(9-1) La Note de Jasmin
Une colonne de fumée déchira le ciel depuis le sud de Lumhika. Les bûchers ne cessaient plus de s'étendre.
— Elle va durer encore longtemps cette Chasse de renard ? murmura un passant. Que fait l'armée ?
— Rien, à part se gaver sur notre dos, rétorqua sombrement un autre. Je suis sûr qu'elles n'existent même pas ces maudites sorcières. C'est juste une manœuvre de l'Incandescent pour faire taire ses détracteurs...
— Chut ! On pourrait vous entendre.
La mine sombre, Rahyel se camoufla un peu plus sous sa capuche. Il devrait les condamner pour tenir de tels propos, mais son frère exécutait déjà bien assez d'innocents à son goût. Cela n'en finissait plus. Depuis que les filles de l'herboristerie avaient ouvert la Grande Chasse six semaines plus tôt, il supportait chaque jour un peu moins cet affichage tapageur, qui masquait un sérieux manque de résultats. Et de compétence. Même au Nord, où la magie frappait plus durement, il n'avait jamais vu la population en proie à une telle terreur.
Avec ses deux compagnons de chevauchée, le jeune homme traversa le quartier commerçant avec l'intime conviction que son Roi aurait dû l'écouter, plutôt que de s'en remettre à Areth et Hastern. Sa ville ne serait pas en train de brûler.
« Neige abandonnée
Sans éteindre nulle braise
Cent flammes au printemps »
Rahyel releva les yeux vers la prêtresse Läm en tête de file. Il se demanda ce qu'elle pouvait bien évoquer, lui ou la situation de manière plus globale. Bien sûr, elle le laissa y réfléchir plutôt que d'étayer son propos. En cela, elle ressemblait à Hastern, à la différence non négligeable qu'elle lui adressait toujours un regard de soutien.
— Un pas après l'autre, bougonna-t-il ce que sa garde du corps lui répétait depuis l'adolescence, tandis que son cheval piétinait une affiche déchiré de son mariage.
— Oui, Monsieur, approuva-t-elle avec un sourire cerné par quelques rides. Avançons sur la tâche qui nous occupe, elle pourrait vous mener là où vous souhaitez aller.
— Puissiez-vous dire vrai...
Il aurait aimé s'atteler à la chasse aux sorcières plutôt qu'à celle des trafiquants de darucias, mais celle-ci lui donnait au moins l'avantage d'être réelle. Il marquerait des points à coups sûrs. Le Conseil regretterait de l'avoir écarté.
Elyas, qui fermait la marche et se bouchait la truffe à cause de la cendre et des odeurs de chair brûlée, se montra confiant dans la nouvelle piste qu'ils empruntaient :
— Maître Ellfira ne nous ferait pas perdre notre temps !
— Je sais, je sais. J'étais là quand j'ai discuté avec lui. Rassure-toi.
À vrai dire, il sentait l'excitation remonter. La perspective de sortir des sentiers dans lesquels il s'était embourbé ces dernières semaines le revigorait. L'expert en botanique, avec qui il collaborait souvent, s'était constitué un joli carnet d'adresses. Moins conséquent que celui d'Areth, sûrement, mais tout de même assez profitable pour percer le mystère de la capitale. Rahyel comptait bien se frayer un chemin dans des cercles qu'il ne connaissait pas, notamment en se rendant à La Note de Jasmin.
Justement, il y arrivait. L'allure banale et sans fioriture du salon de thé lui inspirait confiance. Il chercha du regard un confrère sous couverture pour confirmer sa première impression. Un hochement de tête lui assura qu'ils pouvaient entrer sans craindre pour leurs vies.
Dès que le trio passa la porte, une clochette tinta et le sol grinça. Apparemment, l'établissement ne vivait pas ses premiers printemps. Minimaliste, il tirait sa force de séduction dans son bois brut et ses lumières tamisées, même si Rahyel jugeait le parfum floral de son produit phare aussi pauvre en nuances que le sourire écarlate de la serveuse. Cet accueil l'indifféra, il la pria de les conduire à leur table. Le lieutenant Tylorn en frappait le bois du bout de ses griffes : ses collègues tardaient trop.
En chemin, ils furent bousculés par un homme au crâne rasé, trop occupé à héler quelqu'un pour s'excuser. Le Prince se retint de pester. À la place, il braqua un regard noir sur cet odieux personnage qui en rejoignit deux autres près de l'estrade. En charmante compagnie, ils exhibaient sur les bras et le cou des tatouages très colorés. Étonnant en cette période de chasse. Les membres des gangs locaux constituaient pourtant l'essentiel des arrestations. Rahyel s'occupait d'eux personnellement au Donjon des Espérances. Pourtant, ces motifs de carpes koï, très colorées, ne lui évoquaient rien.
— Y sont de l'est, j'pense, murmura Tylorn à son supérieur. J'en ai déjà vu des comme ça là-bas. Ma patte à couper qu'ils cherchent des p'tites poulettes à ramener avec eux pour leurs bordels. Sont plus chics celles de la capitale, qu'ils disent.
— Ces dames ne viennent-elles pas pour la plupart des quatre coins du pays ? s'enquit la prêtresse, perplexe.
— Si, si. Mais tu te doutes bien que les queutards n'y voient que du feu. Suffit qu'elles aient le bon accent et ça passe.
Les trois nouveaux arrivants passèrent commande plutôt que de commenter la tristesse de ces informations. La serveuse jeta cette fois son dévolu sur le charme nordique de Läm qui avait retiré sa capuche. Elle la complimenta sur sa longue queue de cheval argentée et ses traits anguleux, sans noter que celle qu'elle prenait pour un homme délicat dissimulait sa tenue du culte de l'Impartiale sous son manteau de voyageur. Si elle espérait un pourboire plus généreux en agissant de la sorte ou un début de romance pour quitter cet endroit, elle risquait d'être déçue. Pourtant, elle persista. Tout se jouait pour elle à ce moment-là, avant que l'extravagance des danseuses ne lui vole la vedette.
Sur la scène située au fond de la salle, virevoltaient blondes, brunes et rousses, humaines ou goupiles, que des Amarines à l'exception d'une Nomade. Toutes redoublaient d'efforts pour sortir du lot. Leur kimono fendu sur le côté laissait entrevoir leurs cuisses à chacun de leurs mouvements. De trop nombreux rubans décoraient les coiffures des femmes et prenaient la forme d'énormes papillons sur la tête des goupiles. Un excès d'esthétisme qui ne trompait personne : leur ceinture trahissait la véritable nature de leur métier. Nouée à l'avant, elle permettait aux clients d'ouvrir et fermer ces kimonos plus facilement au gré de leurs besoins. À croire que le quartier des plaisirs s'était agrandi.
— Infect. Tout bonnement... infect ce thé ! se plaignit Tylorn sitôt la serveuse partie. Pire que celui de la caserne. Je l'aurais jamais cru.
Son museau barré d'une cicatrice se retroussa et l'oreille qui ne tombait pas se plaqua en arrière. Le goupil trapu, à l'allure de roublard, pesta seul encore un moment. Elyas le chambra gentiment en rappelant qu'il n'avait rien senti de suspect, Läm sourit par politesse et Rahyel ne releva même pas la remarque. L'attitude râleuse de son lieutenant ne l'étonnait plus depuis bien longtemps. Il profita plutôt du moment pour se recentrer sur leur mission. L'heure du rendez-vous approchait. Maître Ellfira lui avait suggéré de rencontrer une personne proche de malfaiteurs du quartier des plaisirs, un endroit difficile à infiltrer.
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