(6-3) Jawidji

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 Il fallait avouer que cet homme avait un don inné pour brutaliser sa sensibilité. Non seulement il avait en ce jour décidé de bafouer la mémoire des siens mais en plus il racontait n'importe quoi. Le nombre d’inepties qu'il pouvait débiter sur un sujet qu'il ne connaissait visiblement pas la blessait plus qu'il ne le devrait. Il se prétendait enseignant, une fonction qui requerrait de multiples connaissances, alors qu'il se contentait d'énoncer un discours prémâché sans y réfléchir, sans remettre en cause son jugement et son savoir. Une attitude dérangeante qu'elle tolérait très difficilement. Pourtant, elle savait qu'elle devait se taire. Mais dans ces moments, son passé la rattrapait et forçait la Jawidji à réagir. Une très mauvaise stratégie. Quand apprendrait-elle ? Ismara tenta de rattraper le coup.


 — Veuillez m'excuser, dit-elle, se montrant sincèrement peinée par cette erreur. Un vieux réflexe. Le terme « Kaalans » me semble aujourd'hui encore plus approprié que « Nomades ».


 Sur ces mots de vérité enrobés d'immonde hypocrisie, elle s'efforça à rester maîtresse de ses réactions. Les muscles du visage détendus et les yeux emplis d'une humilité attendue, elle masqua à merveille tout le dédain qu'elle éprouvait en cet instant. Devant cet homme et ses leçons vides de sens, la Princesse arbora un joli sourire alors qu'elle écoutait pour la énième fois les mêmes sornettes. Pourtant, malgré ses efforts, la colère grondait encore. Ses doigts répondaient aux stimuli négatifs et se contractaient sans cesse, jusqu'à former des poings cachés sous les manches de soie.


 — Alors, je vous en conjure. Bannissez enfin tous ces termes barbares de votre vocabulaire, reprit le précepteur. Vous êtes membre de la famille royale désormais. Vous vous devez d'employer les mots qui conviennent à votre rang.

 — Je suis désolée, Professeur. Il faut croire que certaines habitudes sont difficiles à perdre...


 Notamment pour Amaraï et leur insupportable arrogance.


 Ce que les Amarins appelaient « Terres du Sud », les siens les nommaient Likaala. La légende racontait que la première personne à avoir voyagé sur ces terres inconnues, il y avait de cela des millénaires, portait le nom de Kaala. La région fut donc baptisée en son honneur. À ce jour, elle comprenait la Montagne rocheuse Mbembé - ou Membe sur les cartes d'Amaraï - peuplée de nombreuses tribus, le Désert de Rahn réputé pour ses trois grandes cités dont Jawiad et l'inaccessible Désert Rouge.


 Bien que certaines tribus de la Montagne Mbembé fussent encore nomades, la grande majorité était devenue sédentaire. Le terme « Nomade » employé par Amaraï devait sans doute désigner, à l'origine, les marchands étrangers qui parcouraient leur territoire. Le nom s'était ensuite propagé à tous les habitants de la région du Likaala. Malgré les différences culturelles et les nombreux conflits, tous se réclamaient descendants de Kaala et préféraient être appelés Kaalans. Mais le plus respectueux, pour ne froisser personne, restait encore d'utiliser leur nom de clan ou de cité, comme Jawidji pour un habitant de Jawiad.


 Doucement mais sûrement, Amaraï apprendrait à respecter les coutumes kaalans. Elle s'en assurerait. Son jeu s'étoffait. Dorénavant, elle bénéficiait du statut de noble Amarine acquis par sa récente union avec le Prince. La jeune femme n'hésiterait pas à se servir de cette nouvelle carte dès que la situation se présenterait. Ses paroles prendraient enfin tout leur poids. Mais pas aujourd'hui. Ce n'était pas encore le bon moment. Elle le savait. Pourtant, une nouvelle fois, ce sujet sensible couplé à son émotivité à fleur de peau lui fit perdre son intérêt premier. Se taire lui devenait insupportable. Surtout devant un tel incompétent. Elle devait tenter quelque chose.


 — Si je peux me permettre, Professeur, essaya-t-elle de se justifier, la voix néanmoins assurée.


 Soupçonneux, l'homme donna tout de même son aval. Si elle jouait correctement son coup, peut-être changerait-il d'avis ? Cette idée absurde lui soutira un sourire intérieur. Non, impossible. Qui voulait-elle berner ? Il continuerait à la prendre pour une idiote et rien ne changerait. Elle aurait simplement le plaisir de donner son avis en toute impunité et, en prime, de se défouler un peu. La jeune femme endurait toutes ces inepties depuis des années, il pouvait bien supporter ses doléances de temps à autre.


 Ses émotions en ordre, elle chassa son esprit revanchard et adopta son masque de Princesse bien éduquée.


 — Sans aucune prétention, je crois que Sa Majesté apprécierait ce genre d'initiative. Après tout, l'homme avisé qu'il est a autorisé des négociations avec nos anciens ennemis. Alors autant mettre toutes les chances de notre côté en les accueillant correctement, ne pensez-vous pas ? Mon mariage avec le Prince Rahyel ne va-t-il pas dans ce sens ?


 Ismara pensait en partie ces mots. Ils la rapprochaient de son but. Ils matérialisaient ses espoirs. La promesse d'une libération prochaine pour les siens. Certes, sa cité ne s'apparentait plus qu'à un amas de décombres mais son cœur – les habitants – battait encore d'une vibrante rage de vivre. Elle les savait prisonniers du tyran, enfermés quelque part en Amaraï. Pour eux, elle s'était soumise tout ce temps sans faire de vagues. Une fois les traités signés, si les relations entre le monarque amarin et les Kaalans de Mbembé se passaient sans accroc, elle obtiendrait la grâce de son peuple. Le Roi Incandescent le lui avait promis à son arrivée au palais. Encore un effort.


 En tant que femme mariée, la Princesse était vouée à demeurer à Solawari, mais les survivants seraient, eux, jouiraient de leur pleine liberté. Elle s'en assurerait. En retour, ils réaliseraient son rêve. Jawiad renaîtrait de ses cendres. Le Joyau de Rahn resplendirait de nouveau, plus flamboyant que jamais sous le soleil du désert.


 Motivée par ce seul objectif, la Jawidji récolterait bientôt les fruits de son sacrifice. Elle en était convaincue.


 — Employer ces termes « barbares » n'est peut-être pas totalement dénué d'intérêt, conclut Ismara, le sourire humble, mais le regard déterminé.


 À la surprise de la jeune femme, le précepteur n'émit aucune objection. Pour la première fois au cours de toutes ces années d'enseignement, il affichait une mine grave. Peut-être avait-elle eu tort de parler finalement ? Il semblait prendre son discours très au sérieux et s'accorda un long moment de réflexion. Le lourd silence à son apogée, l'homme lâcha enfin sa pensée d'un calme insoupçonné :


 — Avec tout mon respect, Princesse Ismara, votre naïveté est sans égale. Je vous recommande ardemment d'éviter de propager ces pensées déviantes, surtout en public. N'oubliez jamais que vous n'êtes que tolérée ici. Alors, prenez garde à ne pas précipiter votre chute. Vous le regretteriez amèrement.

 — Que voulez-vous dire ?

 — Je vous avertis seulement.


 Sur ces mots, le léger tintement des clochettes retentit. La leçon était terminée.

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