Chapitre 41 : une chansonnette, qu’elle trouvait par ailleurs totalement puérile
La création de l’Agence Spatiale Européenne et du programme Ariane, sous pilotage du CNES français, avait donné un grand coup d’accélérateur à toute l’industrie spatiale nationale. La France, qui fournissait plus de 60% du budget du projet Ariane, avait reçu la garantie d’obtenir, a minima, 80 % de ce montant en contrat pour ses propres industries. Début janvier, l’effervescence était à son comble sur le site de la SNIAS[1] au Mureaux, près de Paris, avec la première pierre de la construction du tout nouveau SIL, le Site d’Intégration des Lanceurs. C’est en effet là que serait assemblée Ariane avant son transport à Kourou pour le lancement. Il était prévu initialement que le premier étage d’un côté, voyagerait par bateau, et que l’ensemble « deuxième et troisième étage » arriverait en Guyane par avion. Le site de Vernon aussi allait se développer avec la création de plusieurs plateformes d’essais et pas de tir des nouveaux moteurs Viking. Enfin, le pas de tir d’Europa au CSG allait devoir être mis à niveau pour accueillir Ariane.
Ce projet prévoyait un cadencement sur sept ans et demi : Les trois premières années devaient être consacrées à la qualification des sous-ensembles des trois étages, structures, équipements et moteurs avec un début d’essai des éléments propulsifs en 1976. L’année suivante devrait être celle de la qualification des trois étages et de la recette du site de lancement à Kourou. Quatre vols étaient d’ores déjà planifiés, dont deux de mise au point en mars et novembre 1979. La décision de production des fusées en série devait être prise au même moment.
Nous disposions de peu de temps pour que le pas de tir d’Europa se transforme en pas de tir d’Ariane. Nous avions tous la volonté de passer d’un usage de recherche à un fonctionnement industriel. Au niveau conception des structures, équipements et moteurs, ainsi que lancements, au lieu d’un long chapelet d’échecs ponctué de quelques réussites, il allait falloir faire l’inverse, ne tolérer que quelques ratés sporadiques au milieu d’une longue série de succès. Le challenge était de taille. Mais cette fois-ci, au moins, il y avait un pilote unique dans l’avion, le CNES, et un seul maître d’œuvre industriel, la SNIAS. On était loin du « bazar » du projet Europa, piloté par différents comités « machin », ELRO, ESRO et que sais-je encore. Avec Ariane, on ne recyclait pas non plus un vieux missile britannique.
Dans ce contexte joyeux et enthousiasmant, mais sans aucun rapport avec le domaine spatial, eut lieu un événement qui prit tout le monde de court en métropole. Les autonomistes bretons du FLB[2], pour protester contre la dissolution de leur mouvement par décret gouvernemental, avaient fait sauter un relais de télévision dans le Finistère. Tout l’ouest de la Bretagne avait été privé de télévision durant plusieurs semaines après l’attentat contre l’antenne de Roc Trédudon, près de Morlaix. Il semble qu’à cette occasion, les Bretons dans leur ensemble aient redécouvert la vie de leurs grands-parents avec les veillées nocturnes. Il paraît également que les librairies de la région firent recette.
Ces événements alimentèrent une bonne partie de nos conversations en ce début d’année, avec Marie.
- Tu te rends compte, ils ont redécouvert les veillées avec les gens qui racontent des histoires au lieu de gober tout cru ce que leur balance la télé.
- Oui, Marie, j’ai vu ça.
- Quand je pense qu’ils ont dissout le FLB parce qu’ils ont été vexés par les résultats du procès de 1972…
- Tu ne crois pas que tu exagères ?
- Non, je t’assure ! Ce procès n’a été qu’une mascarade ! Tu as vu tous ceux qui sont venus témoigner ? Même le général de la Bollardière, celui qui avait dénoncé la torture en Algérie. Il y a même eu des notables de la gauche politique qui sont venus parler à la barre pour défendre les accusés.
- Si, si, j’ai lu ça dans les journaux, tu sais, on a des journaux, à Cayenne, Marie…
- Je sais Robert, mais je ne sais pas ce qui a été vraiment relayé jusqu’à chez vous.
- À peu près tout… Avec un peu de décalage, mais on arrive à avoir les mêmes informations qu’en métropole.
- Alors, tu as vu ce qui se passe dans cette usine de montres ? À Besançon ?
- Pas du tout, non. De quoi tu me parles ?
- Une usine de montres, Lip je crois, qui devait fermer en licenciant tout le monde. Les ouvriers ont mis la main sur le stock produit et ont décidé de faire tourner l’usine pour eux-mêmes. Ils fabriquent et vendent. Leur slogan c’est « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Ils ont été repris par un entrepreneur qui a été chargé par le gouvernement de redresser l’usine, mais avec la même philosophie. Ils appellent ça l’autogestion.
Mince, j’avais loupé cette information extraordinaire !
- L’autogestion ? C’est nouveau ça ?
- Oui, c’est le mot d’ordre du PSU.[3].
- Le PSU ?
- C’est un parti qui commence à faire parler de lui. Il se situe politiquement entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste. Il prône une VIème république et l’autogestion dans les entreprises.
- Eh ben, sacré programme. Ça l’air de t’emballer, ça ?
- Tu imagines ? Tous égaux dans l’entreprise et tous réunis pour décider ce qu’on fait, quelle stratégie on met en œuvre…
- Tu y crois vraiment ? Tu sais, ceux qui dirigent ont fait des études pour ça.
- Tu parles, la plupart du temps, ils ont hérité de l’entreprise de papa ou grand-papa !
Le sujet devenait chaud, il allait falloir que je trouve un moyen de faire diversion.
- Je t’ai dit que dans quelques années, nous allons devoir faire décoller Ariane de Kourou ?
- Tu n’essayerais pas de changer de conversation, toi ?
Je pouvais l’entendre sourire. Elle n’était pas dupe, mais elle décida de rentrer dans mon jeu.
- Et ça change quoi, Ariane ?
- Oh, il ne s’agit pas du tout des mêmes dimensions. Là, on parle de 47 mètres de haut, et de satellites de 1700 kg placés sur orbite.
- Ah oui, il me semble qu’Europa mesurait une trentaine de mètres ? Du coup, Kourou n’est pas adapté pour cette taille de fusées ?
- Non pas du tout, mais dans trois ans et demi, il faudra que ça le soit. Premiers essais prévus en 1979.
- Mon pauvre Robert, tu n’as pas fini de te faire des cheveux blancs…
- Je commence même à les perdre, Marie.
- Tu parles, tu as juste les tempes qui se dégarnissent à peine. Ça te donne un petit air de savant fou que j’aime beaucoup.
En juin, coup de tonnerre dans l’espace européen : le nouveau président élu, suite au décès prématuré de Georges Pompidou en avril, décida de réétudier tous les grands projets présidentiels en cours, dont Ariane. Pour ce projet en particulier, Le ministre de l’Industrie suspendit tous les contrats et interdit formellement la passation de nouveaux marchés. Pendant quatre mois, Ariane resta au point mort.
Mi-octobre, la nouvelle tant attendue arriva enfin : « La France continue Ariane » déclara finalement le gouvernement. La liesse était perceptible à Kourou, au CNES, et ailleurs au sein de l’industrie aérospatiale française.
Tout cela ne se fit qu’au prix de quelques sacrifices, comme l’arrêt prématuré du projet Diamant. Il était prévu initialement que le CNES commande sept lanceurs Diamant BP-4. Finalement seules trois commandes fermes furent lancées. Cela allait entraîner une nette sous-utilisation du CSG, et même une sorte de mise en sommeil de Kourou entre les derniers tirs de Diamant et les premiers tirs de qualification d’Ariane prévus en 1979. Il s’était même, un temps, posé la question de louer l’ancien pas de tir d’Europa aux USA pour le lancement de leurs fusées Delta. Finalement, ce projet tomba aux oubliettes, les relations avec les USA, en particulier dans le domaine spatial, étant beaucoup trop compliquées.
Nous nous retrouvâmes à nouveau une bonne partie de l’été, Marie et moi, à Ouessant. Elle m’avait fait la surprise de m’offrir une magnifique montre Lip, modèle Himalaya, élaboré pour le célèbre montagnard Maurice Herzog, une de celles produites dans cette usine autogérée de Besançon. J’ai toujours cette montre, tellement d’années après, elle ne me quitte que quand je vais prendre une douche. J’avais la sensation de garder un petit bout de Marie avec moi, en permanence.
De mon côté, je lui avais trouvé à Paris, lors de mon trajet en provenance de Guyane, une toute nouvelle calculatrice Hewlett-Packard, HP-35. Il s’agissait d’un des premiers modèles de calculatrice de poche, infiniment plus puissante que nos antiques règles à calculs.
- Oh Robert, quelle superbe idée ! Ça va tellement me simplifier la vie pour les calculs de Bugey ! Je suis certaine que tout le monde va vouloir l’essayer là-bas.
L’été débutait parfaitement. Il se poursuivit tout aussi bien, à peine interrompu, quelques jours de temps en temps, par de nouvelles migraines de Marie, la contraignant à rester dans notre chambre, dans le noir et le silence. Durant ces épisodes, il n’était pas question de lui faire écouter la moindre musique. Surtout pas Led Zep ni Uriah Heep, ces fameux groupes qui ne s’écoutent que fort, très fort. Lors de ces moments, j’allais soit faire des balades à pied autour de l’île, soit je restais dans la maison à lire ou à poursuivre l’écriture de l’aventure spatiale française, vue de ma petite lorgnette à moi, Robert.
L’épisode de la démission du président américain mit un terme à quasiment une année durant laquelle il était resté en sursis, suite au scandale du Watergate. Finalement, de nombreux commentateurs se demandèrent si le départ volontaire de son vice-président, en octobre de l’année précédente, n’avait pas été un de ces écrans de fumée derrière lesquels il s’était caché pour éviter de démissionner lui-même à ce moment-là. En août 74, semblant avoir perdu tous ses soutiens, il avait préféré partir de lui-même avant une procédure d’Impeachment[4], lancée par l’opposition démocrate au Congrès.
Après de nombreux échanges sur le sujet, ni Marie ni moi n’étions convaincus que notre jeune président élu en France allait pouvoir répondre à tous les espoirs qu’il avait soulevés durant sa campagne. Malgré toutes ses promesses de réformes sociétales comme la majorité à dix-huit ans, le divorce par consentement mutuel et la légalisation de l’avortement, son septennat serait surtout marqué par des problèmes économiques. D’ailleurs, durant l’été, le premier ministre annonça la fin du maintien à flot par l’État de la Compagnie Générale Transatlantique, qui exploitait le paquebot France. Celui-ci devait être désarmé à la fin de la saison d’été, en octobre. Cette information passa presque inaperçue, le pays —nous y compris — ayant au même moment les yeux braqués sur la prise d’otage à notre ambassade à La Haye, et sur l’attentat du drugstore Publicis à Paris.
En effet, en juillet, un terroriste de l’Armée rouge japonaise (en lien avec le Front Populaire de Libération de la Palestine) avait été arrêté à Orly en possession de documents sur de futurs attentats et d’une somme importante en liquide. Pour obtenir sa libération, le FPLP avait organisé la prise d’otage à La Haye en septembre. Voyant que, malgré cette action d’envergure, le gouvernement français ne libérait pas le terroriste japonais, une grenade fut lancée dans un lieu parisien fréquenté, faisant deux morts et une trentaine de blessés. Finalement, deux jours plus tard, le Japonais fut libéré et les preneurs d’otages de La Haye obtinrent qu’un avion soit mis à leur disposition. Cette fois-ci, les terroristes firent la démonstration que leur stratégie de terreur pouvait être payante…
Après ces vacances heureuses, il me fallut rentrer à Kourou afin de préparer les trois lancements de Diamant-BP4 prévus au 1er semestre de l’année suivante. On n’avait encore jamais lancé à une telle cadence au CSG. Les lanceurs devaient arriver les uns après les autres, en bateau, en avion. Nous allions devoir construire des bâtiments provisoires pour stocker les différents étages si le cadencement des lancements ne suivait pas celui de leurs arrivées. Nous sentions tous la pression du timing et des résultats monter, et la fin de l’année fut principalement consacrée au calage fin de ces enchaînements, pour éviter justement de construire des bâtiments qui deviendraient obsolètes durant la phase de sommeil de Kourou, entre Diamant et Ariane. Entre ces deux périodes, le centre spatial serait en effet mis au repos en ce qui concernait les lancements, mais, dans le même temps, ferait l’objet de travaux importants pour s’adapter au futur lanceur européen de l’ESA.
Comme le relatait la presse diffusée à Kourou, les dernières dictatures européennes encore en place tombaient les unes après les autres. Le Portugal avait commencé le bal avec la révolution pacifique des œillets en avril. La dictature des colonels avait pris fin en Grèce, durant l’été. Seule l’Espagne de Franco résistait un peu, même si son Caudillo semblait avoir une santé de plus en plus précaire.
Dans le même temps, l’Amérique latine ressemblait de plus en plus à une myriade de dictatures militaires, plus ou moins soutenues par les USA, qui semblaient préférer largement les soldats plutôt que les communistes dans ce qu’ils considéraient comme leur « jardin ». Ils étaient désormais huit (Chili, Brésil, Argentine, Nicaragua, Uruguay, Bolivie, Paraguay et Pérou) dans lesquels le bruit des bottes allait faire taire les libertés pour plusieurs années...
Seule petite éclaircie, pleine d’humour dans ce ciel un peu sombre, un chanteur populaire, Pierre Perret sortit un nouvel album en novembre. Celui-ci, initialement n’avait pas de nom, mais fut rapidement nommé par ce titre qui allait être célèbre durant des années : « Le zizi ». Je trouvai cela formidable que la censure soit à ce point passée de mode en France pour qu’on puisse diffuser largement une telle chanson en cette fin 1974. Comme l’avaient titré quelques journaux faisant le bilan de l’année fin décembre « En 1974, Pierre Perret sort son zizi et enflamme la France ». Finalement, je me dis que cela avait quand même du bon d’avoir élu un président jeune. Cela fut un point de désaccord entre Marie et moi. Giscard n’avait fait qu’accompagner le changement de la société et il n’était en rien responsable de la diffusion d’une chansonnette, qu’elle trouvait par ailleurs totalement puérile.
[1] SNIAS : Société Nationale Industrielle AéroSpatiale. C’est une entreprise publique française, issue de la fusion des entreprises Nord Aviation et Sud Aviation en 1970. Ces deux sociétés étaient elles-mêmes issues de la fusion et de la nationalisation des entreprises de construction aéronautiques françaises lors du Front populaire en 1936. La SNIAS deviendra l’Aérospatiale en 1985, puis EADS en 2000 après la fusion avec DASA et CASA et enfin Airbus en 2017.
[2] FLB : Front de Libération de la Bretagne, FLB-ARB (FLB Armée Républicaine Bretonne par analogie avec l’IRA). Organisation autonomiste revendiquant une Bretagne libre et indépendante de l’état français. Cette organisation fera une trentaine d’attentats contre des représentations de l’état français en Bretagne (préfectures, sous-préfectures, perceptions, casernes de gendarmerie, édifices publics) entre 66 et 72. Onze militants du FLB-ARB sont jugés par la Cour de Sûreté de l’État en 1972, condamnés à des peines de prison avec sursis, ils sont relâchés au terme d‘un procès qui a montré du doigt l’extrême centralisation de l’État français.
[3] PSU : Parti Socialiste Unifié, parti créé en 1960 et proche de l’aile gauche du PS. Ce parti a accueilli plusieurs anciens trotskistes et maoïstes. Ce parti était le chantre de l’autogestion et a notamment fortement soutenu l’expérience menée à l’usine LIP de Besançon. Il s’est auto-dissous en 1989. Une grande partie de ses cadres a intégré le Parti Socialiste.
[4] Procédure d’impeachment : procédure prévue par l’article II de la constitution des Etats-Unis qui permet de destituer un haut fonctionnaire, voire même le vice-président ou le président, pour des faits de mise en accusation ou de condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs.
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