Chapitre 13 : Les avancées sur Zoé 1 et 2
Cette histoire de fil fut donc définitivement abandonnnée. Jusqu’à maintenant, nous avions atteint les deux kilomètres d’altitude. Notre objectif maintenant était de viser plus haut, nettement plus haut : au moins cinquante kilomètres. Pour cela, la poussée, l’énergie produite par la combustion devait être améliorée et augmentée tant en durée qu’en énergie. C’est ce qui fut décidé lors d’une réunion mémorable, la première après l’échec cuisant et retentissant du filoguidage :
- Bon, alors, comme on avait dit, on oublie cette histoire de fil et on vise les étoiles, ok ?
- Les étoiles, Robert, tu es sûr ? Ça fait quand même loin.
- C’est une image, on quitte l’atmosphère au moins…
- Sans vouloir faire mon chieur, l’atmosphère, c’est quand même « épais »… L’exosphère, dernière coupe de l’atmosphère, c’est entre 700 et 190000 km du sol. On va aller au-delà ? fit Paul, le remplaçant de Gérard, qui lui-même avait remplacé Jean-Paul au poste d’adjoint chef de projet.
- C’est pas vrai… Vous avez décidé de me faire c… aujourd’hui aussi ?
- Non, mais faut être précis, chef… On est des scientifiques et on aime la précision, nous…
- Ok, alors disons entre 50 et 100 km de hauteur, ce ne sera déjà pas mal. On aura vraiment franchi une étape si on arrive à ça.
- Donc la mésosphère ou la thermosphère ?
- Eh pas la peine de nous en mettre plein la vue avec tes termes à la c… ! fit Paulo.
- Oui, on s’en fout, on veut juste qu’elle décolle !
- Et qu’elle monte à plus de 180 mètres cette fois-ci.
- Et plus de fil…
Je sentais que je commençais à devenir écarlate. La tension montait, j’allais craquer. Ce n’était pas facile tous les jours de diriger une équipe de scientifiques avec un égo surdimensionné, parfois aussi une très grosse mauvaise foi et un humour pourri. L’épisode du fil allait nous (me) poursuivre longtemps.
- Bon, maintenant, ça suffit, arrêtez vos gamineries ! On va la faire voler cette putain de fusée et elle ira au moins à cinquante kilomètres d’altitude, point ! C’est clair ?
- CHEF, OUI CHEF ! en chœur.
Houlà, quelle surprise, ça faisait presque peur...
Nous allions devoir travailler d’arrache-pied. Il fallait vraiment tourner la page précédente. J’appelais Werner à Vernon et lui dit de mettre toutes ses ressources sur l’amélioration de la combustion de Véronique. Il nous fallait faire un vrai bond technologique. Notre réussite serait à ce prix.
Je prévins Marie que nous n’allions pas pouvoir nous retrouver durant plusieurs mois. Par chance, ou coïncidence heureuse plutôt, il en était de même de son côté avec la divergence de Zoé 2[1] et le suivi de ses paramètres durant ses premiers mois de fonctionnement. Lors de notre conversation téléphonique, elle compatît à mes tourments au sujet de notre échec mais me dit toute sa fierté à mon égard quant au fait d’avoir « repris en main » Paulo. Il était temps que celui-ci me respecte un peu plus, m’avait-elle dit.
Nous échangeâmes beaucoup au téléphone sur l’actualité internationale, particulièrement agitée en ce début 1952 : les tensions qui montaient en Tunisie, les CRS qui avaient tiré sur des grévistes en Guadeloupe en février, le coup d’état de Batista à Cuba, les tensions entre Britanniques et Egyptiens, ces derniers en lutte contre l’occupation de leur pays et la loi martiale instaurée. Il y avait tout de même quelques lueurs d’espoir d’un monde meilleur avec le Prix Nobel de la Paix attribué au syndicaliste français Léon Jouaux fin 1951, les premières élections démocratiques en Inde, la Jordanie qui se dotait d’une constitution. Le milieu du siècle témoignait d’une humanité pleine de soubresauts.
Marie et moi étions persuadés que l’ancien monde, avec ses quelques grands pays riches et leurs empires coloniaux, n’en avait plus pour très longtemps. Concernant spécifiquement la France, même si l’armée semblait tenir en Indochine, il n’y avait pas de victoire décisive en vue, juste la poursuite d’un enlisement coûteux en matériels et en vies humaines. Les Etats-Unis semblaient un peu au même point dans leur guerre en Corée… On sentait de plus en plus cette aspiration des peuples colonisés à devenir libres, indépendants.
De là où j’étais, je voyais bien qu’il n’y avait pas de réelle égalité entre nous, les blancs de métropole et les algériens. Pourtant, l’Algérie était un département français, seulement certains citoyens étaient plus égaux que les autres et d’autres l’étaient moins. Il semblait que la répression féroce des manifestations de Sétif, Guelma et Kherrata, lors de la victoire le 8 mai 45 avait fait taire, au moins pour un moment, les velléités nationalistes. Cependant, cette inégalité de droits et de revenus ne pourrait durer éternellement. Même nous, au fond du désert, nous sentions bien que les braises du nationalisme algérien étaient encore chaudes, qu’il ne faudrait pas grand-chose pour rallumer le feu. Je partageais ces ressentis avec Marie, tout en la rassurant quant à ma sécurité sur place. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète pour moi. Cependant, fidèle à une certaine exigence de sincérité et d’honnêteté entre nous, je ne lui cachais rien de mes doutes sur le fait que nous pourrions, nous Français, rester très longtemps en Algérie.
Toutefois, pour l’instant, rien ne nous empêchait, de près ou de loin, de poursuivre notre travail sur Véronique et de propulser la France au sein des pays disposant de la technologie spatiale.
Je lui donnais des nouvelles de toute notre petite équipe, en particulier du petit Robert qui grandissait à vue d’œil:
- Il est vraiment touchant tu sais, Marie. Il faut le voir marcher, trébucher, se relever et repartir…. On dirait nous avec Véronique, ce petit bout de chou. Ça aurait été une fille, Paulo et Josiane auraient pu l’appeler comme ça.
- Il doit être mignon en effet… Tu le vois souvent ?
- Oui, Paulo et sa famille habitent sur la base, comme moi. Je le vois presque tous les jours.
- Ça te fait envie, Robert ?
- De quoi me fait envie ?
- Ben, une famille, des enfants …
Que pouvais-je lui répondre ? Non, bien sûr... Pas possible avec nos boulots respectifs !
- Mais non, tu sais bien Marie, ce n’est pas possible avec mon boulot.
- Je ne voudrais pas que tu regrettes ça, un jour…
- Comment pourrais-je regretter quoi que ce soit avec toi, Marie ?
- Je ne sais pas…
- Ne t’en fais pas mon amour, on partage autre chose tous les deux, non ?
- Si, tu as raison…
Il n’empêche que parfois, j’avoue que j’y pensais… Puis, je passais à autre chose. Ce n’étaient pas les sujets de préoccupation qui manquaient à Hammaguir.
Il m’arrivait également de profiter des ciels clairs pour essayer régulièrement de scruter le ciel dans ce fameux « Triangle d’été », espérant apercevoir à nouveau cette étoile mystérieuse. J’avais rencontré un vieux bédouin qui passait de temps en temps sur notre base et qui, racontait-on, parlait avec les astres. Prenant un jour mon courage à deux mains, je lui avais posé la question de cette fameuse étoile vue dans mon enfance. Il m’avait écouté, m’avait souri et m’avais dit :
- Cette étoile ? Oh, un jour, tu sauras…
J’étais pas plus avancé. Toutefois, il y avait quelqu’un qui ne me prenait pas pour un fou.
Cette fois-ci, la conception de cette nouvelle Véronique N - N pour normale ou nominale - prit quelques mois. Nous avions conçu un système permettant d’atteindre l’objectif que nous nous étions fixés : avec le même combustible qu’auparavant - acide nitrique/kérosène -, en quantité quasi équivalente, de doubler la poussée au décollage. La combustion avait été nettement améliorée ce qui devait, en théorie nous permettre de faire un vrai bond en termes de conquête spatiale.
Une nouvelle fois, Véronique trônait sur son pas de tir, dans sa belle robe orange de 6 mètres de haut. Sa masse avait été portée à 1100 kilos. À l’heure dite, sans ministre ni conseiller dans les parages cette fois-ci, le compte à rebours fut lancé et Paulo, d’un geste sûr et précis, enclencha l’allumage de la fusée. Celle-ci fit plein de fumée, un bruit énorme, une grosse flamme à la base et commença à s’élever lentement dans le ciel algérien. Puis l’ascension s’accéléra, jusqu’à finalement ne plus voir que la lueur du combustible en train de se consumer.
Cette fusée, Véronique N, s’éleva jusqu’à soixante-cinq kilomètres : Elle était sortie de la stratosphère ! Pour la première fois, la France était devenue extra-stratosphérique. Allez, soyons fous, on pouvait même parler d’une France mésosphérique.
C’est ce que je m’empressai de rapporter au ministre par téléphone :
- Allo, monsieur le Ministre
- Oui ?
- C’est Robert, de Véronique
- Pardon, Robert ou Véronique ? Je ne comprends rien…
- Robert, du projet de fusée Véronique
- Ah oui, alors quelles nouvelles ?
- Nous sommes enfin mésosphériques !
- Pardon ?
- Euh oui, excusez-moi, Véronique a dépassé la stratosphère et a fait une incursion dans la mésosphère !
- Et c’est bien ça ?
- Oui, on ne l‘avait jamais fait encore. On est en bonne voie pour arriver à l’altitude nécessaire pour lancer un satellite.
- Bien, très bien… Toutes mes félicitations pour vous et votre équipe, je vais en informer le Président du Conseil de ce pas. Merci Robert !
Ce qu’on peut imaginer également, c’est que le Général de Gaulle reçut lui aussi l’information assez rapidement, via son « âme damnée », un certain J C-D qui avait des oreilles partout. Il sentait bien, le Général, qu’il serait rappelé au pouvoir un jour. Son destin ne pouvait pas être de rester et de mourir dans son coin à Colombey-les-Deux-Eglises. Il avait encore tellement de réformes à mettre en place, pour lancer la France vers le 21ème siècle. Il tenait donc à être au courant de tout, en particulier de deux projets emblématiques qu’il avait contribué à initier au sortir de la guerre : Gerboise et Véronique.
Il apprit donc avec plaisir le fait que Véronique avait atteint l’altitude de 65 km en Algérie. Il suivait aussi de près les avancées sur Zoé 1 et 2.
[1] La pile Z.O.E (« Zéro énergie, Oxyde d'uranium, Eau lourde ») était constituée de 1 950 kg d'oxyde d'uranium plongés dans cinq tonnes d'eau lourde (de l’eau dont les atomes d’hydrogène comportent également un neutron dans le noyau atomique). Le tout était contenu dans une cuve d'aluminium entourée d'un mur de graphite de 90 cm d'épaisseur. Ce graphite très pur, dit de qualité nucléaire, était lui-même entouré d'une enceinte en béton de 1,5 mètre d'épaisseur destinée à absorber les rayonnements. Le refroidissement de cette pile de puissance très faible était assuré simplement par la convection de l'eau lourde dans la cuve et par une circulation forcée d'air autour de la cuve. Plus tard, un système de circulation de l'eau lourde autorisera une montée en puissance jusqu'à 150 kW.
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