(8-1) Histoires de femmes

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 Au loin, de gigantesques toriis attira l'attention d'Ismara : elles arrivaient enfin à destination. Les Princesses, toutes deux habillées d'un ensemble kimono et hakama violet, à la différence près que l'un tirait vers le bleu et l'autre vers le rouge, sortirent du carrosse et montèrent les marches sous ces grands portiques de bois parfaitement agencés qui formaient un long tunnel d'or jusqu'à la cour du temple.


Ce parcours... L'héritière de Jawiad eut l'impression de sceller de nouveau son destin. Elle avait été installée en ce lieu la veille de son mariage. Le ciel de nuit avait hésité entre saphir et améthyste, comme en cet instant, et les prêtresses se hâtaient en tous sens. Elles devaient terminer d'ordonner les bâtiments dédiés à l'étude et à la copie des anciens parchemins avant les rituels du soir, même si cela ne les empêchaient pas d'accorder un sourire et de brèves salutations aux épouses.


 L'espace d'un fugace instant, Ismara se demanda si elle aurait aimé cette vie. Libérée de son union ainsi que des devoirs princiers qui allaient de pair, elle ne se serait souciée que de sa personne. Bien sûr, les souffrances de son peuple l'auraient hantée de jour comme de nuit. Mais... une autre alternative se serait présentée à elle, tôt ou tard. Oui, probablement... Vêtue à jamais d'un kimono blanc assorti à un hakama bleu, elle aurait eu l'occasion d'étudier les textes anciens. Peut-être aurait-elle réfléchi à une solution plus efficace pour résoudre ses problèmes ?


 Ou trouvé la paix intérieure ?


 Non. Bien sûr que non. Comment cette pensée ridicule pouvait-elle la séduire ? Elle le savait. Le Roi l'aurait envoyée dans un temple perdu au milieu de nulle part, sans ressources, loin des riches archives de Solawari. Isolée de tout, qui aurait-elle pu convaincre ? Sa seule chance d'obtenir une audience auprès de ce monstre se serait évanouie au fil du temps sans qu'elle puisse l'en empêcher. À mille lieues de la capitale, il l'aurait définitivement oubliée. C'était certain.


 Trêve de futilités. Elle devait rester concentrée. Grâce à cette vie, elle obtiendrait gain de cause. Son unique espoir se présenterait bientôt. Patience. On le lui avait bien assez répété. Sa détermination ne flancherait pas.


 Au centre de la place, une énorme cloche se balançait sur son joug. Les Princesses sonnèrent chacune un coup en tirant sur l'épaisse corde. Un gong retentit. Suivi d'un second. Elles joignirent les mains quelques secondes en signe de paix, le temps d'annoncer leur présence à la Créatrice. L'une de ses représentations distribuait amour et prospérité aux mortels depuis le sommet de la tour principale. La structure en bois, à l'exception du rez-de-chaussée en pierre, se composait d'une dizaine d'étages.


 À l'intérieur, les jeunes femmes furent accueillies par l'immense statue de Nanami la Bienveillante. À son pied, au milieu des bassins de carpes koï, l'autel était resté inchangé depuis la cérémonie de mariage. L'atmosphère replongea Ismara dans se récents souvenirs, alors que la Princesse Céleste l'abandonna le temps d'aller chercher la Grande Prêtresse.


 Sa nervosité qu'elle avait affronté seule en l'absence d'un confident, ses pensées tournées vers sa famille, ses parents, ses sœurs, ses frères, Suadama en particulier, quel aurait été leur avis sur ces célébrations ? Les auraient-ils approuvées ? En d'autres circonstances, s'ils... avaient été encore en vie, l'auraient-ils soutenue pendant tout le processus ? Les aurait-elle retrouvés dans le public, au cœur du déferlement de couleurs qui l'avait cueillie à la sortie du temple ? Des jaunes aussi éclatants que des tournesols sous le soleil, des roses aussi extraordinaires qu'un crépuscule en fin de vie, un bleu... nuit...


 Il avait semblé si sûr de lui devant cet autel... Un véritable roc, inébranlable.


 Il ne s'agissait pourtant que d'une façade. Se confieraient-ils l'un à l'autre, un jour ? Probablement pas. Comme lui, elle devait garder enfermées en elle toutes les questions qui la tiraillaient, pour sa propre sécurité. Leur proximité forcée, au sein de laquelle naissait une certaine tendresse, ne changeait rien à leur réalité. Tout un univers les séparait, beaucoup trop grand pour toucher l'autre.


 Même si elle aimait croire en l'impossible...


 Par la Puissante Rahn, son rêve ne se résumait-il qu'à s'enchaîner à un homme pour espérer libérer les siens ? Ismara détestait cette idée. Cela signifiait qu'elle ne pouvait rien accomplir par sa seule volonté, uniquement en jouant avec celle des autres. Répugnant. Mais indispensable. Elle réprima aussitôt ce ressenti négatif, préférant se répéter que la faute incombait entièrement à Amaraï.


 Empêtrée dans ses sentiments contradictoires, elle s'en extirpa grâce au retour de la Princesse Céleste. Cette dernière l'informa que la Grande Prêtresse se trouvait déjà au sommet de la tour, puis exprima sa déception :


 — J'aurais aimé qu'elle vous dispense quelques savoirs pendant notre montée. En son absence, je le ferai à sa place. J'espère que vous me pardonnerez mes approximations.

 — Vous remplirez son rôle à merveille, la rassura sa coépouse, sans pour autant cerner ce qu'il impliquait.


 L'ombre d'un sourire lui répondit, puis un geste ample lui indiqua un escalier.


 Arrivées à l'étage supérieur, les deux femmes s'arrêtèrent pour contempler l'architecture. Les marches en bois situées sur le côté poursuivaient leur course jusqu'aux paliers suivants. De forme carrée, ceux-ci s'apparentaient davantage à des rambardes de sécurité, d'où l'on pouvait se pencher pour voir le plafond de la tour. Ou plutôt, le plancher de la pièce du dixième. Une sacrée hauteur sous plafond qui procura à Ismara un sentiment de vertige. C'était la première fois qu'elle entrait en un tel lieu. Il s'en dégageait une imposante aura de sobriété et de grandeur. Comme si une force supérieure l'avait bâtie.


 Mais ce n'était que l'œuvre acharnée des mortels, esclaves des plus puissants qu'eux.


 — Cette tour retrace l'Histoire de notre monde, énonça la Princesse Céleste en réponse au regard songeur d'Ismara.


 En vérité, les pensées de cette dernière déambulaient ailleurs. Elle se contenta d'observer sans interrompre sa coépouse.


 — Les premiers étages sont encore vides. Toutefois, quand nous monterons, vous retrouverez la chronologie des épisodes les plus marquants, des plus récents aux plus anciens.


 Elles s'élevèrent de deux paliers. En un mouvement gracieux, la Princesse Céleste montra une œuvre en cours d'élaboration qui représentait deux des Reines du Roi Sylvar ; l'une disparue, l'autre siégeant encore à ses côtés. La première, d'une beauté ineffable, ressemblait à s'y méprendre à son fils, le Prince Areth. Elle paraissait toutefois plus réservée que lui, si l'on se fiait à ce portrait qui cherchait à la déifier. Mieux valait sûrement éviter d'en tirer des conclusions. Après tout, la seconde avait perdu l'air enfantin qui la caractérisait tant, pour incarner une femme fade et sans saveur, toute en retenue. Autrement dit, l'épouse modèle. Vivement que les artistes s'attellent à sa chevelure des neiges, afin de lui rendre une partie de sa singularité.


 — Vous voyez, il s'agit de l'esquisse la plus récente et elle n'est présente qu'à cet étage. Nos prédécesseurs nous ont laissé la place pour continuer ce travail de mémoire.


 Toute à sa contemplation, la Jawidji fut troublée de constater qu'il manquait la mère du Prince Rahyel et de sa jumelle, la Princesse Niraell. Certes, la Reine Millissandre avait acquis son titre seulement le temps d'une grossesse, avant de mourir en couche, mais ne méritait-elle pas un peu plus d'égards ? À moins... qu'elle ait déplu à l'Incandescent d'une quelconque manière ? D'après les rumeurs, elle avait pourtant été l'une de ses concubines préférées. Étrange... Ismara céda à la curiosité.


 — Des rumeurs d'adultère ont été rapportées à Sa Majesté qui ne lui a jamais pardonné la tromperie et le doute quant à la paternité des enfants. Il les a reconnus seulement parce qu'il manquait d'héritiers.

 — Cela est ridicule, maugréa Ismara. La Reine Millissandre a dû être en butte aux magouilles de la Cour. Le Prince Rahyel ressemble à son père comme deux gouttes d'eau.

 — Aujourd'hui, oui.


 Le sous-entendu dégoûta encore plus Ismara. L'Incandescent n'admettrait jamais son erreur. Il préférait l'effacer. Ainsi, il s'épargnait le moindre doute. Personne ne réhabiliterait une Reine déchue qui n'existait plus dans la mémoire collective. La jeune mariée plaignit sincèrement son mari.


 Elle s'avoua un poil déçue, aussi. Elle aurait aimé voir quels traits cette femme – aux cheveux rouge sang apparemment – partageaient avec son fils et visualiser un peu mieux sa fille, elle aussi décédée. La malheureuse avait péri dans un incendie.

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