(6-2) Jawidji
Jouant du bout des doigts avec ses perles fades, la Princesse du désert n'écoutait que d'une oreille distraite la leçon de son précepteur. Son esprit préférait vagabonder auprès de la scène de danse qui l'accueillerait dans quelques heures, espace privilégié de sa solitude tant recherchée. Cette discipline, qu'elle pratiquait depuis longtemps, lui offrait une liberté de mouvement qu'aucune autre ne lui procurait. À l'abri des regards, elle se coupait du monde et tentait de se réapproprier les maigres enseignements d'antan qu'elle gardait en mémoire. Même si ses gestes manquaient de précision, à cause des habitudes parasites de sa nouvelle éducation, elle n'abandonnait pas. Elle comblait au mieux les faiblesses d'exécution grâce à son instinct et des images surannées qui la ramenaient en enfance. Loin des interdits. Loin d'Amaraï. Jusqu'à la fin de la session... Et le retour du masque de bienséance. Elle ne voulait plus y penser.
Son esprit s'ouvrit à sa pièce de vie, où dominaient les couleurs rouge et turquoise des étoffes décoratives. Visibles sur les murs et le mobilier, elles se mêlaient aux dégradés du bois. Réajustant son assise dans son fauteuil, la jeune femme tenta de se recentrer sur son cours. Un geste vif la détourna de ses idéogrammes et elle s'abstint de lever les yeux au ciel. Pour le moment, le seul qui s'agitait en tous sens était son professeur. Un doigt en l'air, l'autre main appuyée sur un pupitre, il s'entêtait à illustrer ses propos de trop nombreux détails inutiles, comme à son habitude. Quel imbécile... Il brillait plus par son crâne chauve que par son intellect.
Ismara ne supportait pas cet homme. Elle le connaissait depuis de nombreuses années, depuis son arrivée dans son nouveau pays, et cette attitude hautaine mêlée à un mépris non dissimulé l'exaspérait toujours autant qu'à l'époque. Sans compassion pour l'enfant de douze ans qu'elle avait été, il lui avait asséné sans relâche non seulement les bonnes manières d'Amaraï mais aussi son histoire, sa littérature et sa philosophie teintées d'un trop fier nationalisme. Ce matin encore, il prenait plaisir à constamment user de beaux mots pour la traiter comme un être inférieur et ignorant.
En y réfléchissant, peut-être que son enseignement était juste si médiocre qu'elle ne retenait rien ? Mauvais professeur, mauvais élève, non ? Cette conclusion lui plut. Le jour où elle aurait l'occasion de lui en faire la remarque, elle ne s'en priverait pas.
Et il continuait de fanfaronner, avec son nez en bec de corbeau pointé vers les cieux. Que la Puissante Rahn abrège ce supplice... Une Déesse pourrait faire voler un livre ou deux posés sur une petite table à côté du pupitre du maître afin de l'assommer, non ?
Ismara s'abstint de sourire : elle était toujours coincée seule avec lui. Seulement eux deux, sans aucune surveillance, dans ses appartements privés. Une malchance pour elle, un privilège pour lui.
À l'exception du bureau du Prince et de la salle de réception, la propriété n'était pas accessible aux hommes. L'entrée du quartier princier, qui servait à filtrer les allées et venues, était jalousement gardée. Si elle était amenée à en recevoir un, la discussion se tenait obligatoirement dans la salle principale, assistée de sa dame d'honneur. Cette mesure visait à protéger les épouses de la maison et éviter tous problèmes de descendance.
Sur cette dernière réflexion, la vraie question à se poser était qui, homme comme femme, souhaiterait finir à l’échafaud ?
— …les relations avec les Nomades se sont alors dégradées. Les assauts répétés orchestrés par le Raja Suali sur nos villages de la frontière sud ont mis un terme à nos relations diplomatiques. Les Nomades ont ainsi provoqué le début de la guerre qui les mènerait à leur propre perte. Leurs soldats...
Le monologue du précepteur la sortit brusquement de sa rêverie.
Avait-il perdu le peu d'esprit qu'il possédait ? Souhaitait-il vraiment lui donner un cours sur l'hécatombe de Jawiad ?
D'un air désapprobateur, la Jawidji fixa l'homme qui s'agitait en grandes paroles. Il l'ignora, trop occupé à étaler sa science. Ce manque de considération envers toutes les blessures qu'Amaraï avait causées, et bien sûr constamment niées, écorcha une fois de plus son moral. Quoi qu'ils en disent, cet événement sanglant l'habitait encore, l'avait marquée au fer rouge, indélébile. Pourtant, son cœur ne possédait pas une once d'envie de se remémorer le passé. Cet épisode de l'Histoire, elle ne le connaissait que trop bien. Elle l'avait vécu. Les soldats, les cris, le sang... Non. Elle ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Surtout pas.
Cependant, il lui était impossible d'oublier puisque la suite des événements la traquait encore en ce jour. Elle s'efforça alors à les maintenir à distance de ses cicatrices qui menaçaient de se rouvrir...
Orpheline arrachée à sa cité en flammes, elle était devenue la captive du Roi Sylvar. Ce dernier l'avait contrainte à l'isolement au domaine Mura, situé en pleine campagne amarine, sous le prétexte d'assurer sa sécurité. Il lui avait même enlevé la Tigresse de Rahn qui l'avait escortée jusqu'à travers le désert, dans l'unique but de la préserver de tout danger. Après tout, il ne pouvait pas se permettre de la perdre : elle était le dernier membre de la famille royale de Jawiad encore en vie, la seule à pouvoir perpétrer sa lignée, la seule assez digne d'épouser un Amarin le moment venu. Quelle charité...
Ainsi cloîtrée, gardée à l'abri du monde extérieur, Ismara avait été obligée d'apprendre tous les usages de la parfaite petite Princesse d'Amaraï. Les saisons avaient défilé pendant neuf longues années, rythmées par les sermons interminables de son précepteur. Sans les rares nouvelles des survivants que l'Incandescent avait daigné lui transmettre, jamais elle n'aurait tenu aussi longtemps. Les envies de baisser les bras et de n'en faire qu'à sa tête n'avaient pas manqué. Son éducation achevée, une peur viscérale avait grossi en elle. Et si le monarque l'avait oubliée ? Pire, s'il avait changé d'avis ? S'il n'avait plus eu besoin d'elle ? Après tout, elle vieillissait et ne serait bientôt plus bonne à marier... Son avenir avait semblé la pousser vers les portes d'un temple perdu au milieu de nulle part, la condamnant à y finir ses jours comme prêtresse. À chaque minute passée, le désespoir d'avoir subi toutes ces épreuves en vain l'avait rongée. L'attente l'avait tuée à petit feu. L'angoisse de n'être qu'un poids mort pour son peuple avait asséné l'ultime coup de grâce à son esprit réduit en cendres.
Un jour, la grande nouvelle était tombée comme un couperet. Le Roi l'avait enfin autorisée à sortir de sa prison dorée. Aussitôt conduite à Solawari, aussi appelé le Palais Solaire, symbole de démesure et d'arrogance d'Amaraï, elle avait épousé le Prince Rahyel le lendemain de son arrivée.
Une bien maigre liberté finalement en main, elle ne supportait plus de les laisser ternir la mémoire de sa cité-royaume aussi facilement. À défaut de montrer une once de décence envers son peuple, ne pouvaient-ils au moins respecter ses sentiments ? Était-ce trop demander ?
— Kaalans, lâcha-t-elle, agacée.
— Plaît-il ? s'indigna le précepteur interrompu.
Elle réalisa son erreur, son corps se crispa. Elle n'avait pu retenir cette malheureuse parole. La Princesse ne se l'expliquait pas. Après toutes ces années, elle se laissait encore emporter par ces procédés grossiers.
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