(7-3) Idéal
La Princesse s'enfonça plus encore dans la chaleur bienfaitrice des thermes, avant de lâcher prise. Les yeux clos, elle s'y abandonna. Elle n'était plus là. Son esprit vagabondait, planait déjà dans un autre monde, comme emporté hors des caprices du temps. Elle se sentait bien. Ce sentiment de plénitude l'enveloppait complètement, un bonheur pur qui irradiait au cœur de son être par flots constants. À cet instant, elle n'éprouvait plus qu'un plaisir simple. Si simple...
Soudain, elle perçut une minuscule vaguelette quelque part. Suivie d'une seconde. Si légères qu'elles en étaient presque imperceptibles. Elle se détacha petit à petit de sa transe, pour se focaliser sur cette étrange perturbation qui se déplaçait tout près d'elle. Qui s'immobilisa. Intéressant... La conscience de la jeune femme se concentra, s'affermit, désireuse de comprendre cet étonnant phénomène. Progressivement, elle quitta les hauteurs immatérielles pour atterrir en douceur dans le monde réel. Encore embrumée, elle ouvrit les yeux avec une lenteur involontaire. Quelques battements de cils et ses sens s'éveillèrent. Le faible remous à ses côtés l'intriguait. Ismara sentait une présence discrète. Alors, bien décidée à bouger, elle insuffla toute sa volonté dans ses muscles endormis, puis tourna la tête vers l'objet de sa curiosité.
Munie d'un linge humide, la peau blanche à nu et ses cheveux d'or noués hors des eaux fumantes, la Princesse Céleste se tenait auprès d'elle.
Une première pensée plus concrète que les autres réveilla la Jawidji, terminant de la ramener définitivement à la réalité. À quel moment sa coépouse l'avait-elle rejointe ? Ou plutôt, somnolait-elle depuis longtemps ? Difficile à estimer. Dans ses rêveries, la perception du temps variait d'une seconde à l'autre. Qu'importe. Ce n'était plus la question.
Cette soudaine apparition mit Ismara mal à l'aise, sans qu'elle n'en saisisse vraiment la raison. Parce que son intuition ne l'avait pas avertie plus tôt ? Parce qu'elle n'était pas sur ses gardes, persuadée de ne croiser personne avant de sortir des thermes ? Parce qu'elle s'attendait à ne rencontrer cette incarnation vivante de l'élégance amarine qu'aux essayages ? Pourquoi ressentait-elle cette gêne ? Elles avaient pourtant partagé ce genre de moments à plusieurs reprises... Elle se ressaisit, essaya de réfléchir de façon plus pragmatique. La première épouse voulait-elle lui parler d'un sujet en particulier ? Ismara n'en voyait aucun. Les interrogations s'enchaînaient, les réponses s'échappaient toujours hors de portée. Finalement, elle abandonna. La Princesse Céleste souhaitait probablement elle aussi se détendre avant les habillages. Rien de plus. Inutile de tergiverser davantage.
Toutes deux silencieuses, chacune tentait de préserver son espace de bien-être.
Elle songea bien à initier la conversation mais les mots lui faisaient défaut. S'adresser à l'épouse de son mari lui apparaissait toujours périlleux, parce qu'elle ne parvenait que trop rarement à lire ce masque de perfection. Résignée, Ismara préféra se lever. Les essayages de costumes débuteraient bientôt et elle s'était suffisamment prélassée. Cette ambiance troublante n'appartiendrait bientôt plus qu'au passé.
À contrecœur, elle s'extirpa du bain chaud. Elle adressa un hochement de tête à son aînée, pour lui signifier son départ et commença à se sécher vivement à l'aide d'une serviette.
— Princesse Ismara, fut-elle interpellée.
Intriguée, la Jawidji lui accorda toute son attention. Sa coépouse avait bien une demande à lui adresser.
— Souhaitez-vous vous joindre à moi pour quelques prières ? continua cette dernière, toujours concentrée sur sa toilette méticuleuse.
Sur le coup, Ismara ne comprit pas ce qu'impliquait cette curieuse question. Une moue interrogatrice répondit alors à sa place, ce qui obligea la Princesse Céleste à clarifier son propos :
— Vous vous devez de purifier votre âme régulièrement au temple. Avez-vous prié la Grande Nanami ces derniers jours ?
— Pas vraiment, dit l'intéressée tout en réfléchissant. Il est assez rare que je m'adresse à Elle.
— Je vois.
Que voyait-elle exactement ? La religion était une affaire personnelle, en Amaraï comme au Likaala. En dehors de certains rites et festivités annuelles, chacun rendait grâce aux Grandes Déesses comme il l'entendait. À toutes ou à une seule, cela dépendait du ressenti de chacun. Souvent, les Amarins honoraient la Bienveillante Nanami, leur Déesse privilégiée et pilier de leur culture. Cependant, rien n'empêchait de se tourner vers les trois autres divinités.
La première épouse prolongea sa pause avant de reprendre :
— Princesse Ismara, je sais que vous vous évertuez à maintenir votre corps en forme. Et cela est une très bonne chose. Je ne vous le reproche pas. Cependant, n'oubliez pas quel est votre devoir. Vous êtes l'épouse du Prince Rahyel dorénavant. Vous devez lui assurer une descendance. Afin d'y parvenir, il vous faut un corps sain, il est vrai, mais aussi et surtout : un esprit sain. Me comprenez-vous ?
Pas vraiment... Elle crut un instant entendre le discours de sa dame d'honneur. Cependant, elle se ravisa. Quelque chose l'empêchait de tirer cette conclusion. Aussi, elle fit confiance à son intuition.
Le manque d'émotion sur le visage de la poupée porcelaine, qui se reflétait jusque dans le timbre glacé de sa voix, n'aidait pas à la cerner. Ce trait de caractère pouvait aisément porter à confusion, d'autant plus quand il s'accompagnait d'un regard obstinément baissé. Néanmoins, Ismara finit, pour une fois, par percevoir l'intention. La Princesse Céleste souhaitait réparer les impairs de Roxelann, et les siens. Le rôle de veiller à ce que leurs devoirs, à toutes deux, fussent convenablement accomplis lui revenait. Elle tentait de lui expliquer ce qui lui semblait être la bonne ligne de conduite, à suivre avec rigueur et justesse pour leur éviter ennuis et reproches, même si cela impliquait qu'une étrangère tombe enceinte avant elle. Un sacrifice à saluer.
— Et qui sait ? ajouta la première femme du Prince. Peut-être que la Grande Déesse nous permettra de mieux nous apprivoiser, vous et moi.
Surprise mais touchée par cette délicatesse, Ismara apprécia ce premier signe de rapprochement. Elle ne l'avait pas vu venir parce que, jusqu'à présent, elles avaient surtout échangé des silences plus que des mots. Elles s'évitaient aussi, parfois, pour faciliter leur cohabitation. Mais ce n'était pas toujours possible, elles étaient bien obligées de se côtoyer de temps à autre, notamment lors des séances artistiques en commun. Une barrière invisible se dressait alors entre elles et limitait leurs interactions.
Dans ces moments particuliers, la Princesse Céleste ne se montrait jamais désagréable. Seulement, l'héritière de Jawiad n'arrivait pas à déterminer si elle l'importunait ou non. Au contraire du Prince Rahyel, avec qui de simples gestes suffisaient pour se comprendre, la communication passait très mal entre elles. Peut-être son aînée s'en était-elle aperçue et espérait aussi corriger cette maladresse ?
Même si... Ismara n'était pas convaincue que la Grande Nanami soit la Déesse concernée par ce genre de demandes. Tant pis. Elle préféra s'abstenir de tout commentaire ; l'occasion était trop belle pour la contrarier. Aussi, elle s'empressa de donner une réponse positive au sourire fantôme de son interlocutrice.
— Que faisons-nous pour les essayages ? ne put s'empêcher de demander la benjamine.
— Ils attendront.
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