Chapitre 14 : La place d’un enfant entre toutes ces bombes ?
Bon an mal an nous poursuivîmes les essais de Véronique, avec de beaux succès et quelques échecs. De moins en moins au fur et à mesure que le temps passait, nous devenions professionnels tout de même. Même si la distance ne facilitait pas les choses avec Marie, nous parvenions à nous voir au moins trois ou quatre fois par an. Heureusement, que le téléphone existait et qu’il nous permettait de longues conversations le soir, quand la base était désertée.
Elle sentait bien que les essais sur Zoé s’orientaient de plus en plus vers un second but, en dehors de la production d’électricité. Le combustible usé était traité à Marcoule pour en extraire le plutonium. Depuis l’éviction de Joliot-Curie, le projet de mise au point d’une bombe atomique française prenait de plus en plus de poids au CEA[1]. Pourtant, il ne semblait y avoir eu aucune décision politique claire sur le sujet. Tout au plus, le Général de Gaulle en avait-il parlé lors de la création du CEA en 1945. Depuis, cet organisme d’état se comportait comme s’il était en « roue libre ». Aucun contrôle n’était exercé sur ses orientations. On voyait régulièrement des généraux en réunion avec le nouveau directeur, sans qu’il ne filtre rien de ces entrevues. Toutefois, on sentait dans cet organisme de recherche, que la priorité avait bien été donnée au domaine militaire.
Marie n’était pas rassurée, vu le contexte mondial qui demeurait agité en particulier en Tunisie, alors protectorat français et en Egypte, colonie britannique, en ce début 1952. La France était également directement concernée avec des tirs de CRS sur des grévistes en Guadeloupe. Dans le même temps, parfois les choses changeaient dans le bon sens : l’Inde venait de se doter d’un gouvernement démocratiquement élu, même si les relations avec ses voisins musulmans se tendaient ; la Bolivie s’était révoltée contre l’armée ; un soulèvement populaire avait eu lieu en Iran réclamant le retour de l’ancien premier ministre. En Europe également, de profonds changements étaient en train de voir le jour : d’abord avec le décès du roi George VI au Royaume-Uni et sa succession par Elisabeth II, sa fille, puis par la signature du traité de Paris instituant la Communauté Européenne de Défense (CED)[2], par les pays membres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)[3]. La menace d’une guerre entre pays du continent s’éloignait. Après trois guerres en 70 ans, il était temps de penser enfin à vivre en paix avec nos voisins
Lors d’un de nos coups de fil, Marie m’apprit que les Britanniques avaient mis au point leur propre bombe atomique et qu’ils allaient bientôt la tester. Ils avaient l’embarras du choix pour le lieu de l’essai nucléaire, avec toutes leurs colonies. Ils n’allaient bien sûr pas faire péter une bombe dans le Sussex ou le Suffolk…Dans ce domaine, le CEA était en retard… Ils allaient mettre les bouchées doubles pour rattraper les Anglais, nos éternels concurrents. Se poserait également la question du lieu du futur tir français. Nous aussi, nous allions avoir le choix avec notre empire colonial. Même si celui-ci ne présentait pas forcément les conditions de calme et de sérénité pour un tel essai partout, en particulier en Asie du Sud-Est. Avec un peu de chance, ces tests français auraient lieu dans le Sahara (entre Maroc, Algérie et Tunisie), ce n’était pas la place qui manquait dans ce désert. Ainsi, elle finirait enfin par travailler pas trop loin de moi ?
Je lui racontai aussi cet échange avec le vieux bédouin. Je pus l’entendre sourire au téléphone. Elle savait que quand je cherchais une réponse, je ne lâchais pas facilement l’affaire. Elle me conseilla de patienter. N’avait-il pas dit qu’un jour je saurais ? Donc il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. La réponse viendrait bien, tôt ou tard…
Après l’été 1952, la création de l’événement de « l’Année Géophysique Internationale »[4] devint officielle. Plus de 60 pays décidèrent d’y participer. Ce serait en 1957-1958. L’échéance, pas trop proche, nous donnait la possibilité de mettre au point une fusée qui nous ouvrirait la voie vers des avancées significatives dans le domaine spatial. Nous allions travailler sur un modèle nous permettant de monter plus haut et, pourquoi pas, d’amener plus de matériel en altitude. J’exposai ce projet à notre équipe lors d’une réunion en novembre 1952 :
- Pour cette Année Géophysique Internationale, il faudrait vraiment qu’on fasse quelque chose qui marque les esprits. J’aimerai qu’on franchisse une étape décisive à cette occasion.
- Qu’on envoie un animal dans l’espace ?
- Qu’on envoie un homme ?
- Et pourquoi un homme, pourquoi pas une femme ?
- Qu’on aille jusqu’à la Lune ?
- Je comprends votre enthousiasme mais il va falloir être raisonnable. La Lune, c’est beaucoup trop loin. Vous imaginez la quantité d’énergie qu’il faudrait mettre en jeu pour s’arracher à l’attraction de la Terre ?
- Bon, mais envoyer un homme dans l’espace ?
- Comment lui assurer assez de réserves d’air pour qu’il puisse respirer ? Et puis le retour, vous avez pensé au retour sur Terre ?
- C’est vrai qu’il ne faudrait pas qu’il atterrisse sur une voiture de ministre…
- Pas de risque, tant qu’il n’y a pas de fil…
- C’est malin…. (Éclats de rire de l’assemblée)
Ça me poursuivrait longtemps, cette histoire de filoguidage. Qui sait si avec le temps, je ne finirais pas par en rire ? Mais pour le moment, j’avais encore du mal à avaler totalement cet échec.
- On oublie l’homme alors ?
- Une femme ?
- Non, ça serait pareil pour l’air respirable…
- Bah, au moins elle ne nous pompera pas l’air…
- Très drôle…
- Un animal ?
- Oui, mais quel animal ?
- Une souris ?
- Un hibou ?
- Un lapin ?
- Un serpent ?
- Un singe ?
- Un fennec ?
- Un koala ?
- Un wapiti ?
- Un ornithorynque ?
- Un raton laveur ?
- Eh, un peu de sérieux, non ?
- Chef, oui chef !
Ça y est ils recommencent…
Finalement, il fut décidé de commencer par augmenter la puissance de notre fusée et de viser les 120 voire 150 km d’altitude. Ainsi prit forme Véronique NA, NA pour Normale Allongée. Pour ce qu’elle allait emmener avec elle, nous verrions plus tard.
Nous avions prévu que la poussée serait identique à celle de Véronique N mais, comme l’allongement de la fusée allait nous donner l’occasion d’emmener une fois et demie plus de combustible, nous pourrions ainsi quasiment doubler l’altitude atteinte. Nous resterions fidèles au mélange acide nitrique/kérosène qui avait largement fait ses preuves jusqu’à maintenant, tout en améliorant encore le système d’injection afin de stabiliser la combustion.
Cette Véronique NA mesurait près de sept mètres cinquante et pesait quasiment une tonne et demi. Elle était impressionnante, majestueuse, la plus grande fusée française à ce jour.
Le jour J, à l’heure H, Véronique NA décolla dans un vacarme assourdissant. Nous finissions par ne plus être tellement dérangés par le bruit. Sans doute devenions-nous un peu sourds au fur et à mesure des tirs. Cette fois-ci, nous - enfin, Véronique bien sûr, pas nous-mêmes physiquement - atteignîmes 135 kilomètres d’altitude. Nous avions pénétré la thermosphère. Il s’agit de la partie de l’atmosphère dans laquelle se créent les aurores boréales. Les météorites se consument entre cette couche et la couche inférieure, la mésosphère, créant ainsi ces étoiles filantes que j’avais toujours adorées. Peut-être finalement était-ce ce que j’avais aperçu dans ce Triangle d’été durant mon enfance ? Toutefois, cela n’avait absolument pas présenté les caractéristiques d’une météorite.
Aussitôt le tir réussi, j’appelai le ministre, qui pour une fois n’avait pas changé et se maintenait en place malgré les changements fréquents de président du conseil. C’était celui qui était le plus au fait de ce projet, étant déjà ministre de la défense lors du lancement de Véronique.
Marie me contacta un soir de novembre, m’annonçant que les Américains avaient réalisé leur premier essai de bombe H dans les îles Marshall et que les Britanniques avaient aussi fait leur premier tir atomique au large de l’Australie, quelques semaines auparavant. Tout le CEA était en ébullition. Il était temps que la France devienne aussi une puissance nucléaire. Les recrutements se multipliaient ainsi que les heures supplémentaires. Le projet « Gerboise bleue »[5] devait avancer à marche forcée. Marie m’annonça qu’elle allait être envoyée à Marcoule pour superviser l’extraction du plutonium. Elle se rapprocherait ainsi un peu de moi. Il ne resterait plus que la Méditerranée entre nous, ainsi que quelques centaines de kilomètres de sable.
Je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir quelques frissons en pensant au sujet de travail de mon amour… Extraire du plutonium, un élément parfaitement artificiel, un poison terrible, pour produire une énergie destructrice folle, jamais rencontrée dans les conflits passés. Où allait donc s’arrêter cette démence des hommes ?
Je regardais, admiratif, Paulo et Josiane, qui, comme si de rien n’était, construisaient leur petite famille avec Robert. Celle-ci ne tarderait pas à s’agrandir bientôt, avec une petite sœur ou un petit frère. Comment, dans ces conditions de course au développement de bombes atomiques, envisager, ne serait-ce qu’une seconde, d’avoir un enfant ? De toute façon, cela nous était définitivement interdit, à Marie et moi. Il fallait que je chasse cette idée de ma tête, d’autant plus que ça ne pouvait que faire lui du mal… Pas la peine de penser à ça et surtout pas de la faire souffrir. Au final, quelle pourrait être la place d’un enfant entre toutes ces bombes ?
[1] Le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) est un organisme divers d'administration centrale (ODAC) de recherche scientifique français dans les domaines de l’énergie, de la défense, des technologies de l'information et de la communication, des sciences de la matière, des sciences de la vie et de la santé, implanté sur dix sites en France. Historiquement dénommé Commissariat à l'énergie atomique (CEA), il a changé de nom en 2010 en élargissant son champ aux énergies alternatives tout en conservant son sigle.
[2] La Communauté européenne de défense (CED) était un projet de création d'une armée européenne, avec des institutions supranationales, placées sous la supervision du commandant en chef de l'OTAN, qui était lui-même nommé par le président des États-Unis. Dans le contexte de la guerre froide, le projet, qui est esquissé en septembre-octobre 1950, ne devient un traité, signé par 6 États, que le 27 mai 1952. Ratifié par la République fédérale d'Allemagne (RFA ou Allemagne de l'Ouest), la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, le traité instituant la CED sera rejeté par l'Assemblée nationale française le 30 août 1954.
[3] La Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) était une organisation internationale fondée sur le traité de Paris (1951), entré en vigueur le 23 juillet 1952 pour une durée de cinquante ans. Elle n'existe plus depuis le 23 juillet 2002. La CECA rassemblait six nations, unifiant l'Europe de l'Ouest durant la Guerre froide et créant les bases d'une démocratie européenne et le développement actuel de l'Union européenne. Elle fut au niveau européen la seconde organisation basée sur des principes résolument supranationaux.
[4] L'Année géophysique internationale ou AGI (en anglais, International Geophysical Year ou IGY) est un ensemble de recherches, coordonnées à l'échelle mondiale, menées entre juillet 1957 et décembre 1958, lors d'une période d'activité solaire maximum, en vue d'une meilleure connaissance des propriétés physiques de la Terre et des interactions entre le Soleil et notre planète, la Terre.
[5] Gerboise bleue est le nom de code de l'essai nucléaire français destiné à tester la première arme nucléaire de la France. Il a lieu le 13 février 1960 à 7 h 4 (heure locale) dans la région de Reggane, à l'époque des départements français du Sahara, durant la guerre d'Algérie, au lieu-dit d'Hammoudia. Cette opération s'inscrivait dans le cadre de la politique de dissuasion nucléaire voulue par le général de Gaulle. Son nom de code fait référence à la gerboise, un petit rongeur des steppes, et à la couleur bleue, qui symbolise généralement la France à l'étranger.
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