(8-2) Histoires de femmes

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 La Princesse Céleste encouragea sa cadette à poursuivre leur ascension, quand un bruit les alerta. Un bruit de pas. Elles s'inclinèrent en découvrant le Prince Areth qui descendait les marches. Tiré à quatre épingles, de ses bottes à son pic à cheveux à l'effigie d'un hibou, en passant par son uniforme princier à manches courtes, il leur demanda rapidement de se relever, puis les pria de pardonner sa femme et lui.


 — J'ai eu vent de ce qu'il s'est passé cette après-midi. Entendez bien que je le regrette, ma tendre Roxelann peut se montrer très... passionnée ? Un trait de caractère qui m'a toujours séduit chez elle, je concède néanmoins qu'il peut désarçonner. J'espère que cela vous n'empêchera pas de vous sentir les bienvenues chez nous. Après tout, une famille sans quelques heurts en serait-elle vraiment une ?


 Ces paroles s'adressaient surtout à Ismara qui s'empressa de répondre par la négative. Inutile de contrarier l'héritier, elle s'occuperait de sa belle-sœur en temps voulu. Même si, à bien écouter, il semblait s'en être déjà occupé. Son discours l'intriguait. Elle le rejoua dans un coin de sa tête, pendant que sa coépouse complétait ses dires : tout allait bien, elles iraient aux essayages après quelques prières.


 — Elle n'aime pas se fâcher avec vous, ajouta-t-il une fois rassuré.

 — Nous ne sommes pas fâchées, affirma avec aplomb la Princesse Céleste, plus stoïque qu'à l'ordinaire.


 Il ne contesta pas en dépit de son regard critique. Ismara le retint, ce qui leur épargna un silence gênant. Elle désirait découvrir quel genre d'homme il était, parce qu'elle aurait aussi à composer avec lui lors des négociations. Peut-être se montrerait-il aussi surprenant que son frère. Aussi, commença-t-elle par une question triviale :


 — Puis-je vous demander ce qui vous amène ici, Votre Altesse ?

 — La quête de l'inspiration, je crois, confia-t-il en se tournant avec mélancolie vers le portrait de la Reine Himiria. Ma mère aimait beaucoup ce temple, j'ai l'impression qu'elle me guide chaque fois que je viens. Ce qui m'apparaît assez naïf maintenant que je l'énonce à haute voix. Elle s'est sûrement réincarnée depuis bien longtemps. Je le lui souhaite de tout mon cœur.


 La tristesse s'accentua sur le visage d'un enfant privé trop tôt d'un parent. L'héritière de Jawiad se reconnut sans peine dans cette souffrance. Elle essaya de mettre en mots sa compréhension de la mort :


 — Je suis certaine que les êtres chers que nous avons perdus continuent à veiller sur nous, sous une forme ou une autre. Passer à la prochaine vie ne signifie pas qu'ils font table rase de celle qu'ils viennent de vivre. Sinon, ils se couperaient d'un riche enseignement. Ils laissent une empreinte sur le monde pour qu'eux comme nous ne puissions oublier leur passage. Ils l'ont gravée en nos cœurs.


 Le Prince Areth acquiesça difficilement. Contrairement à ce qu'aurait tenté son frère, il ne chercha pas à cacher son émotion. Il l'assuma, même lorsqu'il la remercia pour ces paroles et le réconfort qu'elles lui procurèrent. Son regard rivé vers sa mère s'éclaircit, se durcit soudain, puis s'aiguisa.


 — Père se débat avec son devoir de mémoire parce qu'il n'est pas en paix avec la notion d'amour. Ce qui me semble regrettable pour un monarque d'Amaraï. Notre devise est Amour, Paix et Devoir. Ces concepts doivent s'harmoniser.


 Ce soudain appel au changement, ou à envisager différemment l'exercice du pouvoir, plut à Ismara. Elle n'aurait pas cru rencontrer à la Cour quelqu'un qui craignait si peu les foudres de l'Incandescent. La Princesse Céleste, consciente elle aussi de la dangerosité de ce discours, y coupa court non sans piquant :


 — Je vous souhaite de trouver les réponses auprès de la Sirène. Ainsi, Rox ne sera plus tourmentée par vos absences.

 — Haha, oui, je vous l'accorde, répondit-il à moitié gêné. Elle m'en veut encore de m'être investi plus que de raison dans la Grande Chasse. Mais que voulez-vous ? Mon grand cœur me perdra ! Je n'allais tout de même pas laisser mon cher et unique petit frère affronter seul les dangers qui nous guettent. En tant qu'aîné, je me dois de le seconder.


 À ces mots naquirent un regard suspicieux chez l'aînée des femmes et un sourire spontané sur les lèvres de la benjamine. Ce lien fraternel, beau et fort à la fois, la toucha profondément. Il la délesta de certaines craintes. Son mari semblait sans cesse porter seul tout le poids du monde sur ses épaules, alors le savoir soutenu dans sa mission la soulageait. Elle ne voulait en aucun cas le revoir dans une telle détresse. S'il refusait de parler de ce qui le tracassait à ses épouses, il pouvait au moins compter sur le soutien indéfectible de son grand frère. La Jawidji remercia l'héritier d'Amaraï pour sa prévenance.


 — Le plaisir est mien. Tel est mon rôle de m'assurer du bien-être de chacun. D'ailleurs, à ce propos, je m'en veux de ne vous avoir rendu visite jusqu'à présent, faute de temps. Je me rattrape donc : ne manquez-vous de rien à Solawari ?


D'alliés pour libérer les prisonniers jawidji.


 Réprimer son désir lui coûta, beaucoup. Ismara se tenait face à un homme capable de le combler. Il suffisait d'amener le sujet de la bonne manière. Et pourtant... elle ne tenta rien. L'opportunité lui parut trop belle, trop facile pour la saisir. Elle s'était montrée patiente jusqu'à présent, alors autant éviter de dévoiler ses intentions à un inconnu, aussi belle soit sa première impression. Cette conclusion ne la convainquit pas. Il fallut s'en accommoder. Ou peut-être...


 — Je vous remercie de l'attention que vous me portez, Votre Altesse. Je ne manque de rien. J'ai bien reçu votre note concernant les appellations des Nomades de Mbembé.


 Elle usa de ce terme grossier tant comme d'un bouclier que d'une arme. Elle n'obtiendrait pas gain de cause si elle ne se lançait pas dans la bataille. Un allié se gagnait. Justement, le Prince Areth avança d'un pas, se pencha et corrigea sur le ton de la confidence :


 — Les Kaalans de Mbembé, vouliez-vous dire.


 Entendre un tel mot dans la bouche d'un Amarin toucha Ismara. Il lui sembla résonner dans le temple comme une libération, voire une invitation à briser des interdits. Test de loyauté ou véritable opportunité, tant qu'elle respectait les règles, on ne pouvait l'empêcher de jouer.


 — Kaalans ou Nomades, quelle importance si je ne cerne pas l'intérêt de m'impliquer dans la démarche ?


Ne pas se laisser charmer. Ismara ne détacha pas les yeux de sa cible. Bien campée sur ses pieds, sans pour autant paraître trop raide, elle comptait bien lever ses doutes. Elle aussi pouvait soumettre son adversaire à une épreuve. Ces titres qu'il connaissait, les employait-il seulement dans le but d'amadouer afin d'obtenir un accord avantageux, ou comprenait-il les Histoires dans lesquelles ils s'inscrivaient ?


 Un sourire effronté répondit à son défi.


 — Je vous trouve bien dure avec moi, Princesse, se montra-t-il faussement peiné. J'ai dû travailler avec le Haut-Gouverneur Greavr afin de rendre mon projet accessible aux esprits simples des érudits de Solawari. Éclairez-moi, je vous prie. Me suis-je mal exprimé ?

 — Du tout, je me demandais pourquoi vous accordiez du temps à des personnes tout juste tolérées à la Cour.

 — Je vous l'ai dit, pour l'harmonie.


 Ismara manqua de lever les yeux au ciel. Quelle phrase creuse... La suivante, au contraire, la prit de court. Elle sonna comme une douce mélodie, aux sonorités familières, mais au sens difficile à saisir sur l'instant.


 — Vous renouerez avec vos racines, Princesse, promit l'héritier d'Amaraï en jawidji.


 La jeune femme resta sans voix. Elle ne sut comment interpréter l'usage de son propre langage. Elle craignit la flamme de ses espérances, plus encore que les conséquences d'être percée à jour.
Le Prince Areth prétendit avoir déclaré une salutation à la première épouse de son frère, et demanda à la seconde pour s'assurer de sa bonne compréhension :


 — Était-ce correct ?

 — Parfait, souffla-t-elle, bouleversée. De bien belles paroles...

 — Bien. Je m'excuse si vous vous êtes sentie exclue de mes projets, compatit-il. Je ne vous ai pas sollicitée parce que nous traitons en priorité avec les Kaalans des Montagnes que ceux du Désert. Une erreur, sans doute. J'y remédierai. Vos connaissances nous sont un précieux atout.


 Il hésita à avancer son bras dans un geste empathique, mais s'en abstint.


 — Nous en rediscuterons, très bientôt, conclut-il.


 Un dernier regard appuyé, et il prit congé. Ismara le regarda partir, partagée entre un rêve à portée de main et un précipice au bord du chemin. Dès qu'il eut disparu dans les escaliers, la Princesse Céleste demanda :


 — Si je puis me permettre, de quoi parliez-vous ?

 — De mettre un terme définitif à la guerre qui déchire nos peuples, mentit-elle pour ne pas mentionner les prisonniers jawidji.

 — Dans ce cas, nous devrions continuer notre ascension.


 La cadette accorda un dernier regard au portrait de famille incomplet, puis s'engagea à la suite de son aînée. Elle côtoya les monarques du passé, leurs bûchers, les guerres ancestrales, les assauts de créatures millénaires, sans vraiment s'en préoccuper. Son esprit était accaparé par le Prince Areth. Toutefois, elle nota que plus elles montaient, plus les parois paraissaient bien ternes comparées aux premières qui lui avaient été présentées.


 Elles arrivèrent enfin au sommet, là où une vraie pièce avec un plancher complet et renforcé avait été bâtie. La Grande Prêtresse les y attendait. Elle poussa la jeune mariée à entrer la première. Ce qu'elle fit sans enthousiasme. Elle aurait préféré s'abandonner à ses fantasmes qu'à ceux d'Amaraï.


 À peine passa-t-elle un pied qu'Ismara changea d'avis. Elle fut soufflée. Une telle somptuosité... Le bleu saphir la happa toute entière, la noya dans un océan de ressentis, la perdit entre admiration et humilité. Elle ne saurait se dérober à l'estampe géante qui s'appropriait le mur du fond tout entier, encore moins à celle qui lui faisait face.


 La Grande Nanami. La Bienveillante. La Déesse de l'Est...


 À peine retenus par quelques bijoux en or, ses longs cheveux d'encre aussi fins que des fils de soie ondulaient au rythme des flots, dansaient sur toute la surface jusqu'à sortir du cadre. Ils contrastaient grandement avec la blancheur de son teint. Son corps était mis en valeur par une tunique courte qui dénudait ses épaules, le haut de sa poitrine, son ventre et son interminable queue de poisson. À moitié couchée sur le sable fin, la Sirène dissimulait son immense fierté envers ses œuvres derrière un masque de prévenance. Seuls un sourire discret et un éclat de joie au fond de ses yeux bleus trahissaient son véritable ressenti. Une à une, elle ôtait les écailles de sa peau pour donner vie à des êtres aussi petits que des coquillages. D'abord informes, ils devenaient plus élaborés à mesure qu'ils s'éloignaient de leur créatrice. Des humains, des goupils, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des plantes ; les profondeurs marines grouillaient de vie.


Fascinant.


 Une main sur l'épaule la sortit de sa contemplation : la Grande Prêtresse l'invitait à s'avancer vers le centre.


 — Concentrons-nous sur la raison de votre venue, ajouta-telle.


 En quête d'une confirmation, la Princesse Ismara se tourna d'instinct vers la Princesse Céleste qui lui adressa un subtil hochement de tête pour l'encourager. L'esprit engourdi, la Jawidji hésita. Pourquoi ? Elle ne le comprenait pas elle-même. Elle n'accomplissait rien de particulier. Simplement une prière pour la conception d'un enfant. Il suffisait de se laisser aller et elle répondrait aux attentes de tous.


 Un doute s'immisça. Tentait-on de l'éloigner de son but et de limiter son rôle en donnant à l'Incandescent un héritier, qui n'embrasserait même pas sa double culture ?


 Inspirer.
 Expirer.
 Recommencer pour se vider la tête.


 Prête, la jeune femme avança vers l'autel situé au milieu de la pièce. Les lanternes sur pied éclairaient faiblement son chemin. Le regard de la Bienveillante Nanami, tapi dans la semi-obscurité, pesait sur ses frêles épaules. C'en était à se demander si la Sirène ne s'amusait pas à éprouver ses convictions. Sinon, pourquoi ses certitudes vacillaient-elles à chaque fois qu'elle l'approchait ?


 Le doux parfum de l'encens la caressa, l'enivra au plus profond de son âme. À chacun de ses pas, l'autre monde s’immisçait un peu plus au sein du temple, métamorphosait son ambiance mystique, jusqu'à imposer son hiératique silence.


 À sa hauteur, illuminée par un hameau de bougies, une coupole d'eau bénite l'attendait. Avec une infinie délicatesse, Ismara en effleura la surface. Elle laissa son index et son majeur glisser de ses lèvres jusqu'au creux de son cou. Deux lignes, une voie symbolique. Destinée à atteindre les cieux, elle s'ouvrait aux mortels pour les conduire jusqu'à la Divinité.


 Aussi solennelle, sa compagne de prière la rejoignit, puis imita son geste. Tête baissée, les deux jeunes femmes se tenaient debout devant l'autel. Mains jointes, elles adressèrent avec humilité leurs silencieuses prières à Nanami la Bienveillante pour, au final, s'abandonner toutes entières à leurs croyances.


 En ce jour plus que jamais.

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