PANNEAU CENTRAL

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« Toi là-bas ! »

L’homme aux lunettes noires pointait son index dans ma direction.

Pendant quelques trop longues secondes, j’ai fixé bêtement le doigt tendu vers moi. J’étais comme fasciné par ce bout de chair noueux, annelé d'articulations, qui luisait dans la lumière ambrée du soir.

« Toi ! » a répété l'homme, et, avant que je puisse réagir, un chasseur m’a balancé un coup de pied dans le dos. Assez fort pour me faire tituber, mais par miracle je suis parvenu à conserver l’équilibre.

Je n’ose pas imaginer ce qu'ils m'auraient fait si j'étais tombé. Probablement collé une balle dans la tête, pour relâcher un peu de la pression qui s'était accumulée au cours de cette journée frustrante pour tout le monde.

Depuis l’aube, nous marchions le long du lac Mishgan qu’on voyait parfois scintiller entre les frondaisons, sans toutefois nous approcher trop près du rivage aux vases traîtresses.

Nous avancions à la queue-leu-leu parmi les ruines colossales, les esclaves au milieu et les gardiens aux extrémités. Nous venions de nous arrêter dans une clairière remplie de fougères, où un autre groupe de chasseurs nous attendaient.

Les salauds nous évaluaient froidement depuis quelques minutes en murmurant entre eux.

Nous étions hébétés de fatigue, brûlés par le stress. Nos carcans de bois nous meurtrissaient le cou et les épaules, nos pieds étaient en sang. Les tiques et les moustiques couvraient nos corps, sans parler des taons énormes que nous ne pouvions pas chasser de nos visages et qui nous dévoraient les chairs tendres.

Je me suis approché de l’homme qui m'interpelait. Celui-là était un soldat, quoique son allure dépenaillée ne valait pas mieux que celle des chasseurs qui nous escortaient. Seuls les galons discrets qu’il arborait le distinguaient des autres soudards. Plus un petit je ne sais quoi dans son regard, comme une étincelle d'humanité dans le vide sépulcral d'un crâne de pirate.

« Tu vas descendre là-dedans. »

Je suis aussitôt revenu sur mon jugement en voyant le trou de ver qui béait à nos pieds. Étincelle d'humanité ou pas, le soldat m'ordonnait de descendre en Enfer et d'y crever.

Pas besoin d'être claustrophobe pour se pisser dessus à l'idée de s'enfiler dans un boyau quasiment vertical de cinquante centimètres de diamètre. Surtout quand on risque de finir empalé sur le dard venimeux d'un ver, dans le meilleur des cas, ou pour étouffer la tête en bas dans la version lente de ce cauchemar. Ma vessie s’est vidée.

« Pas de panique, a fait le soldat rigolard, on va t’attacher les pieds avec une corde. Et on te remontera à un signal convenu. »

Ah. Une corde. Ça changeait la donne. L’homme a dû lire de l’espoir dans mon regard, car il a ajouté en ricanant :

« Mais avant de remonter, tu feras un joli nœud à l’extrémité du dard du ver. Avec cette ligne de pêche. » Il m’a montré un vulgaire câble électrique qui s’effilochait par endroits. Son sourire s’est élargi en anticipant la bonne blague qu’il devait faire cinq fois par jour. « Dernier détail, avant de nous envoyer le signal, tu colleras une grenade sous le cul du ver. Retardement de dix secondes… plus ou moins. »

Il y a eu quelques rires de connivence parmi les chasseurs. Ça devait souvent arriver que l’engin explose trop tôt.

Je pourrais toujours accrocher la ligne à une racine, et balancer la grenade le plus loin possible, en espérant que l’éboulement ne remonte pas le boyau. Comme s’il lisait dans mes pensées, le soldat a précisé sur un ton que j’aurais dit "de camaraderie", s’il n’y avait pas eu tous ces fusils pointés vers moi :

« J’oubliais, l’ami. S’il n’y a rien au bout de la ligne, ou si elle bloque… Couic ! »

Le geste du tranchant de la main valait cent mots. Ce ne serait pas une balle, mais une lame de machette en travers de ma gorge, là où une boule de peur grossissait à chaque instant.

*

Les préparatifs ont vite été expédiés. On m’a ôté le carcan avant de m’attacher les chevilles avec une épaisse corde en chanvre qui m’a tout de suite entaillé la peau.

Un chasseur m’a tendu le bout de la "ligne de pêche", puis il m’a montré comment passer le nœud coulant sous le renflement à la pointe du dard, « sous le gland du fils de pute » selon ses propres termes. Le soldat m’a ensuite passé la grenade autour du cou comme une médaille.

Je me suis accroupi, et j’ai regardé une dernière fois mes compagnons de galère.

Ils se tenaient un peu à l’écart, à genoux dans la boue, l’air à la fois désolé pour moi et soulagé de ne pas être à ma place. Mais ce n’était que partie remise pour eux. Les trous de ver ne manquaient pas dans la région ouest des Grands Lacs. On les disait en voie de disparition : j’aurais préféré qu’ils soient carrément disparus !

Un chasseur a rechargé son arme dans un claquement sec, comme pour me signaler que je prenais trop de temps. J’ai alors plongé la tête la première dans le trou, les bras pliés en avant comme une taupe. Aidé par la gravité, je me suis mis à ramper, si on peut appeler ramper le fait de glisser comme un suppositoire dans un goulot vertical, avec la corde qui me retenait de glisser plus vite encore, et le bout de la "ligne de pêche" noué à mon pouce droit. La grenade me cognait lourdement la mâchoire.

Je me suis bientôt retrouvé dans le noir complet. Mon corps obstruait complètement le trou.

Bizarrement, je n’ai ressenti aucune panique. J’étais plutôt soulagé. D’une certaine manière, j’avais échappé à mes tortionnaires. Même si j’étais toujours entravé, cette fois par une corde serrée autour des chevilles, je ne portais plus le carcan, et surtout je ne risquais plus de coups de crosse gratuits dans les côtes.

Je me suis efforcé de descendre lentement. Je voulais savourer les derniers instants de ma trop courte existence.

Plus prosaïquement, mes yeux devaient s’habituer à l’obscurité si je voulais voir la fluorescence caractéristique des dards de ver. Le comble aurait été de m’empaler tout seul sur la pointe acérée !

J’ai essayé de repenser à ma vie. Hélas, c’étaient toujours ces derniers jours qui me revenaient à l’esprit. Mon expédition périlleuse dans le sud du Kago à la recherche d’artefacts pré-caldeiriens. Mon arrestation par les miliciens du Mishgan, alors que je croyais naïvement que mon laissez-passer allait me protéger des potentats locaux et de leurs guérillas pour le contrôle des richesses souterraines. Enfin, les journées de marche forcée jusqu’à ce site riche en vers.

Je comprenais maintenant que mon gabarit – petit, souple et musclé – m’avait provisoirement sauvé la mise.

Le tunnel s’est incurvé vers l’horizontale. Mon poids seul ne suffisait plus à me faire avancer. Je me suis donc aidé des coudes et des genoux.

Sans être un expert en vers – j’étais archéologue, pas zoologiste – je savais que celui que j’allais inévitablement rencontrer était gros, et qu’il ne s’était pas enterré depuis assez longtemps pour que son trou se referme derrière lui. Il n’était donc pas en léthargie, encore moins en chrysalide.

Non. Ce ver serait vigoureux, aux sens aiguisés, et doté d’un dard de première qualité qui rapporterait une petit fortune au marché de Détroit. Un dard complet, effilé, ciselé, brillant… Un dard comme celui qui venait d’apparaître à quelques mètres devant moi ! Sa lumière verdâtre éclairait vaguement les parois du tunnel.

Je me suis figé, le cœur battant. Je n’avais jamais vu un ver d’aussi près, mort ou vif. Dans ma Laurentie natale, ces créatures avaient toutes été exterminées. Mine de rien, elles étaient en train de disparaître du monde sans même que l’on sache d’où elles étaient venues. D’un laboratoire pré-caldeirien, d’une autre planète, des ateliers du Diable ?

Cette dernière théorie était la seule admise au sud du Kago et des Duchés d’Érié. Les vers ayant fait leur apparition peu de temps après les funestes Jours de la Caldeira, ils avaient vite trouvé leur place dans cette cosmogonie de fin du monde – la Grande Apocalypse, comme les mystiques surnomment encore ces événements qui ont failli faire disparaître l’humanité il y a deux mille ans.

Diabolique ou pas, le ver que j’avais sous le nez pouvait reculer et m’embrocher à tout instant. La moindre estafilade me serait fatale. Je suis donc resté immobile, laissant les minutes s’écouler dans un silence absolu.

La sueur me coulait dans les yeux. Je devais agir avant que les chasseurs à la surface ne perdent patience et me tirent brutalement de là. Ils me cloueraient vivant à un arbre si je remontais sans avoir attaché le dard.

Comme pour mettre fin à mon indécision, le ver s’est mis à bouger… mais en s’éloignant de moi ! Apparemment, le monstre n’avait pas fini de s’enfoncer dans la couche de terre grasse. Je devais en profiter, et le coller de près si je voulais que mes mouvements passent inaperçus.

J’avais à peine repris ma reptation que, surprise plus grande encore, j’ai vu le dard lumineux disparaître dans un bruit de succion, comme si une taupe géante avait attrapé le ver et l’avait gobé en un claquement de langue.

Cette fois, je ne me suis pas attardé. Les coups brefs dans le filin ne me disaient rien qui vaille. Là-haut, ils devaient trouver mes pauses trop longues à leur goût.

J’étais à nouveau dans l’obscurité. Après plusieurs mètres, j’ai senti le vide tout autour de ma tête. Mes mains nerveuses ont palpé les parois interrompues du tunnel. Une cavité immense s’ouvrait devant moi et, un peu plus bas, luisait à nouveau le dard du ver.

Terrorisé, j’ai observé le monstre qui inspectait les lieux. La luminosité de son appendice était assez forte pour éclairer le restant de son "corps". Il mesurait au moins cinq mètres et se mouvait comme un serpent. Mais la comparaison s’arrêtait là.

Les vers ont une carapace d’une extrême dureté, avec toute une série de rostres, d’ergots et de dards escamotables sur les flancs, celui de la queue étant le seul à briller. L’image d’une larve géante de moustique m’est venue à l’esprit.

La bestiole semblait aussi étonnée que moi d’être tombée sur cette cavité qui contrariait ses plans. Et les miens ! Je n’allais certainement pas descendre dans la fosse ni contourner le ver pour lui accrocher un grelot à la queue.

Le temps passait dangereusement. Je me suis contorsionné pour saisir la corde à mes chevilles, puis je l’ai tirée par à-coups, comme si je progressais toujours dans le tunnel. Si seulement ça pouvait me faire gagner une minute ou deux !

En contrebas, le monstre a fini par réagir à mes mouvements. Il s’est cabré dans ma direction, les picots dehors. Est-ce l’effort qu’il devait fournir qui l’a dissuadé de regrimper vers moi, ou l’urgence de se trouver un nid pour y entreprendre sa métamorphose ? Toujours est-il qu’il s’est finalement détourné avant de s’enfoncer dans une fissure au fond de la cavité.

Au même moment, j’ai senti la corde me glisser entre les doigts. Les chasseurs avaient décidé de me ramener à la surface. Sans réfléchir, je me suis arc-bouté en tenant la corde d’une main et en me libérant les chevilles de l’autre. Un exercice malaisé dans cette posture. Heureusement, la terre gluante m’a aidé à passer les doigts entre le chanvre et mes chevilles ensanglantées. Je me suis débarrassé du nœud coulant à l’instant même où la corde se tendait. Elle m’a échappé des mains, fouettant mon visage, puis elle a disparu en chuintant vers le haut.

Mes tortionnaires n’avaient pas daigné faire un nœud solide. À quoi bon ? Sans la corde je ne pouvais pas remonter. N’importe qui préférerait encore mourir à l’air libre que dans les ténèbres, à cause du mot "libre", justement.

Un grand calme m’a envahi. J’imaginais la face du soldat aux lunettes noires quand il verrait que je m’étais volontairement détaché ! Jamais les chasseurs ne descendraient eux-mêmes pour venir me chercher. Piètre consolation.

D’un autre côté, ils ne pouvaient pas savoir qu’il y avait une grotte. Ils estimeraient donc que j’étais encore coincé dans le goulot et que j’obstruais le passage.

Ce qui signifierait un ver de perdu pour eux.

Et par vengeance, ils pouvaient lancer une grenade ou deux au fond du trou, histoire de m’apprendre à me foutre d’eux.

Mon sang n’a fait qu’un tour. Déjà, il me semblait entendre un léger éboulis dans mon dos.

Je me suis extirpé du tunnel sans me soucier du vide béant. La soudaine apesanteur m’a pris de court, mais j’ai atterri sans mal sur un sol spongieux.

À tâtons, je me suis dirigé vers la fissure où la bestiole s’était enfilée. La lueur verte déclinait au loin. Vu la profondeur, c’était bien plus qu’une simple fissure. Pris de panique à l’idée de rester coincé dans le noir jusqu’à ma mort, je me suis mis à courir derrière le ver.

Quelques secondes plus tard une terrible déflagration a retenti et m’a projeté au sol.

Je suis resté allongé le temps que mon ouïe revienne.

Quand j’ai enfin relevé la tête, la lueur du dard dansait à quelques pas devant moi. Elle était passée au jaune vif.

Le monstre était revenu, et il me regardait.

Je ne pouvais pas l’expliquer, pas encore, mais je SAVAIS qu’il me regardait, qu’il m’évaluait et qu’il avait décidé de me tuer.

Sans se presser, il s’est mis à ramper vers moi. Ses picots latéraux luisaient à leur tour, quoique moins vivement que son dard, recourbé au-dessus de sa tête à la manière des scorpions.

On dit que le venin des vers cause d’atroces souffrances. Je ne voulais pas le vérifier. J’ai saisi la grenade qui pendait toujours à mon cou et, d’un doigt, j’en ai retiré la goupille de sécurité. Avec un peu de chance, elle exploserait instantanément.

Soit dit en passant, c’est vraiment dur de provoquer sa propre mort quand on n’a pas la fibre suicidaire. J’ai donc attendu que le ver s’approche d’avantage pour ressentir la terreur nécessaire à mon passage à l’acte.

Son dard se dressait au-dessus de moi. J’allais mourir, mais au moins le monstre crèverait avec moi.

Comme si un liquide froid coulait soudainement sous mon crâne, une peur intense m’a submergé.

Mais ce n’était pas MA peur. Par les yeux, ou les autres organes étranges du ver, je me suis vu dans une palette de couleur jamais expérimentées. Je me suis senti vibrer telle la membrane d’un tambour, j’ai perçu ma propre odeur, dégoûtante du point de vue de la créature.

Mon désespoir, et ma résolution de mourir avec elle avaient été projetés vers la bête, ou son esprit. Elle avait immédiatement compris ce qu’était la grenade. Aussi précisément que je savais maintenant à quoi servait chacun de ses picots, en quoi consistait sa migration dans les profondeurs de la terre, et d’où venait son espèce mystérieuse.

J’avais déjà entendu ces rumeurs de vers télépathes. Toutefois, ceux qui les véhiculaient affirmaient aussi que les vers étaient les âmes damnées des morts. Je ne les avais donc jamais prises au sérieux.

Le lien télépathique – appelons-le ainsi – s’est amenuisé tout en restant suffisamment clair pour qu’une sorte de dialogue s’établisse entre le ver et moi.

Je ne ferai pas l’erreur d’essayer de retranscrire la succession d’impressions que nous avons échangées.

Je sentais le ver ressentir ce que je ressentais et ce que je voulais, et je ressentais ce que lui voulait, ce qu’il était prêt à céder. L’exact contraire du bluff au poker. Cette mise en abîme s’est vite stabilisée. Il nous a fallu moins d’une seconde pour nous mettre d’accord.

Un délicat équilibre des forces. J’étais quelque part sous terre, sans possibilité de retour à la surface, sans autre arme qu’une grenade dégoupillée à la main, avec un ver hérissé de pics aussi nerveux que moi.

Quand il s’est détourné pour s’éloigner, je l’ai suivi de près, en tâchant de ne pas le toucher. Il était mon sésame pour la surface, et quand bien même c’était lui le porteur de dard, j’étais son épée de Damoclès suspendue dans son dos.

*

Il m’a fallu du temps pour réaliser que nous étions dans une bâtisse pré-caldeirienne. Le tunnel que nous suivions était un couloir aux murs effondrés par endroits, au sol crissant de verre et d’os.

Quelle ironie du sort ! J’avais fait tout ce voyage depuis la Laurentie pour explorer les ruines de Kago l’Ancienne, avec l’insuccès que je vous ai dit, et c’est dans mes heures les plus sombres que je touchais au but, d’une façon totalement imprévue.

Car cette immense bâtisse était bien plus qu’un centre commercial ou une usine : c’était un musée tel qu’on en faisait à l’époque. Aucun doute n’était possible. Des panneaux en vieil inglès m’informaient un peu partout que je me trouvais dans ce qui était jadis le sous-sol de ce musée. Employees only beyond this point, Restroom, Security etc.

Et surtout : Art Institute of Chicago.

Ces quatre mots brillaient plus que tout l’or du monde à mes yeux. Les chamboulements post-caldeira avaient rayé complètement Kago de la carte, à tel point que l’emplacement précis de ce musée légendaire avait été perdu.

Dire que je devais passer mon chemin devant des salles que je mourais d’envie d’explorer, comme un crève-la-faim qui traverse un banquet fastueux sans rien pouvoir goûter !

Le ver s’est arrêté. Il cherchait la source du courant d’air que ses vibrisses captaient par moment. Comment pouvais-je le savoir ? Je le savais, c’est tout. Je ressentais encore des bouffées télépathiques émanant de mon improbable compagnon.

J’en ai profité pour fouiller des yeux les recoins sombres aux alentours. C’est alors que j’ai aperçu le squelette.

Il était recroquevillé entre deux cubes en métal, de ces meubles à tiroirs typiques de la fin des Temps d’Avant. Comme le ver ne bougeait plus, et qu’il se désintéressait totalement de mon excitation qui ne représentait aucun danger à ses yeux, si je puis dire, je me suis approché.

Je tremblais d’émotion. Cette personne était morte depuis deux mille ans ! Et c’était à moi, petit archéologue de Laurentie, que revenait le privilège de la découvrir dans son repos éternel.

La dépouille était partiellement momifiée. Des touffes de cheveux recouvraient le crâne aux dents blanches, tandis que des vestiges de tissu bleu drapaient le corps comme des ailes de chauve-souris repliées.

Tout doucement, en prenant bien garde à ne pas lâcher ma grenade, j’ai écarté les bras décharnés qui enlaçaient un petit coffret plat en bois. Le squelette s’est désarticulé avant de s’effondrer en un tas poussiéreux.

J’ai ouvert d’une main tremblante l’étrange boîte. J’en ai eu le souffle coupé. Combien de temps suis-je resté ainsi à contempler ce chef-d’œuvre d’une autre époque, je l’ignore. Plus je le regardais, plus ses couleurs prenaient un éclat incroyable. Comme si je le voyais dans un spectre invisible.

Je n’ai pris conscience du ver penché par-dessus mon épaule qu’au moment où j'ai refermé le triptyque. La créature aurait pu me tuer dix fois, et le faire encore, mais j’ai compris que je n’avais plus rien à craindre d’elle.

J’ai replacé la goupille dans la grenade que j’ai délicatement posée au sol.

Le ver s’est ensuite remis en mouvement, non sans m’inviter à le suivre. Il allait me montrer le chemin vers la surface. Déjà, il remontait une pente glissante. Sans la rampe de ce qui avait jadis été un escalier maintenant recouvert par les cendres, je serais resté coincé en bas, incapable de grimper.

Après quelques minutes épuisantes à ramper vers le haut, mes yeux sensibles ont enfin capté une faible lueur provenant d’un éboulis. J’ai redoublé d’efforts pour me hisser parmi les racines et les pierres, tandis que le ver se laissait retomber vers la fraîcheur des profondeurs. J’ai reçu l’équivalent mental d’une accolade. Ce furent nos adieux.

Je suis sorti de sous un arbre abattu par une de ces tempêtes meurtrières des Grands Lacs. La noirceur m’entourait, épaisse et menaçante.

*

J’ai dû rester planqué le restant de la nuit, tétanisé à l’idée d’être découvert par les chasseurs qu’on entendait se saouler à une centaine de mètres de là. Aucune télépathie ne m’aurait sauvé s’ils m’avaient retrouvé.

Dès que l’aube m’a permis d’y voir assez pour me déplacer en silence, j’ai gagné les rives boueuses du Mishgan que j’ai longé tant bien que mal vers le nord, jusqu’à un petit village sur pilotis. Sur place, un coup de pouce du destin m’a fait tomber sur un compatriote qui vivait là. Il avait épousé la fille d’un pêcheur. Il m’a aidé à me procurer une petite barque qui m’a permis de remonter le Mishgan en faisant du cabotage.

Rendu en Ontario, un royaume plus civilisé, je me suis reposé quelque temps chez une connaissance avant de regagner la Laurentie après plusieurs semaines de pérégrinations.

J’ai attendu d’être à Montréal, dans la sécurité de ses remparts, pour ouvrir une nouvelle fois la boîte plate. Le dessin religieux qu’elle contenait m’a paru beaucoup moins impressionnant sans la vision fabuleuse que j’avais partagée avec le ver.

Mes collègues archéologues ont quand même été éblouis. L’œuvre a vite trouvé sa place dans le nouveau musée royal.

Quant aux vers…

Quelques années plus tard, j’ai appris que la jeune république de Florida avait décrété un moratoire sur leur chasse, après qu’un représentant de cette espèce jadis démonisée s’était présenté devant le président du pays.

C’est ainsi que débuta la longue guerre religieuse entre les Intercessionistes d’un côté, aux vues progressistes, et de l’autre les ennemis des Guivres, le nouveau nom donné aux vers.

Au seuil de ma mort je n’en connais toujours pas l’issue. Ma Laurentie natale a depuis longtemps rejoins le camp de ceux qui, comme moi, ont compris que l’Humanité s’était trouvé un compagnon inespéré dans sa grande solitude cosmique. Je pense que j’y suis pour quelque chose.

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