(5-2) Furieuse danse
Il s'arrêta, enfin. Ses muscles tremblaient. De panique ou d'épuisement, il n'aurait su le dire. Son corps subissait encore les conséquences de toute la tension accumulée.
Couché à même le sol, il se sentait vide.
Les pulsions avaient cessé.
Pour cette fois.
Rahyel s'en fichait. Plus rien n'importait. La lutte était vaine. Elles réapparaîtraient un autre jour. Alors à quoi bon continuer à se battre ? Même le silence assourdissant qui régnait autour de lui ne l'affectait plus. Insensible au terrain dévasté, il voulait juste oublier.
Le temps passa, la lumière solaire déclina.
Dans un ultime effort, s'arrachant à la fatigue terrassante, le Prince essaya de s'asseoir, l'épaule gauche appuyée contre le mur, dans l'espoir de soulager ses muscles et de s'abandonner au repos. Dans son mouvement, il ignora le sang séché et agrippa la porte de la pièce adjacente, qui coulissa légèrement. Son regard apathique dévia sur l'intérieur ainsi révélé.
Et il la vit.
Une mystérieuse silhouette enveloppée de rouge se mouvait sans un bruit, à l'abri des regards. En un battement de cil, elle captura son attention et effaça ses tourments. Étrangère à son désarroi, elle continua sa parade. Nul homme, aussi rigoureux et sage fût-il, ne manierait jamais un sabre avec autant de beauté. Comment imiterait-il la grâce qui animait chacun de ses gestes, et ce jusqu'au bout des ongles ?
Rahyel succomba à ce charme surnaturel. Uniquement pour lui, en cet instant volé, elle contait les épreuves d'un héros qui pourfendait les ténèbres de sa lame purificatrice, qui terrassait inlassablement ennemis et démons. Un cycle éternel. La silhouette maintint l'arme au niveau de son front. Genou droit fléchi, jambe gauche tendue, elle attendait que l'adversaire invisible se jette sur elle malgré un appui discutable. Esquive ! Elle recula d'un pas. Changea d'angle d'attaque, frappa le flanc gauche. Le coup manqua de force mais le déséquilibra. En un enchaînement basique, le tranchant s'abattit, sans merci, sur sa proie. Surprenante victoire. En d'autres circonstances, la lame se serait brisée.
La sabreuse reprit sa position initiale, prête à réitérer son triomphe. Elle s'essaya à une nouvelle manœuvre. L'homme épuisé en était certain. Il connaissait cette garde, bien qu'étrangement exécutée. Il oublia vite ses certitudes quand le tissu virevolta, dessinant au ralenti les lignes rouges de ses mouvements. Une pluie inexistante du sang de ces créatures fantomatiques éclaboussa l'unique spectateur. À cette vue, un éclair de compréhension frappa Rahyel. Il en eut le vertige. Cette grâce divine, cette féminité enivrante. Vraiment, il la connaissait. De tels combats sanglants... elle seule en était capable.
La Guerrière. La Déesse de l'Ouest.
Rahn la Puissante.
Elle dansait, là, devant lui. Pour lui seul.
Un raté, et sa fascination s'éclipsa. La douleur, jalouse, ressurgit pour s'opposer à ses désirs. Il plaqua sa main contre sa tête, espérant la faire taire. Il n'obtint qu'un râle caverneux.
Alertée, la déité lui accorda enfin son attention. Non mécontent d'avoir été remarqué, il ne put lui offrir en remerciement qu'une grimace. Elle ne s'en formalisa pas. Au contraire, elle accourut vers lui.
La tempête qui sévissait dans son esprit, laisserait-elle place à ce soleil divin ?
La Puissante Rahn ouvrit en grand la porte en washi et s'accroupit à ses côtés. Elle posa une main apaisante sur l'épaule de son agonie.
— Prince Rahyel ?
La voix inquiète lui sembla familière.
— Prince Rahyel !
Elle le secoua avec plus de vigueur. En réponse, le concerné releva simplement la tête. Faisant fi de l'orage qui y régnait, il se força à la détailler. Les yeux verts qui le fixaient lui rappelaient ceux d'un félin. Fiers et sauvages. En quête d'une indépendance dérobée, ils étaient semblables à ceux d'une personne qu'il connaissait. La peau brune, les cheveux noirs... Un instant. Dans son souvenir, la Grande Rahn resplendissait par son teint légèrement hâlé et sa chevelure de feu. Cette évidence le troubla. En un effort surhumain, il tenta de discerner les traits de la réalité. Ils n'étaient mariés que depuis la veille, pourtant, il n'en doutait pas. Lors de leur première nuit, il avait gravé ces pupilles vert ambré dans sa mémoire. Elle se trouvait bien à ses côtés. Son nom était...
— Ismara ?
— Oui, Votre Altesse. Je... Je vais prévenir un médecin.
Elle voulut se lever. Il la saisit par le bras.
— Non. Non... je vais bien, articula péniblement Rahyel. Je n'ai besoin... que d'un moment...
À peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres que son corps lourd bascula légèrement à l'avant. D'une main douce mais ferme, elle le rattrapa et l'aida à se réinstaller contre le mur. Il la retenait toujours par le bras. Il se raccrochait désespérément à elle, tentant de ne pas sombrer dans les tréfonds de son esprit. Mieux, il voulait côtoyer des eaux plus claires et regagner la surface.
Assise à côté de lui, Ismara nota son front marqué et ses yeux rougis. Son regard acéré accrocha aussi les sillons ensanglantés sur le bras droit de son époux. Mais elle ne dit mot. Elle dénoua simplement l'épais ruban qui maintenait sa queue de cheval. Le barrage évanoui, ses cheveux inondèrent ses épaules en une cascade incontrôlée. Elle ne s'en préoccupa pas le moins du monde et préféra s'appliquer à bander la blessure.
Rahyel la regarda faire. Ses sens lui revenaient. Il remarqua enfin qu'à la place d'un kimono elle avait préféré se vêtir d'un hakama pourpre et d'un haut à motifs noirs qui dénudait son dos et ses épaules. Un épais bracelet en or décorait le haut de son bras gauche. Il n'avait peut-être pas rêvé cette danse, finalement.
Sa tâche accomplie, la Princesse demeura silencieuse. Elle balaya d'un regard ce qui avait été une salle de réception et constata les dégâts infligés plus tôt. Un véritable ouragan l'avait saccagée, la rendant méconnaissable. Ismara était sûrement entrée dans la pièce voisine par une autre porte pendant qu'il somnolait, et n'avait donc pas assisté à la triste exhibition de sa fureur.
La jeune femme ne s'attarda pas une seconde de plus sur le chaos ambiant et reporta son attention sur son mari. La moue interrogatrice, elle ne le força cependant pas à s'expliquer.
— Désolé, se contenta-t-il de dire.
— Mauvais jour ?
Il eut un rictus.
— Il semblerait.
Le silence les enveloppa de nouveau, non d'une poigne étouffante cette fois, mais d'une tendre embrassade, reposante. Rahyel apprécia. Ses nerfs se relaxèrent, ses idées noires s'effacèrent.
Les minutes passèrent au doux contact de l'autre. Les tourments de son âme se taisaient en un murmure lointain, apaisés par la délicatesse manifestée par sa compagne. Il en fut touché. Sa respiration devint plus régulière. Il inspira. Puis, expira. L'espace d'un instant, il se demanda ce qu'elle pensait de lui. Il regrettait presque le dur jugement qu'il éprouvait à son encontre. Presque. Enfin, c'était simplement que... Peu importait. Les mêmes a priori à son sujet devaient habiter la jeune femme. Rahyel en était certain. Et son état actuel les renforçait. Une véritable loque. Un sentiment de honte l'effleura. Elle le pensait pitoyable. Il voulut se relever mais ses membres n'esquissèrent aucun geste. Une ébauche lamentable qui resta invisible aux yeux d'Ismara. À l'instar de sa première épouse, elle le détestait sûrement déjà. Comme la veille, elle appliquait simplement le guide de la parfaite maîtresse de maison, sans plus d'empathie, parce qu'elle se retrouvait coincée avec lui. Cette idée le perturba plus qu'il ne l'admettrait jamais. Il s'empressa de s'accrocher à un nouveau fil de pensées.
— Où est... la Princesse Céleste ?
— Elle s'est absentée.
L'annonce platonique de sa compagne le partagea entre deux sentiments. Le premier, égoïste, le ravit. L'absence de Céleste lui épargnerait ses regards distants emplis de pics cinglants. De plus, cette aubaine lui octroyait un temps supplémentaire pour ranger le chaos qu'il avait engendré. Le second, plus confus, le décevait. Il ne comprenait pas son abandon. Enfin... Envers lui, si. Mais pas envers l'héritière de Jawiad. Céleste s'enorgueillissait d'être une maîtresse de maison modèle. Son devoir lui imposait de s'occuper de sa coépouse, puisque Rahyel avait été appelé ailleurs.
— Elle... s'est absentée, répéta-t-il, dépité.
— Votre message nous recommandait de ne pas vous attendre, lui rappela gentiment Ismara. La Princesse Céleste m'a dit rendre visite à la première épouse de votre frère, si vous souhaitez la retrouver.
L'explication ne le libéra pour autant de son sentiment. Il verbalisa péniblement son inquiétude. Entre ses futures absences à cause des sorcières et la désertion de Céleste, il craignait que la jeune femme face à lui ne se sente délaissée.
— La Princesse a eu la courtoisie de me montrer mes appartements avant de partir. J'ai présumé qu'elle désirait un peu d'espace. Je n'ai pas souhaité m'imposer, ajouta-t-elle tout en jetant un œil par réflexe au bandage de fortune.
Rahyel l'observa, perplexe.
— Désiriez-vous l'accompagner ?
Pas de réponse. Sinon un sourire, mutin. Après l'agitation de la veille, Ismara préférait profiter du calme de la maison vide plutôt que de se soumettre au jeu des langues de vipère. Ce que Rahyel comprenait parfaitement. Il soupira néanmoins pour la forme. Sur ce même ton de faux reproche, sa nouvelle compagne le défia de trouver un motif valable à redire sur sa conduite. Il s'en amusa. Elle aussi.
— J'irai prendre le thé avec ces dames bien assez tôt ! conclut-elle en riant de plus belle.
Une énergie nouvelle s'éveilla en lui. Cette meilleure humeur le gagnait déjà. Il la savoura, avant de chercher à s'excuser :
— J'ai interrompu votre danse...
— Ne vous inquiétez pas de cela, Votre Altesse.
— Je peux faire demander un musicien. Enfin, si vous le souhaitez.
À une autre époque, peut-être aurait-il osé jouer lui-même du shamisen. Il n'y avait plus touché depuis tant d'années qu'il risquerait de gâcher le talent de la danseuse.
— Non, non, je vous remercie, ne désira-t-elle pas le déranger. Ne vous préoccupez de rien. Le silence m'aide à me concentrer.
— Hum. D'accord.
Embarrassé, le jeune homme passa une main dans sa crinière désordonnée. Il hésita à poursuivre, à s'imposer. Ses joues chauffèrent. Sa parole timide trahit sa pensée :
— M'autoriseriez-vous à... euh... à...
Sa voix se fit soudain murmure.
— Puis-je assister à votre spectacle solitaire ?
— Je pense que la priorité se porte sur vos soins, Votre Altesse.
— Seul votre art peut me les apporter, lui confia-t-il droit dans les yeux.
Ce regain d'assurance surprit la Princesse. Elle tenta de protester, de raffermir sa position.
— S'il vous plaît, insista-t-il.
Ils échangèrent un long silence. Ismara abandonna finalement la lutte en un soupir. Elle la savait déjà perdue. Avec grâce, elle s'extirpa des bras du Prince, se saisit du wagasa ambré qui gisait au sol et prit place au milieu des débris.
Face à son mari, la jeune femme se concentra. Le manche en bambou fermement maintenu, elle inspira profondément. Prête, elle esquissa un pas, puis un second. La lenteur des gestes changea, la danse s'intensifia, précise et maîtrisée. Au rythme de la mélodie seulement connue de l'artiste, l'accessoire fermé dessina un arc de cercle. Puis une parade, plus rapide. Plus saccadée. Devenue vif, il accompagnait le mouvement de son maître. Qui s'arrêta. La fausse lame devant elle, Ismara s'accroupit. Elle déploya alors toute la splendeur du wagasa.
Rahyel sourit. Son esprit défaillant ne l'avait pas trompé. La Déesse dansait bien parmi eux.
Un bouclier de papier décoré de fines fleurs la protégeait du monde extérieur. La Princesse du désert le fit tournoyer jusqu'à envoûter son Prince. Charmant, le jeu de performances les conduisit en d'autres contrées. Ensemble, armés de cette seule ombrelle, ils partirent sur les traces de ce héros de jadis. Ils rencontrèrent des créatures désenchantées, défièrent les terribles terres de glace, voyagèrent jusqu'au cœur des plus mystiques voûtes célestes...
Annotations