(5-1) Furieuse danse

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 Dès qu'il y fut autorisé, Rahyel s'extirpa très vite de la salle du Conseil pour s'enfoncer dans le dédale de couloirs. Il n'en supporterait pas davantage. Rouge, son visage déformé écarta de son chemin les serviteurs. Tant mieux. Qu'ils aillent aux Enfers ! Eux comme les hauts dignitaires ! Ces misérables... Il avait envie de les... Il avait envie de les...


 Sa main glissa dans sa chevelure désordonnée, l'agrippa, la malmena sans vergogne. Insupportable. Depuis l'aube, ses maux de tête l'assaillaient de toutes parts. Il luttait désespérément contre eux, mais il perdait du terrain. Ses divagations alimentaient sans cesse son esprit malade jusqu'au rejet. Encore et encore. Qu'il donnerait cher pour s'en débarrasser... Il traversa le hall, remonta à cheval et galopa en direction du quartier princier. Les garces ne lâchaient toujours rien !


 Quand le Prince atteignit enfin le seuil de sa propriété, la pression continuait de s'accumuler en lui. Pire. Elle avait décuplé, n'en devenant que plus pesante. Il n'acceptait pas la situation. D'une force irraisonnée, il ouvrit lui-même en grand les battants de la porte, qui claquèrent. Le boucan l'agaça. Il les referma de la même façon. Pesta contre son imbécillité.


 La grande salle de réception lui apparut soudain bien morne sous le voile de la fureur, qui crispait douloureusement ses muscles. Les servantes lui souhaitèrent la bienvenue, fébriles.


 — Laissez-moi seul, leur intima-t-il.


 D'abord indécises, elles s'exécutèrent à la hâte, bien heureuses d'échapper à cette humeur pestilentielle. Toutefois, elles n'obéirent pas assez vite au goût de leur maître.


 — DEHORS !


 Les yeux révulsés et les mains tremblantes de rage, il agrippa le premier objet à sa portée. Un chandelier d'argent se jeta à leur poursuite. Une porte coulissante protégea à temps les pauvres femmes. Insatisfait, il en attrapa un second. Puis un troisième le rejoignit dans les airs.


 Cela ne suffisait pas. Toujours pas. Il revoyait la scène en une boucle sans fin. Il grogna. Son frère moqueur. Il pressa la tête entre ses mains. Le fils idéal. Ses doigts forçaient pour la faire taire. Le prodige. Sa migraine refusait de le quitter ! Elle lui martelait la tête en un rythme infernal, comme le bruit des sandales de bois qui claqueraient sur le parquet. Un, deux, trois vases. Elle aussi se riait de lui !


 Le favori du Roi. Ne voyait-il pas ? Il ne voulait qu'exister à ses yeux de glace. Lui arracher un compliment. Un malheureux. Un mot qui lui écorcherait un unique sourire. Une sérénade apocalyptique. Un bref éclat. Une poussière. Quelque chose.


 Quant à Hastern...


 L'envie frénétique de destruction lui dévorait les entrailles, se rassasiait de ses bas instincts. Elle déferla sur la grande table à manger. Un poing après l'autre, elle fissura sa surface. Elle l'engloutit toute entière, la broya avec force. De sinistres grincements résonnèrent. Elle s'attaqua ensuite à ses pieds. Les fracassa l'un après l'autre, en un tumulte désynchronisé. Elle s'acharna encore jusqu'à ne laisser derrière elle que des copeaux de bois. Tellement qu'elle en raviva la flamme douloureuse de son bras droit. Rahyel se sentit stupide. Prisonnier de son étreinte, il ne pouvait aller contre sa volonté. Elle le tenait fermement. Il se débattit sans conviction. Serra les dents.


 Hastern, ce misérable. Il profitait de la confiance aveugle du Roi pour briller et le rabaisser. Quelles raisons valables expliquaient son manque de transparence ? Il le savait depuis des jours qu'elles se terraient en ville ! Alors pourquoi ne pas lui avoir fait part des anomalies ? Des surveillances mises en place ? Pourquoi ne l'avait-il prévenu qu'au moment des fouilles ? Pour lui donner une leçon ? Mais quelle leçon ? C'était ridicule ! Il avait simplement attendu une faille pour qu'Areth s'accapare tout son travail. Qu'il l'avoue, au moins ! Tout le monde le soutenait toujours de toute façon. Sinon quoi ? Pourquoi n'avoir envoyé personne plus tôt ? Il ne voulait pas bouleverser son mariage ? Était-ce cela, sa pitoyable excuse ?!


 Un objet éclata entre deux râles.


 L'homme tourmenté se remémora l'image des félicitations que le Général et le Prince héritier lui avaient adressées la veille. Elle le dégoûta. Une vision nauséabonde où se mêlaient ironie malsaine et faux-semblants. Répugnant.


 Leur technique fourbe le destinait, encore une fois, à la moquerie et à la honte. Et ils osaient la lui présenter comme une récompense. Bande d'hypocrites. Jamais il n'avait consenti à ce mariage. Il s'y était seulement plié sans protester, tel un bon fils obéissant. Son frère avait échappé à la corvée, parce qu'il était déjà lié à quatre femmes et ne pouvait en aucun cas en épouser une cinquième. Quelle belle aubaine ! Il évitait ainsi l'étrangère ! La charge d'exhiber cette farce revenait donc au Prince cadet. Ce déshonneur, cette trahison envers son sang royal... Il était donc enchaîné à cette fille dont la cité avait été anéantie par les forces d'Amaraï. Quelle humiliation... Bien qu'elle, au moins, savait lui témoigner du respect. Il ne pouvait en dire autant de sa première épouse. Et elle se targuait d'être la fière descendante d'une noble lignée amarine... Quelle mauvaise plaisanterie... Elle ne lui reconnaissait plus aucune valeur !


 Le carnage se déchaîna. Meubles, vaisselle, miroirs, peintures, tout à sa portée s'y confronta, se brisa, finit à terre. Impassible face au mal qui rongeait son bras jusqu'à l'épaule, il s'acharna. Le désastreux concert résonna dans la salle d'une glaçante disharmonie. Il en fallait plus. Toujours plus. Ces babioles formaient un canal bien trop petit pour évacuer les torrents de sa rage intarissable. Submergé, il n'était plus qu'un pantin au service de sa frustration. Il errait, là, au milieu de la pièce ravagée, en quête d'une proie immobile à réduire en charpie, telle une bête prête à tuer pour son seul plaisir égoïste.


 Un puissant hurlement le traversa.


 Ses douleurs le reprirent. Plus violentes, plus incisives. Sa mâchoire se tendit, ses doigts se crispèrent. L'incendie qui ravageait son cerveau atteignit des hauteurs disproportionnées. Il transpirait. Il ne saurait éteindre le feu engendré par sa rage. Sa peau moite collait ses vêtements, gênait ses mouvements. La sentence approchait. Sa respiration se saccadait. Ce tambour macabre l'accablait, le lacérait d'une brûlante coupure, lente, profonde, inarrêtable. Il vit trouble. Seules maîtresses à bord, les flammes de sa démence s'amusaient à lécher chaque centimètre de son être. Il étouffait. Chercha une échappatoire. Vite.


 Sans y réfléchir, Rahyel fonça tête baissée contre un mur. Il recommença. Encore. Plusieurs fois. Jusqu'à ce que la douleur le quittât. Qu'il la quittât. Jusqu'à l'éclatement s'il le devait. Inlassablement, il martela le haut de son crâne contre la paroi. À ce rythme effréné, il ne distinguait plus le pourquoi de son action. Elle lui semblait naturelle. À leur tour, ses poings accompagnèrent la mélodie malsaine. Mais, rapidement, le droit décéléra. Le supplice se poursuivit pourtant jusqu'à l'asphyxie. Le souffle court, les yeux dans le vague, son corps se tétanisait. Incapable d'arrêter sa course, le jeune homme laissa alors l'épine de se tourments empoisonner son cœur.


 De petits points noirs apparurent alors sur son bras malade. Un sursaut de lucidité l'extirpa de sa transe. Il s'agita.


 Tout. Tout mais pas cela. Pitié. Par les Grandes Déesses, ayez pitié.


 Le Prince paniqua. Il passa une main sur les affreuses taches, frotta vigoureusement avec une appréhension manifeste. Il ne les rêvait pas. Il força la manœuvre, sa peau rougit. Il n'obtint d'elles qu'un léger grossissement. Il ne pouvait s'agir que d'hallucinations. Sa perception était troublée par l'alliance de ses maux et de sa folie. Il n'y avait pas d'autre explication. Ce n'était pas la réalité.


 Par les Déesses, si seulement elle était encore à ses côtés. L'entendre le réconforterait au lieu de...


 Ses ongles griffèrent sa peau, frénétiques. Dans le fol espoir qu'elles s'évanouissent, ils creusèrent toujours plus loin. Sa douleur ne l'emprisonnait plus, seulement son obsession. Il devait les retirer. Elles devaient disparaître. De sa chair meurtrie, le sang s'écoula. Une grimace déchira son visage. Il ne s'y attarda pas. Il sillonna davantage. Il les éradiquerait. Ou elles le mèneraient à sa perte.


 Les arracher. Les anéantir. Les annihiler.


 Obsédé, obnubilé, intoxiqué par sa hantise, seul son geste importait. Elle tailladait ses ennemies de ses marques profondes. Griffures, coupures, de par son art, elle masquait le noir par le rouge. Son sinistre pinceau étalait le pigment vif sur sa peau. Les gouttes écarlates inondaient son bras, ses doigts, collaient ses manches, perlaient sans discontinuer sur le sol.


 Ce tableau ne le ravit pas.


 Ces hideuses noirceurs refusaient de le quitter ! Il ne permettrait pas qu'elles s'amusent à détruire sa vie une nouvelle fois. Il devait y arriver. Sinon, tout recommencerait. Sinon... Sinon...


 Il hurla d'effroi.


 Encore.


 L'angoisse le glaça tout entier.


 Il était incapable de réfléchir.


 Peur de tout perdre.

 Incapable d'y mettre fin.

 Peur de se perdre.

 Incapable.

 Peur de ne plus exister.

 Noir. Rouge.

 Peur d'exister.

 Peur. Peur. Peur.


 Les larmes coulèrent le long de ses joues.

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