PREMIER VOLET
Une lueur insistante à travers les paupières.
Un crescendo de notes cristallines.
Un souffle qui s’accélère. Le sien. Noora ouvrit enfin les yeux.
Elle fut aussitôt éblouie par la lumière du Sanctuaire qui inondait la baie panoramique. Légèrement gibbeuse, l’orbe argentée tranchait sur le jais du cosmos comme un lampion dans la nuit.
La voyageuse tourna la tête avec précaution. Elle reconnut le Salon de Réveil, ses fauteuils moelleux, sa décoration relaxante. La vie reprenait. Sa vie ! Quel soulagement de retrouver ses esprits, après ces trois mois de stase comateuse à rêver d’être éveillée, à se réveiller sans cesser de rêver ! Trois mois de confusion qu’elle allait vite effacer de sa mémoire.
Elle reporta toute son attention sur la baie.
La coutume astronautique voulait que la planète de destination soit la première vision offerte aux voyageurs émergeant de leur stase. Mais cette fois, il ne s’agissait pas de n’importe quelle planète. La jeune diplomate contemplait de ses propres yeux le Sanctuaire, que certains appelaient encore la Terre. Le berceau de l’Humanité. Un monde jalousement gardé à l’écart des grandes routes intersidérales, un havre de paix dédié à la connaissance et réservé aux élites.
Noora n’en revenait toujours pas d’avoir été choisie pour cette mission.
Pour marquer les huit mille ans du premier traité avec les Guivres, le Haut Conseil Humain avait décidé d’offrir à l’empereur de ce peuple extraterrestre un objet exceptionnel. Et c’est elle, encore novice dans le réseau diplomatique, que le Centre des Relations Externes avait chargée de se rendre sur Terre afin d’en rapporter ce présent protocolaire.
Elle n’en savait pas plus, secret d’état oblige. Pour autant elle n’avait pas hésité une seconde. Sa carrière pouvait enfin décoller. Ou s’arrêter net. En cas d’échec, elle s’attendait à finir sous-cheffe d’une quelconque unité administrative, confinée dans les profondeurs du Centre.
Après les examens médicaux obligatoires suivis d’une rapide collation, Noora rencontra un/e homologue diplomate du Sanctuaire.
Il/elle lui présenta froidement le programme de la journée. La jeune femme fut déçue d’apprendre qu’elle ne ferait qu’un aller-retour éclair à la surface de la planète. Après un si long périple, elle n’aurait même pas l’occasion de visiter les lieux mythiques de ce monde avant de le quitter. Pour toujours, peut-être.
*
Deux heures plus tard, elle foulait le sol sacré de la Terre. Ou plutôt, le revêtement synthétique d’un puits d’atterrissage aux flancs rouillés. Elle eut à peine le temps de savourer cet instant qu’un Templier vint l’accueillir et l’invita à monter dans une bulle opaque. Après une accélération de plusieurs minutes suivie d’une décélération aussi longue, elle atteignit le cœur des Archives du Sanctuaire. L’endroit était d’une austérité déroutante.
Talonnant le Templier peu loquace, elle parcourut à pied – oui, à pied ! – une enfilade de longs couloirs carrelés de blanc. Elle avait du mal à suivre l’homme à la démarche militaire.
Les personnes qu’elle croisaient la regardaient avec un mélange de mépris et d’étonnement. La jeunesse de Noora semblait détonner, voire déranger en ce lieu sans âge.
Le Templier lui présenta bientôt plusieurs hauts dignitaires terriens qui l’attendaient dans un salon au luxe assumé. Elle fit des efforts pour ne pas se laisser impressionner. Quelques politesses furent échangées, froides et mécaniques.
Un silence malaisé s’installa très vite, avant qu’une femme d’âge mûr, aux cheveux gris coupés en bol et au regard pétillant d’énergie, ne fît son entrée d’un pas vif. Elle vint directement sur Noora pour lui serrer la main.
« Je suis Ulla Kroeber, Conservatrice-générale du Sanctuaire. Je vous souhaite la bienvenue. Voulez-vous bien me suivre ? »
Sur ce monde entièrement consacré à la mémoire et à la préservation du patrimoine humain, la Conservatrice-générale tenait le second rang juste après la Présidente. Qu’elle se fût déplacée en personne en disait long sur l’importance accordée à la mission de Noora.
Les deux femmes pénétrèrent dans une petite pièce sombre dont le centre était occupé par un grand bloc de cristal diffusant une lumière tamisée. Sur ce bloc trônait une curieuse boîte de forme allongée, posée à la verticale.
La jeune diplomate comprit tout de suite qu’elle avait sous les yeux l’objet de son voyage. Trois mois de stase, dix parsecs et un budget conséquent pour… ça ? Bien qu’elle s’efforçât de rester impassible, elle dut laisser transparaître un peu de son désarroi, car la Conservatrice lui dit en souriant :
« Vous êtes déçue, n’est-ce pas ? Le contraire m’aurait surprise. Personne ne pourrait imaginer la valeur de cet artefact au premier coup d’œil. »
Noora était perplexe, en vérité, mais elle n’allait pas étaler son inculture devant l’un des personnages les plus cultivés de la galaxie.
« Eh bien, c’est en effet… peu spectaculaire, madame. Je présume toutefois que sa valeur réside dans son histoire…
– Vous présumez juste. Une histoire que nous partageons avec les Guivres. Le premier trait d’union entre nos deux peuples, tiré en des temps cruels. Reconnaissez-vous cet objet ? »
Noora garda le silence. Devinant que la jeune femme avait du mal à avouer son ignorance, Kroeber reprit :
« Vous avez devant vous un tableau du Premier Moyen Âge, plus exactement un triptyque religieux comme on en faisait beaucoup à cette période. Il y en avait de toutes les tailles, mais celui-ci est particulièrement petit.
– Le Premier Moyen Âge ? Il aurait donc… euh… dix mille ans ?
– Bravo ! Je le dis sans ironie, la plupart des non-Terriens ayant complètement oublié l’histoire d’avant l’Effacement. Vous n’êtes vraiment pas loin : ce tableau a exactement 10550 ans ».
La Conservatrice s’approcha du bloc de cristal et, avec douceur, entreprit d’ouvrir complètement ce que Noora avait prit pour une boîte. Sous les yeux de la visiteuse apparut une peinture ancienne, aux couleurs ternes et aux détails très approximatifs.
« Le contenu de ce tableau n’a aucune importance en soi, commenta la vieille femme, sauf pour un historien spécialisé. Et encore… Un motif classique, la mise à mort du prophète de la religion dominante de cette époque ».
Kroeber leva soudain les yeux vers Noora.
« Connaissez-vous le deuxième Canon des Guivres ? »
La visiteuse lui répondit par l’affirmative. Elle avait étudié la culture guivre sous toutes ses coutures pour accroître ses chances de devenir un jour ambassadrice auprès de ce peuple.
« Vous savez donc, reprit la Conservatrice, que selon ce Canon, le premier empereur des Guivres a eu une révélation durant son exil sur Terre. Cette révélation a permis de sauver de l’extinction non seulement les Guivres, mais aussi les Humains qui végétaient depuis deux mille ans dans leur Second Moyen Âge. La coopération entre ces espèces radicalement différentes les a fait entrer dans une ère de prospérité exceptionnelle, dont l’aboutissement fut la conquête de l’espace. »
Noora savait tout cela, bien sûr. Elle cherchait une façon polie de faire comprendre à son interlocutrice qu’elle perdait son temps, quand cette dernière lui lança tout de go :
« Vous avez devant vous la Révélation du deuxième Canon. »
La jeune femme regarda à nouveau le tableau. Puis la Conservatrice.
« Vous êtes en train de me dire… que c’est en voyant ce... ce dessin que le premier empereur guivre a compris l’essence de l’Humanité ? Que cette chose insignifiante de laideur a mis fin au grand malentendu entre nos deux peuples ? »
Noora en oubliait sa réserve de diplomate, mais Kroeber ne lui en tint pas rigueur.
« Exactement. Toutefois, d’autres facteurs ont probablement participé à cette prise de conscience. La simple vision d’une banale œuvre humaine n’a pas pu être le seul déclencheur. Nous ne connaîtrons jamais les circonstances précises de cette rencontre entre l’empereur et le tableau, cependant elle a bien eu lieu.
– Comment pouvez-vous affirmer que c’est CE tableau... »
Noora se mordit aussitôt la langue. Bien sûr, il y avait une explication. Elle qui se piquait de connaître les Guivres, elle aurait dû y penser plus tôt.
« Les Guivres vous l’ont montré, acheva-t-elle.
– Oui, répondit doucement la Conservatrice. Leur histoire n’est pas une reconstruction approximative comme la nôtre, pleine de zones d’ombre et d’inventions. Pour eux, il n’y a pas de différence entre histoire et mémoire, car cette dernière est collective. Tout Guivre se souvient de la Révélation comme s’il l’avait vécue. Rares sont les Humains qui ont été invités à partager ce moment. J’ai eu cet honneur, dans ma jeunesse.
– Vous avez communié avec les Guivres ?
– Cela vous étonne ? Un jour, si vous devenez consule ou ambassadrice sur leur planète, vous aurez peut-être l’occasion de communier avec eux. »
Elle referma délicatement les deux panneaux du tableau.
« Toute ma vie, après cette communion, je me suis donné pour objectif de retrouver cette peinture que j’ai vue dans les souvenirs des Guivres. Finalement, alors que je n’y croyais plus, nous l’avons localisée dans l’une de nos réserves, ici même sur Terre. Elle se trouvait là depuis des millénaires, mais elle était tout simplement mal référencée ! »
La Conservatrice fit un petit geste de la main droite. Deux hommes entrèrent sans tarder.
« Nous allons maintenant préparer le triptyque pour le voyage. Vous en serez la seule responsable jusqu’à ce qu’il soit remis à l’Empereur. Prenez-en soin comme de la prunelle de vos yeux ! D’ailleurs, pour votre retour en orbite, vous prendrez l’ascenseur Clark. Les anciennes technologies sont encore les plus fiables. »
Elle raccompagna ensuite Noora dans le salon pompeux où l’attendaient le Templier et trois soldats armurés.
« Je vous souhaite de mener à bien votre mission, jeune femme. Si vous revenez un jour au Sanctuaire, et que je suis encore de ce monde, je me ferai un plaisir de vous servir de guide.
– Merci madame. J’aurais toutefois une dernière question, si vous me le permettez.
– Allez-y.
– Savez-vous pourquoi on m’a choisie ? »
La vieille femme parut hésiter. Puis elle répondit avec un sourire malicieux :
« Le Président du Haut Conseil Humain m’a laissé entendre que les Guivres eux-mêmes vous avaient désignée. Ne cherchez pas de raisons à cela. Leur façon de penser nous restera toujours étrangère, même à moi qui ai communié avec eux. Je les soupçonne d’avoir des facultés qui vont au-delà de la mémoire collective, et qu’ils ne cherchent pas à nous expliquer, puisque nous ne serions jamais en mesure de comprendre. On ne peut décrire la vue à un non-voyant de naissance. Bonne chance, Noora. »
La diplomate se retrouva seule avec son escorte. Peu après, sans cérémonie ni discours, on lui remit une boîte en titane finement ouvragée, et frappée du logotype du Sanctuaire.
*
Une heure plus tard, elle était confortablement assise dans une cabine de l’ascenseur spatial Clark. Cet ouvrage extraordinaire, le premier de son genre lors de sa construction six mille ans plus tôt, était devenu une attraction pour les touristes quand la technologie gravitique l’avait rendu obsolète.
La montée parut interminable. Depuis trois ans qu’elle voyageait pour le compte du Centre, Noora n’avait jamais eu l’occasion d’emprunter un antique ascenseur spatial pour gagner une station orbitale trente-six mille kilomètres plus haut. Quelle étrange idée !
Qu’importe. Elle savoura chaque minute de l’ascension en contemplant la Terre et ses continents à travers le hublot.
Dans ses bras, elle serrait la boîte rectangulaire.
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