(7-2) Idéal
Les vapeurs des thermes l'isolèrent du monde.
Après cette rude journée, elle avait bien mérité ce petit moment de détente. Alors, seulement vêtue de ses bracelets de mariage et jawidji sur le même bras gauche, elle se glissa dans l'eau chaude déversée en continu par des sirènes.
En pierre pour l'essentiel, la pièce était baignée dans l'or d'un soleil en fin course qui fondait sous l'effort. Le halo vacillant des bougies renforçait ces teintes crépusculaires jusque dans les reflets d'un bain assez spacieux pour accueillir plusieurs personnes. Le Prince Rahyel et la Princesse Céleste pouvaient donc se joindre à elle à tout instant.
Confortablement installée, Ismara écarta bien vite cette idée. Cette situation avait peu de chances de se présenter. Sa coépouse n'était pas revenue de chez Roxelann et, au vu de l'heure, ne la quitterait qu'après les essayages. Quant au jeune homme... Soupir. Sans doute viendrait-il se relaxer plus tard dans la soirée, avant d'aller se coucher, mais elle serait déjà partie. En bref, ils ne se recroiseraient pas avant le lendemain soir au plus tôt. Parce que, dès l'aube, il s'en irait à nouveau pourchasser des femmes bien plus ensorcelantes que les siennes.
Son travail l'obnubilait à un point... Fascinant. Son père possédait une telle emprise sur lui qu'il en venait trop souvent à s'oublier. Elle ne s'étonnait pas qu'il ait craqué au lendemain de leur mariage, même si la raison exacte lui échappait encore.
Elle réduisit sa curiosité au silence. Les sentiments du Prince ne regardaient que lui. S'il désirait se confier, elle l'écouterait avec plaisir. Sinon, elle se satisferait du respect qu'il lui témoignait déjà. Les Grandes Déesses possédaient un étrange sens de l'humour pour engendrer pareille union. Parce qu'avant de le rencontrer, elle ne se serait jamais attendue à ce qu'il lui pose un tel dilemme...
Alors prisonnière de la morosité du domaine Mura, elle n'avait disposé que de maigres informations au sujet du second fils du Roi : il était un soldat modèle, lié à une seule épouse. En somme, rien de croustillant à se mettre sous la dent. Elle se l'était alors imaginée comme un clone de son père : arrogant, cruel, détestable, inhumain. Chaque fois qu'elle s'était projetée dans une vie future, son ultime bastion pour répliquer à sa guise aux insultes, elle avait aimé le haïr – lui comme tous les mâles de sa famille puisqu'elle ignorait auquel on la destinait. Et ce, jusqu'à l'annonce précipitée du mariage. Le Prince Rahyel désigné, elle avait cherché à en savoir plus sur sa personnalité auprès des servantes. Malheureusement, celles-ci ne s'étaient attardées que sur un fait sans valeur : qu'il était soi-disant bel homme, comme son père. Les fantasmes sur la royauté, avait-elle supposé.
Puis était venu ce jour où elle avait enfin posé les yeux sur lui. Par la Puissante Rahn, un soldat ! Même en le sachant déjà, elle ne s'était pas préparée à un tel choc. L'image de son fiancé l'avait giflée, ravivant tous ses traumatismes. Il l'avait inexorablement ramenée vers cette nuit des Enfers, où ses congénères amarins avaient anéanti la vie d'une petite fille et de sa cité toute entière. Elle en aurait presque vacillé tant cet inconnu, par sa seule carrure, lui rappelait l'homme qui l'avait arrachée à Jawiad.
Vraiment, son futur mari incarnait le parfait petit soldat à la botte du Roi. Pire encore. Un soldat affublé du même visage que ce monstre de tyran. On ne pouvait nier leur lien de parenté. Sans doute partageaient-ils également la même soif de sang... avait-elle pensé, avant d'enfin comprendre pourquoi les faits d'arme revenaient sans cesse concernant le Prince Rahyel. L'armée amarine ne pouvait pas rêver d'un meilleur représentant.
Contrainte d'épouser ce militaire de carrière, pour sauver son peuple et seulement pour cette raison, elle s'était efforcée à chasser son dégoût et de discipliner la violence de son ressentiment. Bien cachée derrière son masque de Princesse éduquée, elle avait étudié les moindres gestes du jeune homme, la moindre de ses mimiques, pour tenter de le voir sous un meilleur jour. Si l'idée de se marier avec elle l'avait dérangé, il n'en avait rien montré. Tout au long de la cérémonie, il l'avait considérée comme son égale et non comme un être inférieur. Cet égard l'avait touchée. Il n'en avait pas fallu beaucoup plus pour que ses angoisses s'assagissent. Le Prince Rahyel méritait sa chance. Avec droiture, il avait passé chaque étape du mariage à ses côtés tout en lui assurant un soutien sans faille. Il ne l'avait ni brusquée ni dénigrée. Une première depuis son arrivée sur ces terres ennemies... Elle ne le remercierait jamais assez pour le respect qu'il lui témoignait, et qui ne s'étiolait pas au fil des semaines.
Au final, elle n'avait pas à se plaindre de son sort. Son mari lui offrait plus de liberté qu'elle n'en avait connu ces dernières années. Il n'entretenait pas non plus une rivalité malsaine entre ses épouses, ce qui épargnait bien des efforts pour capturer son attention.
Oui, il possédait une noblesse de cœur, définitivement incomparable à celle du tyran qui avait braillé toute la journée pour s'autocongratuler. Aucune discrétion, aucune dignité... Elle ne s'étonnait pas que les histoires sur l'Incandescent ne tarissent jamais. Il en existait de toutes sortes, des plus vraisemblables aux plus extrapolées. Déjà à Jawiad, il était connu pour son caractère imprévisible. On le décrivait comme un monstre sadique, prêt à toutes les bassesses pour se repaître de la souffrance d'autrui. Nombre de soldats avaient préféré la mort que de tomber entre ses griffes.
L'arrivée de la jeune Princesse à Amaraï lui avait confirmé ces ouï-dire. Lors de ses très rares visites au domaine Mura, l'homme à l'aura néfaste l'avait mise mal à l'aise à chaque fois. Aucune posture ne semblait jamais convenir face à lui. Une impression partagée par beaucoup, comme elle l'avait constaté à maintes reprises. La peur de contrarier ce prétendu souverain tout-puissant frappait avec virulence toutes les strates de la société. Ou, pour ce qu'elle en avait vu, peut-être que cela concernait seulement les serviteurs qui osaient croiser son regard ?
Dans tous les cas, c'était sans oublier le plus aberrant : les persistantes rumeurs qui divisaient les foules. Le Roi n'avait qu'une seule et unique épouse, aussi adorable que controversée, mais entretenait de nombreuses concubines. Pour lui, la tradition de se marier avec quatre femmes ne s'appliquait qu'aux autres et il préférait de loin s'amuser avec ses multiples maîtresses. La Reine possédait bien du courage pour le supporter...
Enfermée dans sa prison dorée, désespérée d'en sortir, l'héritière de Jawiad avait envisagé plus d'une fois la possibilité de s'unir à ce despote. La vision d'horreur par excellence. Aussi dérangeante qu'écœurante. Sans même imaginer la nuit de noce...
Ismara frissonna de dégoût.
Elle était plus que ravie d'avoir épousé le Prince Rahyel !
Oui. Être liée à lui la satisfaisait...
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