mais enfin, mon cher, l'avez-vous seulement vue ? Elle vous mangerait tout cru !
Les deux partagèrent un rire, l'un nerveux et l'autre triomphant. Le Général Rowan essaya d'alléger l'atmosphère en confirmant que la Bora possédait effectivement une sacrée poigne !
La discussion close, le groupe se rapprochait inéluctablement des portes géantes que Rahyel appréhendait tant. Il se sépara de son arme quand ils arrivèrent devant les gardes stoïques, puis tous furent annoncés à leur entrée dans la salle du Conseil. Sur le parquet ciré, de somptueuses dorures ne manquèrent pas de leur rappeler la devise du royaume. Les idéogrammes « Amour », « Paix » et « Devoir », chacun calligraphié dans de grands cartouches rectangles, formaient un chemin jusqu'aux deux marches où s'élevait le trône qui dominait l'assistance même en l'absence de son maître. Un maître absolu qui ne tarderait pas à apparaître. Pour le moment, seuls le Haut-Secrétaire des Administrations Aimé ainsi que les Généraux Elovin et Shilo Laïto attendaient le début de la réunion.
Aimé releva à peine le nez de ses papiers. Il souffla une mèche blonde de sa coupe négligée sans aucun volume qui s'était fichée devant ses lunettes. Ses petits yeux clairs, nichés dans une tête aussi ronde que sa silhouette, parcouraient sans relâche des lignes de chiffres en quête de la moindre erreur. Rien d'étonnant. Les principaux secrétariats, autrement dit ceux de la Justice, des Finances, de l'Urbanisme et des Recensements démographiques, requerraient une attention constante qui dévorait l'essentiel de son temps. Pourtant, grâce à la rigueur et l'implication observée dans son travail, il avait obtenu la reconnaissance du Roi et l'une de ses filles était devenue la Princesse Céleste.
À l'opposé du bleu clair porté par les officiels, Elovin arborait avec fierté la tunique rouge réservée aux hauts membres de l'armée. Elle moulait son corps fin et athlétique, bien entretenu depuis sa prime jeunesse. Cet homme brun aux yeux bleus affichait toujours une mine sévère peu engageante, qui n'appelait à aucune remise en cause de ses méthodes. Un trait de famille apparemment. Cousin éloigné du Roi et Commandant des Armées Anti-magie, il partageait la même soif de sang de sorcières que son seigneur et maître.
De son côté, Shilo Laïto battait la queue d'impatience. Doté d'une épaisse fourrure argentée qui le protégeait du froid, il semblait plus tenir du loup que du goupil, tant il jouissait d'une taille anormalement grande. Puissant guerrier, le Commandant des Armées du Nord préférait de loin se concentrer sur l'extermination des démons dans les Montagnes Enma plutôt que de perdre son temps en débats stériles à la Cour. Il ne se rendait d'ailleurs à la capitale qu'en de très rares occasions, dont le récent mariage princier.
Les courtoisies passées, les deux Généraux se joignirent de bonne grâce à la conversation reprise par Areth et Rowan, tandis qu'Aimé poursuivait ses lectures et Greavr ruminait dans son siège. Rahyel, qui ne souhaitait pas participer aux bavardages, passa sans un mot devant les bureaux qui longeaient l'allée centrale pour s'installer rapidement au sien. Il préférait rester dans son coin à ressasser sa déception, tant la malchance se jouait de lui. Hastern n'était pas encore arrivé, l'espoir de lui extorquer des réponses avant le début de la réunion s'égrainait au fil des secondes. Il ignorait toujours tout de la façon dont ces rumeurs autour de l'herboristerie lui avaient échappé et de comment les sorcières étaient entrées dans la cité. Sa crainte enflait. Comment se justifier ?
Comment me justifier ?
Arraché à ses pensées tragiques par la dernière remarque de son frère, il leva les yeux au ciel quand d'autres rirent de bon cœur. Cette ambiance bonne enfant, des plus fallacieuses, contrastait fortement avec son émoi intérieur. Ne s'inquiétaient-ils donc de rien ? À croire que taire la raison de cette assemblée extraordinaire rendait la menace des ensorceleuses moins pesante. Et pourtant...
— Sa Majesté, le Roi !
L'annonce des gardes sonna son glas. Toujours reluctant à l'idée de subir son sort, Rahyel l'accepta néanmoins.
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