(9-2) La Note de Jasmin
Arriva à la table des soldats un énorme nœud papillon, aussi bleu que les yeux de sa propriétaire. Elle portait un kimono qui n'autorisait aucun doute quant à sa profession. Sa fourrure d'un roux très clair, couplée à une queue à pointe blanche qui serpentait avec grâce, lui donnait l'allure de ses cousins polaires. La belle inconnue servit à tous une nouvelle tasse de thé, sous le regard blasé de Tylorn.
— Mam'zelle Ipomée ? demanda ce dernier.
Elle battit de ses longs cils en signe d'acquiescement.
— Bien le bonjour messieurs, les salua-t-elle sur un ton sensuel. Je serai votre humble hôte. Que puis-je pour vous ?
— C'est pas un peu dangereux pour vous de discuter ici ? poursuivit le goupil en baissant la voix.
— Merci de votre sollicitude mais le danger est partout.
Comme pour prouver ses dires, le groupe de truands tatoués la dévisageait d'un œil dégoûté, avant de rediriger leur attention vers une table de jeux et se moquer de quelques énergumènes.
— Je retrouve souvent des clients ici, il n'est donc pas rare de me voir en compagnie de plusieurs personnes, poursuivit-elle sans s'alarmer. Avez-vous d'autres questions ou pouvons-nous aller à l'essentiel ?
Le soldat goupil l'invita à continuer. Elle inspira profondément et se lança :
— J'ai passé un temps interminable à chercher ma petite sœur, Opalie. Je savais que nous avions été vendues par nos parents à des établissements différents du quartier des plaisirs.
Un frisson lui hérissa le poil à ce souvenir. Les familles les moins fortunées, comme la sienne, se débarrassaient fréquemment de leurs filles afin de limiter le nombre de bouches à nourrir. Ces dernières s'occupaient alors de l'entretien de la maison de plaisirs qui les avait achetées et aidaient à la préparation de leurs aînées, avant qu'on ne les estiment en âge de vendre leurs charmes. Elles pouvaient aussi bénéficier d'une éducation plus ou moins élaborée en fonction du prestige de leur établissement, ce qui augmentait la tarification de leurs services.
À sa tenue et sa manière de s'exprimer, Rahyel jugea que son interlocutrice n'entrait pas dans le très haut de gamme, bien qu'elle possédait une culture assez solide pour plaire à la petite bourgeoisie.
— Après avoir prouvé ma loyauté à mon patron et rapporté plus d'argent qu'il n'en espérait, j'ai gagné en liberté, poursuivit-elle. J'ai pu toquer à plusieurs portes voisines et enfin retrouver ma sœur, enceinte. C'était il y a deux mois.
La nervosité de la goupile la poussa à jeter un œil derrière elle, vers la table des trois hommes tatoués.
— Ils vous ont menacée ? s'inquiéta Tylorn en suivant son regard.
— Non... non. Pas vraiment.
— Qui sont ces gus ?
— Je ne sais pas...
— Vous pouvez me dire quoi sur eux ?
— Pas grand chose, mais...
Un nouveau frisson la parcourut avant qu'elle n'explique les avoir vus dans le quartier des plaisirs quelques jours plus tôt.
— Quand Opalie a été emmenée pour accoucher... et qu'elle n'est jamais revenue.
Désolé pour les goupiles, le Prince s'excusa d'avance pour son indélicatesse : puisqu'elle n'avait plus rien à lui apprendre, il préférait s'entretenir avec les suspects sans tarder pendant qu'ils étaient cernés par les agents sous couverture. Il la remercia et promit que Tylorn l'aiderait à retrouver sa sœur.
— Attendez, ce n'est pas tout, les retint-elle. J'ai découvert qu'Opalie n'était pas la première à passer entre leurs mains. Il y en a d'autres, des dizaines. Toutes des goupiles. Comprenez-vous ?
Un peu trop bien. Il recula contre le dossier de la chaise tant ce qu'impliquaient ces mots le contraria. Il savait que les sorcières enlevaient des goupils pour les empailler, les couvrir de fleurs et les utiliser dans leurs rituels en l'honneur de la Renarde. Il n'avait pu passer à côté de cette information, quelqu'un le lui avait forcément dissimulé.
— Des darucias, puis des goupils, songea Läm à voix basse. Ce gang fournirait-il nos ennemies ?
— Possible, confirma Rahyel, bien décidé à aller se confronter à ces hommes dès qu'il en aurait fini ici.
— Ils ne se cachent même plus, se désola Ipomée.
Une pause s'imposa pour calmer ses tremblements, sans grand succès. Le lieutenant l'incita à prendre son temps puis, quand il la sentit prête, il détourna un peu la conversation sur son interlocutrice plutôt que sur la disparue. Il lui conseilla vivement de ne pas rester là si elle pensait ces hommes dangereux.
— Si je pouvais m'enfuir, ce serait déjà fait, Monsieur, énonça-t-elle sans faillir. De toute façon, je veux que ma sœur sache où me trouver si elle réapparaît.
Loin de se calmer, sa respiration accéléra. Ipomée s'efforça néanmoins à garder bonne figure. Son regard bleu ciel, d'une belle rareté pour un goupil roux, soutint celui ému d'Elyas qui lui demanda si elle savait où chercher.
— Non, pas vraiment... J'ai déjà jeté un œil aux lieux qui servent à accoucher discrètement.
Entre deux trémolos, elle leur indiqua des bâtiments au sein du quartier des plaisirs et en dehors. Rahyel voyait son enquête avancer avec une certaine satisfaction, bien qu'un détail le dérangeait :
— Pourquoi n'avez-vous pas signaler toutes ces disparitions plus tôt ? Nous ne pouvons agir si la population tait ces problèmes.
— Je... J'avais trop peur, avoua-t-elle en baissant les yeux.
— De quoi ?
— Que mon patron l'apprenne. Si Maître Ellfira ne m'avait pas convaincue de rencontrer un P... euh, une personnalité telle que vous, j'aurais continué dans mon coin... sûrement sans résultat. Je suis contente de l'avoir écouté. Je me sens moins seule maintenant.
La confidence n'altéra pas l'avis du jeune homme. Si elle avait parlé plus tôt, elle aurait épargné à Lumhika toute cette Grande Chasse. Enfin bon. On ne réécrivait pas la passé. Il pouvait agir désormais. Il la remercia une fois encore, puis la laissa avec Tylorn qui l'encouragea :
— Vous avez eu peur... et pourtant, vous voilà !
— Oui, répondit-elle d'un sourire triste. Je...
Une violente quinte de toux l'empêcha de développer sa pensée, puis une altercation à l'autre bout de La Note de Jasmin. Debout, Rahyel se tourna vers un goupil apparemment soupçonné de tricher au mah-jong. Le ton monta entre ce dernier et un homme qui laissa exploser sa colère :
— Montre-moi tes manches, saleté de renard !
L'insulte dérangea la table du Prince. Ipomée en resta bouche bée. Dans la salle, le silence s'imposa et l'atmosphère se tendit. L'homme à l'origine de ce changement d'ambiance se rendit compte de son erreur. Une telle injure ne resterait pas impunie.
— Qui t'as traité de renard ?! Espèce de sale fils de pute ! s'insurgea un goupil étranger à l'histoire.
Un autre dégaina son sabre. Face à la menace grandissante d'une armée d'yeux dorés, l'homme en mauvaise tenta de se rattraper. En vain. Ses excuses furent écourtées en même temps que ses doigts. Les phalanges chutèrent et de terribles hurlements s'élevèrent.
Rahyel ne le plaignit pas : chacun récoltait ce qu'il semait.
Avant que les goupils enragés décident de verser plus de sang pour laver l'affront, la sécurité de l'établissement intervint. Tous ces fauteurs de troubles jetés dehors, les discussions reprirent, aussi légères que les senteurs du thé. Sur l'estrade, les kimonos exubérants tournoyèrent de nouveau, comme si aucun incident n'avait entaché La Note de Jasmin.
Encore choquée, Ipomée maintenait fermement sa patte contre son cœur. Étrange. N'assistait-elle à ce genre de scènes tous les jours ? Le lieutenant tenta de la rassurer mais rien n'y fit. Pire. La respiration de la goupile devint sifflante, difficile. Rahyel remarqua enfin ses pupilles dilatées. Tylorn aussi. Sans attendre, ce dernier donna le contenu d'un flacon pour soulager la goupile et l'allongea au sol. La gueule grande ouverte, elle désespérait d'emprisonner l'air, de l'enchaîner de force jusqu'à ses poumons. Le poison ingurgité se manifesta avec une violence accrue au fil des secondes.
De leur côté, les soldats infiltrés ne perdirent pas de temps. Ils aidèrent à contenir la curiosité des clients présents en prétextant un malaise suite aux terribles insultes. Probablement repérés, ils envoyèrent l'un d'entre eux chercher une aide extérieure. Quant à Rahyel, il formait un demi-cercle avec Läm et Elyas pour protéger Tylorn et Ipomée. Il ne comprenait pas l'intérêt de la faire taire, elle n'avait pas poussé ses recherches très loin. Alors pourquoi s'attaquer à elle ? Pour envoyer un message à celles qui voudraient parler à leur tour ?
— Les hommes tatoués ont disparu, lui souffla la prêtresse Läm.
Le Prince le constata à son tour. Il devait les retrouver, et vite. Son assistant s'empressa de relever les odeurs, alors qu'un sifflement perça. La bave aux lèvres, Ipomée suffoquait de plus en plus. L'anti-poison semblait inefficace ; il avait été administré trop tardivement ou ne luttait pas contre les toxines de la darucia. Rahyel, pessimiste quant aux chances de survie de la goupile, tendit sa propre fiole à son soldat. Par sécurité. Ce dernier refusa tout net d'en avaler le contenu.
— Pensez d'abord à vous !
— Je n'ai pas bu de thé.
Tous deux échangèrent un regard. Il s'agissait bien d'un ordre. Résigné, le lieutenant s'exécuta.
Une patrouille de tuniques noires arriva en renfort dans l'établissement. Les serveuses, paniquées, s'écartèrent sur le champ tandis que des clients tentèrent de s'évader, en vain. Sur la scène, les danseuses s'entassaient les unes sur les autres dans l'espoir de retarder l'inévitable. En réponse à leurs prières, les gardes chargés de leur sécurité s'opposèrent aux soldats. Le son métallique des armes retentit, en disharmonie avec les cris féminins. Certains s'acharnèrent honorablement. Pourtant, la lutte ne s'éternisa pas tant elle était inégale. Quand le spectacle se termina enfin, les prostituées descendirent de scène.
Une dernière inspiration et les yeux d'Ipomée s'éteignirent. Tylorn les referma pour toujours, puis baissa la tête, tant pour l'honorer que déplorer son impuissance.
— Nous lui rendrons justice, lui assura Rahyel avant de lui confier le commandement des agents sur place.
Le sort des vivants prévalait sur celui des morts, il devait partir. Désolé de n'avoir plus de mots pour son lieutenant, le jeune homme s'engouffra dans la partie privée du bâtiment avec Elyas et Läm, passa la porte arrière et déboucha dans une ruelle qui empestait l'alcool. Une bouteille de saké était brisée au sol. Tylorn hurlerait au gâchis : elle provenait de chez Kinhato, une marque réputée.
— Sens-tu un poison ? s'enquit Rahyel.
— Non, mais leur odeur oui ! se félicita son assistant en se dirigeant vers la rue principale.
Il se faufila entre les charrettes pour ne pas perdre la piste, pendant que ses collègues jouaient des épaules pour ne pas le perdre de vue. Ce qui manqua de se produire à un tournant, mais ils arrivèrent tous dans l'artère principale du quartier commerçant, jusqu'à une maison marchande, un lieu qui regroupait plusieurs boutiques. La surprise les saisit quand ils aperçurent des soldats en armure complète.
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