(6-1) Jawidji

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 Un tendre rayon matinal caressa sa peau et l'invita à s'éveiller. Encouragé, un œil timide s'ouvrit, suivi du second. Tous deux se refermèrent aussitôt. L'intéressée replongea vivement sa tête dans l'oreiller, refusant l'appel du soleil.


 Ensevelie sous les couvertures, Ismara s'interdit d'abandonner le monde des rêves. Leur magie éphémère nourrissait encore son esprit d'images enchanteresses. Elle voulait la savourer, rien qu'un instant de plus.


 Peu à peu, contre son gré, le monde matériel s'insinua dans son imaginaire, remplaçant les songes par ses pensées. Un temps abstraites, elles finirent par l'imprégner totalement. Alors que seule sa chevelure serpentait à découvert, elle glissa son bras hors des draps et tâta le matelas. Sans surprise, la place à ses côtés était froide. Le Prince Rahyel s'en était allé, la laissant seule dans le lit. Elle rouvrit doucement les yeux. Comme à son habitude, il était parti aux premières lueurs du jour.


 D'un œil absent, elle s'attarda sur la pièce, puis sur les panneaux coulissants fixés devant les fenêtres. Ils semblaient être restés entrouverts toute la nuit et la lumière malicieuse en avait profité pour s'infiltrer. Tant pis. Ismara resta allongée. Drapée de cette chaleur réconfortante, elle ne comptait pas y renoncer de suite.


 La chambre du Prince se revêtait toujours d'un calme appréciable. Ce moment serein était sa partie préférée du devoir conjugal. Elle n'avait à céder qu'à ses propres désirs sans personne pour lui dire quoi faire ou quoi penser. Lorsqu'elle dormait dans sa propre chambre, les servantes l'enlevaient à ses rêves toujours bien trop tôt, alors qu'elles n'osaient s'aventurer en ces lieux que très tardivement.


 Elle sourit en imaginant ces femmes face aux grognements matinaux de son mari, avant de se blottir un peu plus entre les couvertures duveteuses. L'heure n'était pas à ces désagréments. Bien au contraire. La perspective de se rendormir lui apparut bien plus qu'alléchante.


 — Votre Altesse, êtes-vous réveillée ? souffla une voix alors que la porte s'entrouvrait.


Adieu doux sommeil...


 La jeune Jawidji avait célébré son mariage un peu plus d'un mois auparavant et commençait tout juste à prendre ses marques.


 À l'abri des regards, un espace aménagé dans la chambre préservait l'intimité des femmes grâce à des paravents aux motifs peints à la main. Ainsi dissimulée, la Princesse patientait, uniquement vêtue d'une fine tunique en soie. Sous la direction de la dame d'honneur, les domestiques à son service avaient amené un grand baquet pour sa toilette. L'eau fumante s'y déversa. Les volutes de vapeur dansèrent, sereines, jusqu'au haut plafond.


 Au moins une fois par semaine, le Prince Rahyel avait pour habitude de s'entretenir avec chacune de ses épouses dans le confort de son lit. Isolés du monde extérieur, leurs corps se découvraient à leur rythme. Parfois ils s'unissaient, parfois non.


 Le vêtement se détacha de sa peau alors qu'une de ses jambes s'essayait à la chaleur bienvenue, imitée par la seconde. Un linge humide caressa son visage, s'insinua au creux de son cou, entre ses omoplates, s'attarda au bas de son dos. Son délicieux périple le conduisit de sa cuisse, en passant par son genou, jusqu'au bout du pied. D'une délicate lenteur, il remonta sur son ventre, sa poitrine, puis s'aventura le long de ses bras, dont le gauche se parait d'un bracelet en or qui ne la quittait jamais, seul vestige de son ancienne vie. Une nouvelle fois, le tissu s'égara sur son corps.


 Cette chasse aux sorcières accaparait tout le temps et l'esprit de son mari. Tellement qu'ils ne se croisaient qu'en de rares occasions. Il semblait tendu, constamment anxieux. Mais il n'en parlait pas. Il veillait seulement à ne pas attirer l'attention sur ses activités nocturnes auprès de la Cour, toujours en quête d'indécentes rumeurs. Pour parer à cette éventualité, le Prince faisait simplement demander son épouse comme d'ordinaire et s'allongeait à ses côtés. À l'image de cette dernière nuit, il ne la touchait pas. Non pas qu'elle s'en plaignît. Cette intense étreinte était toujours empreinte de cette sensation si... particulière ?


 La Princesse du désert abandonna son oasis. Les fines gouttes s'écoulèrent le long de ses muscles, dernières traces de sa purification. Une servante l'accueillit à bras ouverts et la sécha vigoureusement.


 Ismara l'avait bien compris. Le Prince Rahyel n'était pas des plus loquaces. Ses rares mots ne se limitaient qu'à des banalités qui lui servaient à s'éloigner de ses tourments. L'incitation à cette danse improvisée n'avait été qu'une parenthèse. Depuis, jamais il n'avait évoqué ce jour-là. Jamais il n'avait explicité sa rage, son abattement, sa mutilation. Jamais. Il devait estimer que cet instant d'égarement était indigne d'une personne de sang royal et n'avait qu'un seul et unique vœu : oublier.


 Alors, afin de préserver cette part de sensibilité, elle le lui avait accordé. Et ce, même si son esprit vif s'obstinait à explorer l'infinité de possibilités qui l'avait mené à cet état.


 Nimbée d'un vert de jade aux broderies ambrées, elle profita un instant de la magnificence de son kimono qui se reflétait dans le miroir, avant de s'installer à la coiffeuse. Les servantes appliquèrent les dernières touches de son maquillage. Ses lèvres brillèrent d'une teinte naturelle, le noir du charbon de bois intensifia son regard sensuel.


 Elle ne pouvait s'empêcher d'y penser. Par pure curiosité, elle se demandait si le Prince Rahyel s'était confié à la Princesse Céleste. Bien qu'elle en doutât, au vu de leur relation glaciale. La question restait donc en suspens.


 L'épaisse chevelure noire enfin brossée, les femmes tressèrent l'une de ses mèches à l'arrière de son oreille droite. Elles coiffèrent le reste de ses cheveux en un élégant chignon, agrémenté de petites perles et d'un peigne de jade.


 Elle aurait préféré les arranger autrement mais une dame de haute prestance les maintenait toujours attachés. Sauf, bien sûr, quand on s'appelait Roxelann, l'excentrique première épouse du Prince Areth, l'enfant chérie de la cour royale.


 Enfin, elle s'apprêta de riches bijoux.


 — Non, pas celles-ci, dit Ismara.


 D'un geste, elle repoussa la paire de boucles d'oreilles qu'une femme lui présentait pour en désigner une autre. Indignée, la dame d'honneur ne tarda pas à lui donner son avis :


 — Allons, Princesse. Soyez raisonnable. Elles ne siéent guère à votre stature.


 Les condamnées se présentaient sous la forme de grands anneaux en or à la mode du Sud. À l'intérieur du cercle, des fils de métal s'entrelaçaient en motifs identiques pour former un rond plus petit. Des filaments de pierres précieuses se suspendaient au périmètre extérieur.


 — Je ne vois aucun problème, répliqua-t-elle avec assez d'assurance pour couper court aux protestations.

 — Vous savez très bien que ce genre de bijou vous est interdit, la sermonna tout de même la vieille femme. Vous recevez votre précepteur aujourd'hui et il s'efforce de vous inculquer la culture amarine. Souhaitez-vous vraiment l'offenser ? Ne préférez-vous pas plutôt lui montrer vos progrès ?


 La jeune femme souhaitait les porter parce qu'elles lui rappelaient sa cité du désert. Une simple envie. L'avis de son professeur lui importait peu.


 — Elles m'ont été offertes lors de mon mariage par des artisans de Lumhika, réputés pour leurs œuvres raffinées, se sentit-elle obligée de rappeler, tout en feignant l'innocence. Mon devoir ne m'impose-t-il pas de faire honneur à leur travail ?

 — Bien sûr, Princesse. Mais il est du mien de vous garder hors de vos vieux démons et de la décadence des Terres du Sud.


 La remarque agaça Ismara mais elle ne la releva pas. À quoi bon ? Son quotidien en était parsemé.


 Depuis sa venue dans son nouveau pays, elle n'était entourée que de personnes qui s'appliquaient à lui faire oublier les coutumes de Jawiad afin d'adopter celles d'une respectable épouse d'Amaraï. Sa dame d'honneur, qui lui avait été imposée par le Roi dès l'entrée en son royaume, était responsable des servantes à son service. Elle s'assurait aussi qu'Ismara suivait à la lettre le protocole tel que le statut d'une Princesse l'exigeait. Il ne devait rester aucune trace de son « impureté nomade ». Comme s'il suffisait de frotter un peu pour que son passé s'estompe...


 Ismara avait déjà tant cédé qu'elle espérait chaque jour sauver quelques souvenirs rescapés, seuls restes de sa précédente vie. Cette bataille pour deux malheureux anneaux, deux pâles copies, pouvait sembler futile, voire ridicule, mais ils représentaient son dernier rempart face à la déferlante amarine. Une frêle résistance pour son identité et sa culture qu'elle souhaitait pourtant protéger de tout cœur, même s'il n'en subsistait que des ruines. Alors, de temps à autre, elle tentait de reconstituer les maigres reliquats de cette époque perdue. Ses essais se montraient infructueux pour une large majorité mais elle n'abandonnait pas. Elle espérait que cette fois...


 — Peut-être devrais-je les faire renvoyer. Ainsi, vous ne seriez plus tentée.

 — N'exagérez rien, Madame, dédramatisa la jeune femme. Ce ne sont que des bijoux. Ils ne dérangent personne.

 — Princesse Ismara, déplora la dame d'honneur. Je vous en prie, choisissez des boucles d'oreilles plus discrètes. Si Sa Majesté venait à l'apprendre...


 Ismara contint un soupir. À quoi pensait-elle ? Comment pouvait-elle encore croire que sa lubie du jour serait satisfaite aussi aisément ? La jeune femme ne parvenait à se sortir ce genre d'idées stupides de la tête. Elles revenaient sans cesse. Ces pensées dissidentes, féroces et indomptables, la tentaient bien plus souvent depuis son entrée au palais. Pourtant, elle le savait. Gagner le jeu des apparences nécessitait maîtrise et patience. En attendant, elle ne devait en aucun cas répondre à ces stimulations qui la ramenaient au passé. Au mieux, elle pouvait seulement les observer de loin. En silence. La Jawidji s'en persuada. Elle n'avait pas besoin de ces anneaux. De toute façon, ils empestaient autant le faux qu'Amaraï. Et ils lui nuiraient. Alors la Princesse musela son humeur et montra son plus beau sourire.


 — Vous avez sans doute raison. Que ferais-je sans vous ?

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